Des héroïnes discrètes

“Des héroïnes” peuvent-elles être “discrètes” ? Cette épithète accolée au nom “héroïnes” semble presque contradictoire, et, pourtant, des femmes légendaires ou réelles bien connues des anciens Grecs et Romains ont été oubliées au cours du temps.

En cette Journée Internationale des Femmes, après avoir déjà évoqué des Grecques et des Romaines illustres, je consacre cet article à quatre héroïnes antiques “oubliées”, qui ont mérité l’admiration d’historiens, de poètes et de divers artistes.

Parmi les belles Hellènes, Hippodamie (Ἱπποδάμη, en grec, Hippodamia ou Hippodamē en latin) était, selon les mots du poète Ovide, éclatante de beauté. Elle vivait dans des temps immémoriaux au nord de la Grèce, en Thessalie — région qui, dans la mythologie grecque, était le royaume des Centaures et des Lapithes et le pays des magiciens (selon le Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 995). Comme son nom l’indique (Ἱππος = cheval), Hippodamie était apparentée avec les Centaures, créatures monstrueuses (mi-homme mi-cheval) et réputées pour leur intempérance et leur brutalité.

Son histoire est trop connue, écrit Virgile dans son préambule des Géorgiques — long poème (composé vers l’an 30 avant notre ère) où il chante la Nature et la vie des agriculteurs. Il mentionne le nom d’Hippodamie, mais ne dit rien sur elle !

Quelques années plus tard, Ovide, à son tour, raconte en latin le fameux combat entre les Lapithes et les Centaures — combat dont l’enjeu était Hippodamie — dans un récit qui constitue un des morceaux de bravoure des Métamorphoses. 

En effet, lors du mariage de la princesse Hippodamie avec Pirithoüs (ou Pirithoos), roi des Lapithes et ami du héros Thésée, les Centaures furent invités au festin de noces. Ils s’enivrèrent et Eurytus, le plus sauvage des sauvages Centaures, échauffé par le vin, s’enflamme encore plus à la vue de la jeune fille, et le désir s’ajoute aux fureurs de l’ivresse. En un instant tout est en désordre dans le festin ; les tables sont renversées et la nouvelle épouse est traînée brutalement par les cheveux. Comme Eurytus ravit Hippodamē, chaque Centaure ravit celle qui lui plaît et comme il peut ; on aurait cru voir une ville prise d’assaut (Métamorphoses, XII, traduction en italiques de G. Lafaye, 1925-1930).

La scène du rapt d’Hippodamie est le motif d’un plat décoratif en faïence émaillée, datant de la fin du XVIè siècle, d’origine française (Fontainebleau), exposé au Metropolitan Museum de New York.

Mais, comme on le voit sur la photo de droite, alors qu’Hippodamie est saisie par son ravisseur, Thésée tire son épée et s’interpose pour sauver la mariée. Il écarte les Centaures menaçants et arrache à leurs fureurs les victimes qu’ils entraînent. S’ensuit alors une bataille épique — avec force cervelles et yeux arrachés, flots de sang et de vin — opposant cinquante-trois Centaures et vingt-trois Lapithes qu’Ovide mentionne par leurs noms ! Il donne ainsi un caractère réaliste à ce qui est une allégorie. Car depuis l’Antiquité, ce combat mythique symbolise la victoire de la Civilisation sur la Barbarie.

Cet épisode sanglant de la mythologie grecque a été illustré par des sculptures sur le Parthénon d’Athènes, exposées de nos jours au British Museum à Londres

Vaincus, les Centaures quittèrent la Thessalie pour se réfugier dans le Péloponnèse, au sud de la Grèce. Quant à Hippodamie, on ne sait pas ce qu’il advint d’elle, si ce n’est qu’elle vécut jusqu’à sa mort avec Pirithoüs.

Mais de même que l’enlèvement d’Hippodamie a déclenché le combat des Centaures et des Lapithes, de même l’enlèvement d’Hélène a déclenché la Guerre de Troie — ce qui fait de ces personnages féminins non pas de simples victimes, mais des héroïnes, notamment de la littérature et des beaux-arts.

Aux confins de la légende et de l’Histoire se trouvent les origines lointaines de Rome, et, en particulier, la geste de Romulus, fondateur de la Ville.

Dans son Histoire romaine, l’historien Tite-Live rapporte l’enlèvement de Sabines par Romulus et ses hommes, parce que la toute nouvelle cité manquait de femmes. Cela déclencha des combats multiples entre les Romains et leurs voisins, Sabins ou Antemnates (habitants d’Antemnes, ville des Sabins). À la première attaque, au premier cri de guerre, les Antemnates sont mis en fuite, leur ville prise. Alors Hersilie, femme de Romulus, obsédée par les supplications de ses compagnes enlevées, profite de l’enivrement d’une double victoire pour supplier le vainqueur de faire grâce à leurs parents et de les recevoir dans la ville naissante : c’est le moyen, selon elle, d’en accroître la puissance par la concorde. Elle l’obtient sans peine (Histoire romaine, I, 9-11, traduction en italiques de M. Nisard, 1864).

Dans le palais de Gödöllö, en Hongrie — rendu célèbre par l’Impératrice Sissi qui en fit son domaine d’élection au détriment de l’Autriche et du palais impérial de Vienne — j’ai vu deux gravures au thème romain. La première, sous-titrée Hersilia (nom latin d’Hersilie), représente la scène décrite par Tite-Live. 

