Des Grecques pas comme les autres

Petite contribution à l’hommage international fait aux femmes le 8 mars, cet article présente deux Grecques pas comme les autres, qui, dans l’Antiquité déjà, ont fait parler d’elles !

Comme l’an dernier pour les Romaines, j’ai choisi pour les Grecques l’ordre alphabétique, qui est ici également l’ordre chronologique.

Artémise (Αρτεμισια) fut reine de Carie (au sud-ouest de la Turquie actuelle) — terre qui n’était pas vraiment la Grèce, mais le monde hellénique. Elle succéda à son mari (et frère) le roi Mausole, qui mourut vers 353 avant J.C.

En tant que reine, elle “eut à résister aux entreprises de Rhodes contre Halicarnasse, capitale de la Carie. Elle détruisit la flotte ennemie et s’empara de l’île voisine ainsi que de celle de Cos et de quelques villes grecques du continent.” (Dictionnaire des Femmes célèbres, coll. Bouquins, p. 45)

Mais ce n’était pas une souveraine belliqueuse ; elle s’intéressait aussi à la culture. “Elle institua un concours littéraire où prirent part les plus grands rhéteurs de l’époque, dont Isocrate (d’Athènes) et Théopompe (son élève), qui remportèrent le prix.” (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 103)

Actions remarquables, mais relativement “banales” quand on est chef d’État dans des terres grecques. Et ce n’est pas cela que la postérité retient d’elle.

Ce qui l’a rendue célèbre, ce sont les marques de son amour démesuré pour son frère-époux !

Dans son livre Actions et paroles mémorables, au Ier siècle de notre ère, l’historien Valère Maxime rapporte son comportement comme un exemple d’amour conjugal : “La reine de Carie, Artémise, eut le plus vif chagrin de la perte de son mari. Toute preuve de l’intensité de ses regrets serait faible après les honneurs de toute sorte qu’elle rendit à sa mémoire et la construction du monument que sa magnificence fit mettre au rang des Sept Merveilles. Mais à quoi bon énumérer ces honneurs et parler de ce fameux tombeau ? Ne voulut-elle pas devenir elle-même le tombeau vivant et animé de Mausole, à en croire les témoignages selon lesquels, après la mort de son époux, elle en but les cendres mêlées dans un breuvage ?” (Livre IV, ch. VI De amore conjugali, traduction de P. Constant, éd. Garnier)

Artémise et Mausole, British Museum
Statues en marbre de Mausole et Artémise, ca. 350 av. J.C., British Museum, Londres

Le monument érigé à la gloire de Mausole s’appelait en latin Mausoleum, et a donné “mausolée” — qui désigne encore de nos jours un monument funéraire grandiose.

Pline l’Ancien donne quelques précisions sur cette Merveille du monde antique : “Il a au midi et au nord soixante-trois pieds ; les fronts sont moins étendus. Le circuit est en tout de quatre cent onze pieds ; la hauteur est de vingt-cinq coudées. Il est entouré de trente-six colonnes. On l’a nommé Ptéron … Au-dessus du Ptéron est une pyramide aussi haute que l’édifice intérieur. Formée de vingt-quatre degrés en retraite, elle se termine par une plate-forme où est un quadrige de marbre fait par Pythis. Cette addition donna à tout l’ouvrage une hauteur de cent quarante pieds.” (Histoire naturelle, Livre XXXVI, V, 18-19, traduction É. Littré, 1850)

Pour les personnes qui aimeraient calculer les dimensions du mausolée ici décrit, le Dictionnaire de l’Antiquité indique les mesures grecques : le pied grec utilisé dans le bâtiment mesurait 294 à 296 millimètres et la “petite coudée”, appelée πυγμη pygmê (qui a donné le nom de “pygmées” à de “petits hommes” rencontrés en Afrique), était la mesure du coude à la jointure des doigts. (p. 791)

Au milieu du XIXè siècle, des fouilles archéologiques anglaises sur le site (actuellement, Bodrum, en Turquie) ont permis de retrouver les statues des souverains ainsi qu’un des chevaux du quadrige (char tiré par quatre chevaux).

