Mercure et Argus

Ce tableau, qui met en scène les personnages mythologiques de Mercure et d’Argus, reflète l’intérêt des peintres des siècles passés pour l’histoire d’Io. J’en ai vu une représentation à Baltimore (U.S.A.) et une autre à Melbourne (Australie), dont je propose ici une explication.

Le peintre : Jacob JORDAENS est un peintre, dessinateur et graveur flamand, né à Anvers en 1593 et mort dans la même ville en 1678. Il a été formé auprès de peintres maniéristes flamands, dont Beuckelaer et Van Noort, et, à partir de 1630, a collaboré avec Rubens, qui l’a beaucoup influencé (et qui a aussi peint un tableau sur le thème de Mercure et d’Argus). Jordaens a subi également l’influence italienne alors très répandue en Europe, notamment celle du Caravage (1573-1610). Sa production artistique abondante comprend en particulier des portraits et des tableaux à sujets mythologiques et populaires. Ses compositions sont souvent très chargées, avec des personnages sensuels et typés, mais il y fait preuve d’un souci de moraliste.

L’oeuvre : Mercure et Argus, huile sur panneau de bois, c. 1635-1640, National Gallery of Victoria, Melbourne, Australie.

Il est intéressant de savoir que ce tableau est une réplique, en plus petite dimension, exécutée par le peintre lui-même, de son autre tableau intitulé aussi Mercure et Argus, huile sur toile (202 cm X 241 cm), tableau peint en 1620 et acquis en 1843 par le Musée des Beaux-Arts de Lyon (France). Autrement dit, comme d’autres peintres, tel J-D. Ingres avec ses diverses représentations d’Oedipe, Jacob Jordaens s’est copié lui-même.

Le Mouvement : Baroque spécifiquement flamand, empreint de “caravagisme”, pour les couleurs et le réalisme (il prend pour modèles de ses héros des personnages du monde réel).

Mercure et Argus par Jordaens, NGV, Melbourne (Australie)

Genre ou catégorie : Portraits et paysage.

Le thème : Mythologique.

Comme il l’a fait pour la rencontre entre Vertumne et Pomone, Jordaens emprunte la scène qu’il peint au poète latin Ovide. Celui-ci, au Livre I des Métamorphoses, raconte les tribulations de la jolie nymphe Io, qui eut le malheur de plaire au dieu Jupiter, très enclin à faire des infidélités à son épouse, la déesse Junon. Pour la soustraire aux regards de celle-ci, Jupiter avait métamorphosé Io en une génisse d’une blancheur éclatante, mais il avait été contraint de la donner à Junon, pour éviter ses soupçons. Junon confia la garde d’Io à Argus. Argus avait une tête entourée de cent yeux ; ils se reposaient à tour de rôle, par groupes de deux à la fois ; tous les autres veillaient et restaient en faction. Quelle que fût son attitude, il regardait du côté d’Io ; il avait Io devant les yeux, même le dos tourné.

La pauvre Io se morfond dans cette situation et ne parvient pas à attendrir son gardien. Finalement, Jupiter ordonne à son fils Mercure d’aller tuer Argus. Ne prenant que le temps de fixer des ailes à ses pieds, de saisir dans sa main puissante la baguette qui répand le sommeil et de couvrir sa chevelure avec son chapeau, le fils de Jupiter s’élance sur la terre. Là il enlève son chapeau et dépose ses ailes ; il ne garde que sa baguette. Il s’en sert, déguisé en berger, pour conduire des chèvres ; il construit un chalumeau et se met à en jouer. Cette harmonie alors nouvelle, l’art du musicien ravissent le gardien posté par Junon … Par de longs récits il (Mercure) retient Argus sous le charme de sa parole. Après quelques histoires, Mercure vit que tous les yeux d’Argus, succombant au sommeil, s’étaient fermés. Aussitôt il se tait et, pour l’assoupir plus sûrement encore, il promène sur ses paupières languissantes la baguette magique. Puis, brusquement, tandis que la tête s’incline, il le frappe de son épée recourbée à la jointure du cou et la fait rouler toute sanglante.

Bibliographie : Les Métamorphoses d’Ovide, éd. Gallimard, coll. Folio Classique, Paris, 2004, Traduction de G. Lafaye (pour le texte en italiques dans le thème). Le Dictionnaire Robert des Noms Propres et l’Histoire de la peinture pour les Nuls, p. 179 (pour la biographie de Jordaens). Le Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, le Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (pour les analyses) et le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, éd. Nathan, Paris, 1996, p. 44 (pour la synthèse).

Analyse iconographique : Jordaens représente un grand moment de tension dramatique : c’est l’instant fatidique où, Argus s’étant assoupi, Mercure attrape son épée posée par terre et, une jambe repliée pour se lever plus rapidement, il s’apprête à le tuer. Les deux personnages, très typés (l’un à la peau claire et au corps musclé, l’autre au corps avachi et mat) et contrastés (l’un jeune, l’autre vieux) occupent la majeure partie du tableau.

