“Médée” par Alphonse Mucha

 En visitant le Musée Mucha à Prague, j’ai vu “Médée” !

Il y avait, en effet, une exposition des œuvres artistiques de la “période parisienne” (1887-1904) d’Alphonse Mucha, où figuraient des affiches mettant en scène la célèbre actrice Sarah Bernhardt.

Les yeux de “Médée” m’ont particulièrement frappée.

Je propose ici une analyse personnelle de cette affiche.

1-L’artiste : Peintre, dessinateur, lithographe et affichiste tchèque, Alphonse Mucha (francisation du nom tchèque Alfons Mucha), est né le 24 juillet 1860 à Ivancice (Moravie). Très jeune, il développe une passion pour le dessin. Il étudie à Vienne (1879-1881) où il a été engagé comme assistant-décorateur dans l’atelier de peinture Kautsky-Brioschi-Burghart, qui fournit des décors de théâtre. Il fait ensuite un voyage d’études en Italie, puis se rend à Munich où il étudie à l’Académie des Beaux-Arts. En 1887 il arrive à Paris, qui est alors à la fois le laboratoire et le théâtre de l’art moderne en Europe. À l’Académie Julian, il se lie d’amitié avec les Nabis, Paul Sérusier et Paul Gauguin. À l’Académie Colarossi, il suit les cours de Jean-Paul Laurens, peintre d’Histoire. Mucha admire Delacroix (scènes historiques) et Gustave Doré (graveur-illustrateur). En décembre 1894  il commence une fructueuse collaboration avec la diva excentrique, la grande tragédienne Sarah Bernhardt, icône irrésistible qui incarne le bon goût, la sensualité et l’idée de décadence. Elle signe avec lui un contrat exclusif d’une durée de six ans (pour des affiches et décors de théâtre) et il devient un artiste reconnu après la création de sept affiches : “Gismonda” (1894), “La Dame aux camélias” (1896), “Lorenzaccio” (1896), “La Samaritaine” (1897), “Médée” (1898), “Hamlet” et “La Tosca” (1899) — pièces où Sarah Bernhardt tient le rôle principal. Cette “période parisienne” est la plus connue de son œuvre ; il s’est fait un nom en France grâce à la qualité artistique, l’élégance et l’impact de ses affiches

Après l’Exposition Universelle de 1900, Mucha quitte Paris, où il a travaillé avec Henri de Toulouse-Lautrec et le sculpteur Rodin, pour Prague, puis New York. Alternant son séjour par des retours en Europe, Il va vivre aux États-Unis de 1904 à 1909 et sera surnommé ‘the world’s greatest décorative artist‘ (le plus grand artiste décorateur du monde). Enfin, désireux de mettre son talent au service de sa patrie, il revient en Tchécoslovaquie et peint les immenses tableaux de “L’Épopée slave”. Le 15 mars 1939, des unités de la Wehrmacht envahissent la Tchéquie et Mucha est arrêté par la Gestapo. Soumis à un rude interrogatoire, il ne s’en remettra pas. Il meurt à Prague le 14 juillet 1939.

2-L’œuvre : Médée, 1898, lithographie en couleurs, 76 cm x 206 cm, Musée Mucha, Prague (République tchèque).

3-Le Mouvement : Art nouveau. On l’appelle communément “style 1900”.

À partir de 1890 et jusqu’en 1905 se développe un renouveau de l’artisanat et des arts industriels en Europe. À l’origine, le mouvement ‘Arts and Crafts’ inspire le ‘Modern Style’ en Angleterre, puis ‘l’Art nouveau’ en France, ‘Jugendstil’ en Allemagne, ‘Sezession’ en Autriche et ‘Floreale’ en Italie (L’Histoire de la Peinture pour les Nuls, éd. First, p. 475).

Alphonse Mucha en est un des plus célèbres représentants. 

4-Genre ou catégorie : Affiche-lithographie. 

Au milieu du XIXè siècle l’affiche connaît un essor en lien avec la Révolution industrielle. Elle commence à être un instrument de communication publicitaire, mais elle est enrichie d’un aspect artistique et idéologique. La “réclame” devient indispensable dans un système économique de concurrence (cf. le roman d’Émile Zola Au Bonheur des dames), et l’urbanisation augmente l’impact de l’affichage. À la fin du XIXè siècle, Henri de Toulouse-Lautrec confère à ses affiches couleurs vives et puissance d’évocation. L’Art nouveau avec Alphonse Mucha apporte sensualité féminine et profusion de décors floraux.

À Paris, où il est arrivé en 1887, Mucha vit d’abord difficilement de commandes occasionnelles d’illustration de livres, avant que n’arrive, en 1894, la demande de création d’une affiche pour la pièce Gismonda, jouée par Sarah Bernhardt. La satisfaction de la Divine lui vaudra d’autres commandes, succès, et gloire ! Vers 1896, il se lance dans la production d’affiches publicitaires pour le Champagne Moët et Chandon, le papier à cigarettes Job, les biscuits Lefèvre-Utile (LU) etc.

