Oedipe et le Sphinx

Chef-d’œuvre inspiré de l’Antiquité et exposé au Metropolitan Museum of Art de New York, une grande toile peinte par Gustave MOREAU et représentant Œdipe et le Sphinx.

J’en propose une explication et des photos personnelles.

1. L’artiste : Peintre, graveur et dessinateur français, Gustave Moreau, né à Paris en 1826, est le fils d’un architecte. Élève à l’École des Beaux-Arts à partir de 1844, il échoue au concours du Prix de Rome, mais fait un séjour en Italie de 1848 à 1850. Il s’y inspire des œuvres des peintres du Quattrocento (Michel-Ange, Carpaccio, Mantegna) et en revient avec une bonne culture classique. À l’influence de ces artistes italiens s’ajouteront celles de son ami Théodore Chassériau, de Delacroix, ainsi que des préraphaélites anglais. Son premier succès pictural, c’est justement le tableau Œdipe et le Sphinx (exposé au Salon de 1864) qui le lui procure. Homme discret, mais adulé par de nombreux écrivains, poètes et peintres de son époque, il produit une abondance de peintures et dessins, dont les thèmes sont empruntés à la Bible et à la mythologie gréco-romaine (cf. Orphée). De 1892 à 1896 il enseigne à l’École des Beaux-Arts, où il sera le professeur des Fauves les plus célèbres : Matisse, Marquet, Rouault. Il meurt à Paris en 1896. En 1903, sa maison-atelier devient le Musée Gustave Moreau (rue de La Rochefoucauld), entreposant plusieurs milliers d’œuvres (peintures et dessins).

2. L’œuvreŒdipe et le Sphinx, 1864, huile sur toile, 206 cm x 105 cm, Metropolitan Museum of Art, New York, USA.

Oedipe et le Sphinx par G. Moreau

3. Le Mouvement : Symbolisme.

“Le courant symboliste est important en littérature comme en peinture et l’un ne va pas sans l’autre. Le maître des symbolistes français est incontestablement Gustave Moreau, avec deux autres figures prédominantes Puvis de Chavannes et Odilon Redon. Ce mouvement veut mettre en avant le symbole qui se fonde sur une correspondance entre deux objets dont l’un généralement appartient au monde physique et l’autre au monde moral.” (L’Histoire de la Peinture pour Les Nuls, p. 290)

4. Le genre : Portrait allégorique.

5. Le thème : Mythologique et littéraire.

C’est une représentation picturale du mythe d’Œdipe, maintes fois illustré depuis l’Antiquité (vases grecs) jusqu’à l’époque moderne (Ingres, Francis Bacon). Sur le tableau Œdipe et le Sphinx, l’homme au destin tragique est confronté à l’énigme du monstre — ce qui symbolise la lutte du bien et du mal, dont l’enjeu est la vie.

6. Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour Les Nuls (éd. First, 2009) pour la Biographie et le Mouvement ; Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins), Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins) pour les Analyses.

Oedipe et le Sphinx par G. Moreau

7. Analyse iconographique :

Comme l’indique le titre, le peintre met en scène deux personnages : Œdipe et le Sphinx. Ils sont au premier plan et bien éclairés, alors que leur environnement est sombre. Leur “scène” est une étroite plate-forme rocheuse, au bord d’un précipice, dans un décor de montagnes très escarpées.

Œdipe est debout, le corps dénudé, partiellement enveloppé d’une étoffe bleue retenue par un bandeau sur la poitrine. Sa jambe gauche est fléchie, comme pour amortir le choc avec le Sphinx qui, ayant sauté sur lui, s’agrippe au tissu sur son torse. Son corps longiligne est représenté presque de face, mais sa tête est de profil : il regarde la créature fabuleuse les yeux dans les yeux, dans une attitude de défi. Il ne montre pas de peur, la lance sur laquelle il s’appuie lui servant plutôt à garder l’équilibre. Cependant, il est adossé à la paroi rocheuse, coincé ; car la seule manière pour lui de continuer sa route, c’est de résoudre l’énigme du Sphinx.