La scène se situe dans un cadre champêtre, où l’on voit une abondante végétation entourer les personnages, quatre vaches qui paissent ou regardent, depuis l’arrière-plan, ainsi qu’un chien assis au premier plan.

Le spectateur peut “entrer” dans l’histoire par le regard, dirigé vers lui, de trois des quatre vaches, dont celle à la robe claire qui est censée représenter Io. Il est donc amené à ressentir la tension qui émane de Mercure.

Mercure er Argus (sans cadre)

Analyse symbolique :

Mercure : Fils de Maia (une Pléiade) et de Jupiter, Mercure est identifié au dieu grec Hermès. Ses fonctions sont multiples, et je ne citerai que celles qui lui ont servi à duper Argus. Il est messager ou héraut des dieux (ici, de Jupiter), dieu du Sommeil et des Rêves (il va endormir Argus), dieu des Pâtres et de la Fertilité des troupeaux (il s’est déguisé en berger pour approcher Argus et son troupeau), dieu de l’Éloquence, symbole de l’activité constante de l’intelligence humaine, patron de l’art oratoire (il sait raconter de belles histoires) et musicien (il joue harmonieusement de la flûte-chalumeau). On le représente chaussé de sandales ailées, un couvre-chef ailé ou un chapeau à larges bords sur la tête (le pétase) et le bâton du héraut à la main (le caducée où sont enroulés deux serpents). De plus, il est sournois, tricheur et rapide ! (Informations, en italiques, tirées du Dictionnaire de l’Antiquité, p. 491 et 627).

Mercure et Argus (détail)

Cependant, le Mercure peint par Jordaens est un jeune homme bien en chair, mais athlétique et musclé, à la peau claire (alors que, dans l’Antiquité, les hommes sont plutôt représentés avec une peau brunie par le soleil). Ce Mercure ne porte pas le pétase,

Article du Dictionnaire Gaffiot

mais un chapeau de paille jaune clair, et, conformément au récit d’Ovide, il n’a pas d’ailes aux pieds et ressemble à un berger. Il a davantage l’air d’un personnage réel (un jeune Flamand ?) que d’un dieu, fût-il anthropomorphe comme les dieux gréco-romains.

Seule concession picturale à son “caractère grec”, ses pieds, où le deuxième orteil dépasse le premier, sont “grecs”.

Mercure et Argus (détails)

À ses pieds justement se trouve la flûte-chalumeau, dont le son, comme celui de la flûte de Pan, aurait réjoui les dieux, les nymphes, les hommes et les animaux (Antiquité, p. 450). De plus, Mercure/Hermès, tout bébé, aurait inventé la lyre (avec une carapace de tortue), invention que l’on attribue également à Orphée. Or ce dernier jouait de la lyre si merveilleusement qu’il pouvait charmer les bêtes sauvages et mouvoir même les arbres et les pierres par sa musique (Antiquité, p. 703).

En résumé, la flûte, moyen d’amadouer puis d’endormir Argus, est un premier instrument fatal, d’ailleurs appelé (dans la traduction du texte d’Ovide) baguette magique.

L’épée recourbée, qui figure également aux pieds de Mercure, est le deuxième instrument fatal. C’est un de ses habituels attributs, la harpè, une sorte de cimeterre. L’arme, c’est l’anti-monstre, qui devient monstre à son tour. Forgée pour lutter contre l’ennemi, elle peut être détournée de son but et servir à dominer l’ami, ou simplement l’autre … En toute hypothèse, l’arme matérialise la volonté dirigée vers un but (Symboles, p. 76-77). En outre, la parole, l’éloquence sont parfois désignées par l’épée car la langue a, comme l’épée, deux tranchants (Symboles, p. 409). L’épée est donc doublement caractéristique de Mercure, dieu de l’Éloquence.

Argus : Dans la mythologie grecque, berger à qui Héra (Junon) confia la garde d’Io. Il reçut l’épithète de Panoptès parce qu’il avait des yeux sur tout le corps (Antiquité, p. 83). Ovide, lui, mentionne qu’Argus avait une tête entourée de cent yeux. Les “informations” sur lui font toujours allusion à ses yeux de manière hyperbolique, mais personne ne précise son âge.

Le personnage représenté par Jordaens n’a d’yeux ni sur tout le corps ni autour de la tête. On constate même qu’à cause de sa posture tête baissée, on ne peut pas voir ses yeux !

C’est, en effet, ici un vieil homme, aux cheveux gris, au corps émacié et marqué de plis, mais avec des jambes puissantes et une stature encore imposante, accentuée par sa position (il est assis sur un rocher pour mieux surveiller le troupeau, selon Ovide), position supérieure, dans ce tableau, à celle de Mercure, assis par terre. Ce n’est pas le portrait d’un monstre, mais celui d’un vieillard “réel”, les deux personnages étant transposés du mythe à la réalité.