5-Bibliographie : Mucha par Roman Neugebauer, biographie publiée originellement en allemand, éditions Vitalis-Verlag, 2019 (pour les citations en italiques dans les parties 1, 4, 8 et 10) ; Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, éd. Nathan (1995) ; Dictionnaire des Personnages, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (1984 sq.) ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Notice du musée.

Ci-dessous l’affiche sur “Médée” que j’ai dû photographier sous plusieurs angles, à cause de l’éclairage de la salle d’exposition.

6-Le Thème : Mythologique et littéraire.

Fille du roi de Colchide, sur les bords de la mer Noire, Médée joue un rôle essentiel dans le cycle des Argonautes : sa passion pour Jason et les conséquences funestes qui en découlent font d’elle le type de la femme fatale, traîtresse à son père et à sa patrie, abandonnée par l’amant qu’elle a aidé, mais aussi épouse jalouse et redoutable par ses pouvoirs de magicienne

C’est grâce aux sortilèges de Médée que Jason a pu s’emparer de la Toison d’Or et s’enfuir de Colchide sain et sauf. Elle l’a suivi en Grèce et il l’a épousée. Après plusieurs mésaventures, ils se réfugient à Corinthe. Ils y vivent heureux pendant dix ans. Cependant, lassé de Médée et soucieux de ménager ses intérêts auprès du roi de la ville, Créon, Jason la répudie pour se fiancer à Glauké, la fille de Créon. Folle de colère et de chagrin, Médée trame une terrible vengeance : elle offre à Glauké une parure de mariage qui brûle aussitôt sa malheureuse rivale ainsi que son père Créon, accouru à son aide ; puis elle tue ses propres enfants, les deux fils nés de son union avec Jason. Les meurtres accomplis, elle s’enfuit dans un char magique, tiré par des dragons ailés, que lui avait offert son grand-père, le Soleil (Dictionnaire culturel de la mythologie, p. 157-159).

D’autres aventures la mèneront à Athènes, puis Médée reviendra en Colchide. Sa mort demeure mystérieuse.

Ce mythe a été le sujet de plusieurs tragédies.

Le dramaturge grec Euripide dans sa Médée (c. 431 avant notre ère) en fit avant tout un personnage humain. Il y met en scène l’épisode de Corinthe. Repoussée par Jason, une lutte se livre dans l’âme de Médée jalouse, entre l’amour maternel et l’orgueil blessé, qui l’emporte enfin : ayant tué sa rivale et ses propres enfants, elle jouit de sa vengeance et de la douleur de l’époux qui l’a trahie et humiliée. L’interprétation psychologique d’Euripide connut un grand succès : elle fut reprise par le théâtre tragique grec dans de nombreuses œuvres (Personnages, p. 650-651).

Le philosophe et dramaturge latin Sénèque dans sa Médée (datée entre 49 et 62 de notre ère) s’inspire librement de la tragédie d’Euripide. Il a approfondi la psychologie de son personnage. Le désespoir de Médée, abandonnée, chassée de Corinthe par le roi Créon, et séparée de ses enfants, est souligné par des procédés de style et de mise en scène qui visent à communiquer au public l’horreur du dénouement … Après avoir tué un de ses enfants, Médée éprouve quelque repentir ; mais par un raffinement de cruauté, après un moment d’hésitation et de pitié, elle tue le second sous les yeux de Jason, jouissant lentement de son crime et de sa vengeance (ibid.).

Médée

Des Français, dramaturges comme Pierre Corneille (XVIIè siècle) et Jean Anouilh (XXè siècle), le musicien Marc-Antoine Charpentier (XVIIè s), les peintres Eugène Delacroix et Gustave Moreau (XIXè s) ainsi que le cinéaste italien Pier-Paolo Pasolini (Médée est incarnée par la cantatrice Maria Callas dans son film éponyme, 1969) traitent aussi ce mythe à l’époque moderne.

En 1898, l’écrivain français Catulle Mendès adapte le texte d’Euripide spécialement pour Sarah Bernhardt (qui a alors 54 ans). Il fait de Jason un trompeur vaniteux et sans scrupules qui, pour satisfaire ses passions égoïstes, trahit toute personne qui l’aime. Cette attitude explique — voire justifie psychologiquement — l’horrible crime commis par Médée quand elle apprend l’infidélité de son mari.

7-Analyse iconographique :

La substance de la tragédie donnée au “Théâtre de la Renaissance” apparaît pleinement dans cette représentation d’une femme seule, qui se tient droite et raide à côté de deux jeunes morts, entassés l’un sur l’autre. 

Le fond de mosaïque, le nom “Médée” et l’utilisation de la lettre grecque Δ (delta) renversée situent l’action dans la Grèce antique.

Cette femme est l’actrice Sarah Bernhardt (dont le nom figure sur l’affiche), incarnant Médée, dont les yeux écarquillés, hébétés, semblent remplis d’horreur. Sa bouche est voilée par une étoffe, matérialisant le caractère indicible, innommable, de son acte.