Sur cette créature, un monstre au corps de félin et aux ailes de grand rapace avec un buste et une tête de femme, la tension est visible. Tension musculaire des quatre pattes posées sur le corps de l’homme, du dos arc-bouté et de la queue nouée ; tension psychologique dans le regard porté vers Œdipe. On observe un contraste entre sa position corporelle agressive et le rapprochement intime de son visage avec celui du héros.

L’intensité de cette scène est renforcée par la présence de restes d’un cadavre à l’avant-plan : une main agrippée à une pierre et un pied (qui forment un “écho” visuel aux pattes agrippées du Sphinx et aux pieds d’Œdipe).

Toujours à l’avant-plan, à gauche, un arbuste porte des fruits bleu foncé (non identifiés), tandis qu’à droite une fine colonne en marbre, sur laquelle s’est enroulé un serpent, sert de piédestal à un vase décoré de têtes de griffons.

Au fond, à gauche, des oiseaux (charognards ?) s’envolent vers le défilé qui amène à une ville (Thèbes) sous un ciel chargé de nuages.

8. Analyse symbolique :

Le Sphinx ou Sphynx : on devrait plutôt dire “LA” Sphinx (ou Sphinge), car son nom de Σφιγξ est féminin en grec et signifie littéralement “L’Étrangleuse”. D’autre part, cette créature fabuleuse est représentée avec des attributs féminins (seins nus, tête) — ce qui diffère du Sphinx égyptien.

Le Sphinx par G. Moreau

Le Sphinx de Thèbes “symboliserait la débauche et la domination perverse … la féminité pervertie … il ne peut être vaincu que par l’intellect, par la sagacité, contreforme de l’abêtissement banal. Il peut avoir des ailes, mais elles ne portent pas ; il est destiné à s’engloutir dans l’abîme. Au lieu d’exprimer une certitude, au reste mystérieuse, comme le Sphinx d’Égypte, le sphinx grec ne désignait que la vanité tyrannique et destructive. Il en est venu aussi à symboliser l’inéluctable. En réalité, le sphinx se présente au départ d’une destinée, qui est à la fois mystère et nécessité.” (Dictionnaire des Symboles, p. 906)

Gustave Moreau l’a représenté portant une ceinture de corail. Le corail, né du sang de Méduse, est un “symbole des viscères” et un ingrédient servant à la magie noire, lorsque porté par les magiciennes Médée et Circé. “Chez les Anciens, (il) était utilisé comme amulette, pour préserver du mauvais œil. (À partir du XVIè siècle) associé à toutes sortes de monstres et d’êtres mythiques, (il devient) une représentation matérielle innée de l’imaginaire, du fantastique.” (ibid. p. 284)

Le Sphinx déploie ici ses ailes, “qui indiquent la faculté connaissante, (et) constituent l’attribut le plus caractéristique de l’être divinisé et de son accession aux régions ouraniennes.” (ibid. p. 17)

Ces ailes sont des caractéristiques positives — ce qui rend le personnage plus complexe parce que séduisant, et non pas a priori repoussant. D’ailleurs, la séduction émanant du Sphinx est confirmée par la beauté de son sein nu au pouvoir redoutable (ibid. p. 681) et de sa tête aux cheveux blonds tressés et couronnés d’un aristocratique diadème, symbole de pouvoir.

Le Sphinx exerce donc une fascination dangereuse.

Œdipe : son nom Οιδιπους signifie étymologiquement “pied enflé” (même origine que le mot “œdème”).

Oedipe par G. Moreau

Puni par le dieu Apollon (parce qu’il avait violé un jeune homme), le père d’Œdipe, Laïos, roi de Thèbes, avait été averti que son futur fils le tuerait. Quand il eut un fils (de son épouse, Jocaste), il ordonna d’abandonner le bébé sur le mont Cithéron, après avoir fait percer ses chevilles pour le suspendre à un arbre — blessure qui marquera physiquement Œdipe pour la vie, et lui vaudra son nom. Mais le serviteur chargé de cette horrible besogne donna l’enfant à un berger ; celui-ci le remit aux souverains de Thèbes, Polybe et Mérope, qui l’adoptèrent. Quand Œdipe eut atteint l’âge adulte,  on le traita un jour de “fils adoptif”, pour l’insulter. Voulant alors savoir la vérité sur ses parents, il se précipita pour consulter l’oracle de Delphes, dont la réponse (il tuerait son père et épouserait sa mère) le remplit d’horreur et provoqua sa fuite loin de Corinthe. Au cours de son voyage, il eut une altercation avec un étranger, qu’il tua (c’était Laïos, son vrai père !), et il arriva aux abords de Thèbes, à l’endroit où le Sphinx attendait …