Sur la photo de droite, le groupe de personnages se détachant sur fond de combat entre Romains et Sabins montre Romulus en imperator (général en chef) interpellé par une femme debout, tandis qu’une autre femme accroupie, un enfant accroché à son cou, touche le genou de Romulus (signe de supplication). Laquelle de ces deux héroïnes est Hersilie ? Je pense que c’est celle qui parle — car c’est ce qui correspond le mieux au récit de Tite-Live, censé rapporter ses paroles (c’est le moyen, selon elle, d’en accroître la puissance par la concorde). Si l’on en croit Tite-Live, Romulus aurait donc cédé non par pitié (devant la posture de la femme à l’enfant), mais par calcul politique (acceptant les arguments de son épouse, une Sabine) — victoire finalement prestigieuse pour le couple !

L’auteur des gravures est anonyme, et leur date inconnue. Cependant, elles ont des critères du classicisme, ou du néo-classicisme, européen. Les vêtements drapés ainsi que les cheveux bouclés et coiffés des héroïnes, les cuirasses et casques ainsi que la barbe des guerriers derrière l’imperator romain portant le paludamentum (manteau pourpre) — tout cela permet de penser que le peintre, sans éviter l’anachronisme, a pu s’inspirer de tableaux tels la rencontre de Vénus et Énée, peinte par Piero de Cortone (1631) ou L’enlèvement des Sabines peint par Nicolas Poussin (1637) et, plus tard, par Jacques-Louis David (1799) — visibles au musée du Louvre, à Paris.

Hersilie connaît donc une gloire posthume par ces célèbres peintures. Mais, déjà dans l’Antiquité, Ovide l’a glorifiée en imaginant son apothéose. Après la mort de Romulus — qui, fils du dieu Mars, est divinisé sous le nom de Quirinus —, son épouse est jugée digne de le rejoindre. Iris, messagère de Junon qui soutient le peuple sabin, vient la chercher et  l’emmène sur la colline de Romulus. Là un astre tombe du haut des cieux sur la terre ; sa lumière met en flammes les cheveux d’Hersilie, qui s’envole avec l’astre dans les airs. Le fondateur de la ville de Rome la reçoit entre ses bras qu’elle connaît si bien ; il lui donne à la fois un autre corps et un autre nom ; il l’appelle Hora. C’est la déesse dont le culte est aujourd’hui associé à celui de Quirinus (Métamorphoses, XIV, traduction en italiques de G. Lafaye, 1925-1930).

La deuxième gravure au thème romain — de facture picturale similaire — illustre un autre événement de l’Histoire romaine rapporté par Tite-Live. Apparemment, elle concerne un homme, puisqu’elle s’intitule Coriolanus ; mais en fait il s’agit d’une victoire d’héroïnes inattendues.

Gnaeus Marcius Coriolanus, un des grands héros légendaires de Rome, d’origine patricienne, fut général et gagna son surnom (Coriolanus, Coriolan) en s’emparant de la ville volsque de Corioli en 493 av. J.-C. À cause de sa conduite arrogante envers le peuple lors d’une pénurie de blé, les tribuns l’accusèrent d’aspirer à la tyrannie et l’exilèrent. Il se réfugia auprès de ses anciens ennemis, les Volsques, et prit leur tête dans une expédition contre Rome qui l’amena à huit kilomètres de la ville (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 255).

Cet épisode se passe en -488. Tite-Live rapporte que trois députations, dont une de prêtres, lui furent envoyées, pour traiter de la paix. En vain. Alors, les dames romaines se rendent en foule auprès de Véturie, mère de Coriolan, et de Volumnie, sa femme. Cette démarche fut-elle le résultat d’une délibération publique, ou l’effet d’une crainte naturelle à ce sexe ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles obtinrent que Véturie, malgré son grand âge, et Volumnie, portant dans ses bras deux fils qu’elle avait eus de Marcius, viendraient avec elles dans le camp des ennemis, et que, femmes, elles défendraient, par les larmes et les prières, cette ville que les hommes ne pouvaient défendre par les armes.

Ayant reconnu sa mère, Coriolan, très ému, veut l’embrasser. Mais elle le repousse et, indignée par son attitude, lui fait de longues et pathétiques remontrances. À ces mots, l’épouse et les enfants de Coriolan l’embrassent ; les larmes que versent toutes ces femmes, leurs gémissements sur leur sort et sur celui de la patrie, brisent enfin ce cœur inflexible (Histoire romaine, II, 33-40, trad. M. Nisard).

Coriolan renonce à son combat contre Rome, et finira ses jours de façon obscure (exécuté ou exilé, on ne sait pas). 

Mais Tite-Live historien se double d’un moraliste lorsqu’il conclut la relation de ces événements, en écrivant : Les Romains n’envièrent point aux femmes la gloire qu’elles venaient d’acquérir ; tant l’on connaissait peu alors l’envie qui rabaisse le mérite d’autrui. Pour perpétuer le souvenir de cet événement, un temple fut élevé, et on le consacra à la fortune des femmes.

Bien sûr, Tite-Live et Ovide, qui écrivirent tous les deux au 1er siècle (avant et après J.C.), ne sont pas des témoins directs de ces actions — qu’elles aient un fondement historique ou qu’elles relèvent de la fiction. Mais on ressent, en les lisant, la sympathie qu’ils éprouvent pour ces femmes qui ont su agir dans des contextes (masculins) de combats ou de guerres, et dont ils ont fait des héroïnes intelligentes et valeureuses.

 

 

 

 

 

 

 

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