 

Elle tient un poignard souillé du sang de ses enfants qui gisent à ses pieds. Ils semblent sortir de sa longue robe — ce qui montre avec évidence que le crime est un double infanticide. Un des cadavres est déjà un peu bleu (elle a d’abord tué l’un, puis a attendu avant de tuer l’autre).

Son bras gauche porte un bracelet en forme de serpent.

L’actrice est ici idéalisée, représentée plus jeune qu’elle n’était, et ses yeux regardent le public qui voit l’affiche. Ce regard fait “entrer” le spectateur dans le drame.

8-Analyse symbolique :

La couronne de Médée : ses rayons symbolisent l’ascendance de Médée qui est la petite-fille d’Hélios, le Soleil, auréolé d’or. La famille de ce dieu a été maudite par la déesse Aphrodite (Vénus pour les Romains) parce qu’il a révélé au grand jour l’adultère de la déesse avec le dieu Mars. Ainsi, par exemple, Pasiphaé, tante de Médée et épouse du roi de Crète Minos, va-t-elle s’éprendre d’un taureau et engendrer un monstre, le Minotaure.

Par ailleurs, la couronne symbolise la royauté de Médée, épouse de Jason.

Le bracelet-serpent : le serpent est un animal dont la symbolique est multiple et ambivalente.

En Grèce antique et à Rome, il avait une valeur positive. D’ailleurs en Crète il y avait une déesse aux serpents. Car les traditions gréco-latines font constamment état de réincarnation sous forme de serpent : telle était la croyance athénienne. Dans toute la Grèce, la coutume populaire voulait que l’on répandît des libations de lait sur les tombes pour les âmes des défunts, réincarnés en serpents. À Rome, le symbole du genius, ou esprit gardien, était un serpent (Symboles, p. 867-879).

Mais dans la chrétienté, à cause du serpent séducteur d’Ève (et d’Adam), il était symbole de tromperie et luxure, ainsi que de danger par son venin. 

Ici, le serpent possède cette dualité : il orne le bras d’une femme vivant en Grèce, perfide et fatale.

Ce bracelet fut imaginé par Mucha pendant qu’il dessinait l’affiche. Il paraît que Sarah Bernhardt le trouva si beau qu’elle demanda au bijoutier parisien Georges Fouquet de fabriquer pour elle un bracelet-serpent et une bague incrustée d’une pierre précieuse — bijoux qu’elle portait en jouant la pièce !

Éléments décoratifs conçus par Mucha (dessin au crayon)

Le bijou est l’œuvre du joaillier et de l’orfèvre, ainsi que de la personne qui le commande ou le choisit. C’est alors que se réalise l’alliance de l’âme, de la connaissance et de l’énergie et que le bijou finit par symboliser la personne qui le porte et la société qui l’apprécie (Symboles, p. 124).

9-Analyse chromatique :

Il y a un dégradé de couleurs chaudes dans la partie supérieure de l’affiche : jaune, orange et rouge. Ces couleurs sont ambivalentes. Ici elles peuvent d’autant plus symboliser l’éclat positif du Soleil (ancêtre de Médée) qu’on distingue également un halo autour du visage de l’héroïne. Dans sa valeur négative, le rouge symbolise la colère, la perfidie et la cruauté — correspondant aux sentiments et au comportement du personnage.

Dans les deux-tiers inférieurs de l’image, les couleurs sombres dominent : un peu de bleu (paupières, bras et vêtement de l’enfant mort au premier plan) ainsi qu’un violet tirant vers le brun de la robe. Ces couleurs symbolisent ici le mystère (violet, Symboles, p. 1020), la tristesse (brun, Symboles, p. 150) et la perte, manque, ablation, castration (bleu, Symboles, p. 131) — significations négatives.

10-Composition, style et synthèse :

Lignes de composition de Médée

Les lignes de composition de l’affiche insistent sur le crime. En effet, les diagonales se croisent sur les mains tenant un long poignard

Le style Art-Nouveau exigeait la création d’un schéma décoratif permettant la répétition de motifs stylistiques. Le graphisme soigné de Mucha privilégie les lignes sinueuses. Sur cette affiche, les cheveux de Médée sont bouclés (ce qui était aussi le cas des cheveux de Sarah Bernhardt), le bracelet représente un serpent qui s’enroule sur le bras, la lettre S du nom de Sarah a une forme serpentine, les corps des enfants s’enroulent aux pieds de leur mère etc.

Laissons le mot de la fin à son biographe : 

Contrairement à l’art avec un grand A considéré comme une valeur intemporelle, chacune des œuvres de Mucha (les affiches, les panneaux décoratifs, les illustrations, les œuvres graphiques) renferme en elle l’essence de cet esprit qui caractérise les années 1900. C’est ce qui fait leur force et explique l’attrait qu’elles exercent encore aujourd’hui. Les célèbres “femmes Mucha” sont sans doute le visage le plus séduisant de la Belle Époque, cette période dont l’évocation suscite toujours la nostalgie.

 

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