Gustave Moreau a représenté Œdipe presque nu : c’est, à proprement parler, une “académie”, qui idéalise le jeune homme à la manière de la statuaire grecque, et montre sa beauté et sa noblesse. Par ailleurs, il lui a donné une silhouette longiligne, rendant ainsi un hommage pictural à son ami Théodore Chassériau (adepte de cet “étirement” des membres, à la façon du Maniérisme). Mais le héros remplit les “critères grecs” en art : il a un profil droit (dit “profil grec”) et des pieds dont le deuxième orteil dépasse les autres (je l’ai encerclé de jaune).

Pied grec d'Oedipe

Cependant, loin d’être “enflés” ou mutilés, ici ses pieds sont intacts — transformation par le peintre d’une réalité symbolique. En effet, “le pied serait un symbole de la force de l’âme, selon Paul Diel, en ce qu’il est le support de la station debout, caractéristique de l’homme. Le pied vulnérable (Achille), le boiteux (Héphaïstos) et toute déformation du pied révèlent une faiblesse de l’âme.” (Symboles, p. 751)

Or certaines traditions font également d’Œdipe un boiteux, marchant avec une canne. Selon Paul Diel, le jeune homme “surcompense son infériorité (l’âme blessée) par une active recherche d’une supériorité dominatrice.” (ibid. p. 685)

Sa supériorité lui vient de sa sagacité — ce qui permettait aux Grecs de lire dans le nom même d’Œdipe un jeu sémantique sur le verbe οιδα (oida), “savoir”. Autrement dit, Œdipe et le Sphinx “combattent” sur le même terrain : le savoir.

Ce qui symbolise cette sagacité, ce savoir, c’est la lance sur laquelle il s’appuie, car elle est l’attribut d’Athéna/Minerve, déesse de la Sagesse. Elle est également une marque de son éducation, classiquement grecque, de guerrier. D’autre part, dans l’Antiquité, “la lance occupait une place symbolique dans ce qui relevait du Droit : elle protégeait les contrats, les procédures, les débats.” (ibid. p. 559)

Ainsi, dans cet affrontement verbal avec le Sphinx, Œdipe est-il symboliquement “armé” !

Couronne et serpent par G. Moreau

Mais à ses pieds on distingue, dans le précipice, la couronne dorée (encerclée de jaune) d’une des victimes du Sphinx — couronne qui est ici symbole d’un pouvoir déchu et, peut-être, de la défaite finale du héros plusieurs années après sa victoire sur le monstre.

Détail apparemment incongru dans la scène censée se passer au cœur d’une région sauvage, figure au premier plan et bien éclairée une colonne ouvragée en marbre, autour de laquelle s’enroule un serpent (encerclé de jaune), et qui soutient un vase orné de griffons. Ces accessoires “font” antiques.

Le serpent, dans de nombreux mythes grecs, a une valeur positive liée à sa fonction d’inspirateur, de médecin et de devin. Il est lié à Apollon, dieu de la Divination. De plus, “Les traditions gréco-latines font constamment état de réincarnations sous forme de serpent … On croyait, à Thèbes, que les Rois et les Reines de la Ville, après leur mort, se transformaient en serpents. Dans toute la Grèce, la coutume populaire voulait que l’on répandît des libations de lait sur les tombes pour les âmes des défunts, réincarnés en serpents.” (ibid. p. 867-879) Sur ce tableau, le serpent pourrait symboliser à la fois 1) la capacité d’Œdipe à deviner, 2) son propre père (ancien Roi de Thèbes) réincarné, et, 3) dans une optique chrétienne (non absente du Symbolisme, qui mêle paganisme et christianisme), le Mal.