Son bâton de berger, soutien de la marche du pasteur, est aussi un symbole de souveraineté, de puissance et de commandement (Symboles, p. 110-112). Contre un adversaire tel qu’Argus, Mercure doit utiliser la ruse.

Le chien : Assis devant Argus, il joue le rôle de chien de berger. Coïncidence, ou non, le chien d’Ulysse, qui attend patiemment le retour de son maître et qui le reconnaît, puis meurt quand il le revoit enfin (Odyssée, chant XVII), s’appelle Argus ! Dans le contexte du tableau, il symbolise la vigilance du gardien de troupeau et la fidélité. Mais, dans la mythologie grecque, il est également psychopompe, comme Hermès/Mercure, c’est-à-dire qu’il conduit les âmes des morts aux Enfers. D’autre part, en tant que canidé, c’est un héros civilisateur, lié au cycle agraire (Symboles, p. 242).

Le troupeau de vaches : Celle qui a la robe claire, derrière Argus, est censée être Io, devenue une génisse d’une blancheur éclatante. Les bovins accréditent ici le caractère champêtre de la scène, mais symbolisent en même temps la fertilité, comme la végétation abondante qui les entoure. Plus tard, dans le mythe, Io donnera naissance à un fils (de Jupiter).

Analyse chromatique :

Cette peinture est très colorée, et certaines de ces couleurs peuvent avoir une valeur symbolique dans le contexte de l’histoire racontée. On remarque que les draperies qui servent de vêtement ou de couverture sont toutes de couleur unie.

En ce qui concerne Argus, le rouge dont il est enveloppé est clair, mâle, tonique, couleur guerrière (Symboles, p. 831 sq.). Mais il pourrait également être un hommage de Jordaens au Caravage, qui emploie abondamment le rouge dans sa peinture.

La profondeur du bleu sur lequel Mercure est assis, a une gravité, et elle est solennelle, supra-terrestre. Avec le rouge, le bleu peut manifester les rivalités du ciel et de la terre (Symboles, p. 129-130), alors que Mercure sert précisément d’intermédiaire entre ces deux mondes.

Le blanc, s’il est la couleur de la tunique grecque, est aussi couleur de passage, au sens auquel on parle de rites de passage ; et il est justement la couleur privilégiée de ces rites, par lesquels s’opèrent les mutations de l’être, selon le schéma classique de toute initiation : mort et renaissance (Symboles, p. 125). Or Mercure, qui est aussi dieu des Passages, va décapiter Argus, et la déesse Junon recueillera les yeux de son ex-serviteur. Elle en couvre le plumage de l’oiseau qui lui est cher et les répand comme des pierres précieuses sur sa queue étoilée, écrit Ovide à la fin de cette histoire. Le récit est tout entier un mythe étiologique (du grec aitia, la cause), qui explique pourquoi le paon, oiseau favori de Junon, a des “yeux” sur sa queue.

Quant aux autres couleurs, le vert de la végétation, les pelages marron, beige, ivoire des animaux, le dégradé des teintes du ciel, s’ils n’ont pas de symbolisme particulier, témoignent cependant de la richesse “caravagesque” de la palette de Jordaens et de son aptitude à peindre des sujets champêtres.

Composition, style et synthèse :

Au-dessus de l’intersection des diagonales se trouve la tête d’une vache, qui regarde vers le spectateur. C’est souligner l’importance de l’animal, puisque, à l’origine de la rencontre entre Mercure et Argus, il y a le triste sort de la nymphe Io, métamorphosée en génisse. Les diagonales soulignent aussi le jeu des regards (ou d’absence de regard) entre Mercure et Argus et entre le chien et Mercure (le chien empêchera-t-il Mercure de bondir sur Argus ?).

Le modelé des chairs et les couleurs sont héritées du “caravagisme”.

Ce tableau illustre le mythe d’Ovide avec des détails précis (la flûte, l’épée recourbée) : il adhère donc à la narration.

Outre le mythe étiologique des “yeux” du paon, de cette histoire dérive, dans la langue française, le nom commun “argus”. Un argus est un surveillant particulièrement vigilant ; au sens figuré, le mot désigne une publication fournissant des renseignements spécialisés, en particulier la cote des voitures d’occasion (Dictionnaire culturel de la mythologie …, p. 44).

Pour finir, cette peinture de Jacob Jordaens a connu une telle célébrité que le peintre français Antoine Watteau l’a reproduite dans sa fameuse Enseigne de Gersaint (1721), un vaste plat fond publicitaire pour son ami Gersaint, alors marchand de tableaux sur le pont Notre-Dame à Paris. Dans le coin supérieur droit (que j’ai encadré en rouge) de l’Enseigne, on peut, en effet, distinguer Mercure et Argus.

L’Enseigne de Gersaint par Watteau, Berlin (Allemagne)

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