Vase par G. Moreau

Le vase “enferme sous des formes différentes l’élixir de la vie : il est un réservoir de vie. Le fait que le vase soit ouvert par le haut indique une réceptivité aux influences célestes.” (ibid. p. 994) Ici, la finesse de son ornementation montre la virtuosité du peintre.

Les griffons (sur le vase) “chez les Grecs, sont assimilés aux monstres gardiens de trésor : ils surveillent le cratère de Dionysos rempli de vin … Ils servent de monture à Apollon. Ils symbolisent la force et la vigilance, mais aussi l’obstacle à franchir pour arriver au trésor.” (ibid. p. 487)

On peut en conclure que cet ajout de détails n’est pas incongru ; il concourt symboliquement au mythe d’Œdipe et le Sphinx.

Quant aux montagnes du décor, elles peuvent symboliser “le destin de l’homme (aller de bas en haut) … et la trouée (entre les deux pentes vertigineuses) le “symbole de l’ouverture sur l’inconnu.” (ibid. p. 649 et 979).

9. Analyse chromatique :

Le blond des cheveux (Œdipe et le Sphinx) : “Chez les Anciens, dieux, déesses, héros ont été blonds. (Couleur solaire), le blond symbolise les forces psychiques émanées de la divinité.” (Symboles, p. 132)

Le bleu du vêtement d’Œdipe : “Domaine, ou plutôt climat de l’irréalité — ou de la surréalité — immobile, le bleu résout en lui-même les contradictions, les alternances — telle celle du jour et de la nuit — qui rythment la vie humaine. Impavide, indifférent, nulle part ailleurs qu’en lui-même, le bleu n’est pas de ce monde ; il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine, qui est surhumaine — ou inhumaine.” (ibid. p. 129)

10. Composition :

La composition du tableau est un “cadrage”, à la manière photographique — tendance fréquente dans les peintures de Gustave Moreau, et, plus largement, des peintres du XIXè siècle. Les personnages sont éclairés, la profondeur de champ peu nette. (La lumière dans le ciel provient de l’éclairage de cette toile suspendue assez haut sur le mur de la salle d’exposition.)

L’homme est placé à droite, côté progressif, mais il est tourné vers la gauche, côté régressif, attendant l’énigme du Sphinx, qu’il domine de sa taille. Le monstre est tourné vers le côté progressif, mais son  regard est fixé sur le héros. Œdipe et le Sphinx s’isolent dans leur affrontement, qui, à regarder la proximité de leurs visages et de leurs corps, prend une dimension érotique.

11. Style et synthèse :

Œdipe et le Sphinx est une peinture caractéristique du style de Gustave Moreau, qui, en Symboliste, mêle allégories, produits de son imagination, et réalités concrètes.

Cité par L’Histoire de la peinture pour Les Nuls, Jean Lorrain (critique d’art du XIXè s.) a écrit sur Gustave Moreau : “Visionnaire comme pas un, la sphère des rêves lui appartient, mais malade de ses visions jusqu’à en faire passer dans ses œuvres le frisson d’angoisse et de désespérance, il a, le maître sorcier, envoûté son époque, ensorcelé ses contemporains, contaminé d’idéal cette fin de siècle sceptique et pratique, et, sous le rayonnement de sa peinture, toute une génération de jeunes hommes s’est formée, douloureuse et alanguie, les yeux obstinément tournés vers le passé et la magie de jadis.”

Au début du XXè siècle, il a également enthousiasmé les Surréalistes.

Sur la notice du Metropolitan Museum de New York, on peut lire cette critique : “Moreau’s visionary imagery galvanized younger artists, but Rodin found his work too calculated and intellectual.”

Ironiquement, quand j’ai visité le musée (novembre 2017), la toile Œdipe et le Sphinx de Gustave Moreau se trouvait à côté de sculptures d’une exposition temporaire consacrée à Rodin !

 

 

One thought on “Oedipe et le Sphinx

  1. Merci pour vos articles! Le hasard a fait que j’ai justement donné le cours sur Oedipe cette semaine! Votre blog est passionnant!Prochain cours : L’Énéide et les Métamorphoses…..je vais aller lire votre article sur Virgile! Merci encore!

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