Marbre, ca. 350 av. J.C., British Museum

Artémise mourut avant la fin des travaux … qui furent achevés par son autre frère.

 

Cléopâtre (Κλεοπατρα) était au nombre des Grecques. Oui, cela peut surprendre ! Mais, selon le Dictionnaire de l’Antiquité (p. 230), “d’origine grecque (on retrouve le nom chez Homère), elle descendait de Ptolémée Sôtêr, général d’Alexandre le Grand, et avec elle se termina la dynastie gréco-macédonienne des Ptolémées, qui régna en Égypte de la mort d’Alexandre en 323 avant J.C. jusqu’à la conquête romaine en 30 avant J.C.”

Contrairement à une idée reçue (favorisée par les B.D. Astérix de Goscinny et Uderzo ainsi que la série Alix de Jacques Martin), “Cléopâtre ne porta jamais le titre de “reine d’Égypte”, seulement celui de “reine”, conformément à la tradition établie par Alexandre le Grand ; la royauté était une qualité personnelle, sans délimitation géographique. L’essentiel de son royaume était constitué de l’Égypte, mais elle régnait aussi sur des territoires dispersés hérités de ses ancêtres ou rendus par ses amants romains, en Crète, en Cilicie, en Judée.” (Maurice Sartre, magazine L’Histoire/Hors série Les mondes d’Alix, février-mars 2018, p. 57)

Les “amants romains” en question furent Jules César (de 47 à sa mort en 44), puis Marc-Antoine (de 41 à 30). Et Cléopâtre, souveraine au règne relativement long (vingt ans), femme dotée de brillantes qualités (intelligence, courage, beauté), est devenue, sans doute, la femme la plus célèbre de l’Antiquité — et ce, à cause de sa vie sentimentale ! Tellement célèbre que, dans sa biographie, le mythe se mêle à la réalité, et qu’on la retrouve dans de nombreuses œuvres artistiques (peinture, sculpture, littérature, opéra, cinéma, B.D.) dans le monde entier. J’en atteste par mes rencontres avec son image, sur trois continents différents.

En Europe, le Rijksmuseum d’Amsterdam expose un tableau peint par le néerlandais Gérard de Lairesse en 1680, et intitulé Le Banquet de Cléopâtre.

Le Banquet de Cléopâtre par G de Lairesse

Cette toile, qui met en scène les personnages dans un décor théâtral (rideaux relevés à l’avant-plan), illustre un coûteux dîner entre la reine et Marc-Antoine (portant la pourpre de l’imperator). L’historien grec Plutarque (Ier siècle) décrit d’abord leur première rencontre, en 41, à Tarse (en Cilicie) : “C’est surtout en elle-même, en ses charmes et en ses philtres qu’elle plaçait ses principales espérances lorsqu’elle alla trouver Antoine … sur un navire à la poupe d’or, avec des voiles de pourpre déployées et des rames d’argent manœuvrées au son de la flûte marié à celui des syrinx et des cithares. Elle-même était étendue sous un dais d’or et parée comme Aphrodite. Des enfants, pareils aux Amours, debout de chaque côté d’elle, la rafraîchissaient avec des éventails. Pareillement, les plus belles des servantes, déguisées en Néréides et en Grâces, étaient les unes au gouvernail, les autres aux cordages. De merveilleuses odeurs exhalées par de nombreux parfums embaumaient les deux rives … Le bruit se répandait partout que c’était Aphrodite qui, pour le bonheur de l’Asie, venait en partie de plaisir chez Dionysos. Antoine envoya sur-le-champ la prier à dîner, mais elle demanda que ce fût plutôt lui qui vînt chez elle.” (Vies parallèles, Antoine, 25-26, traduction de R. Flacelière et E. Chambry, 2003)

La légende veut qu’au cours de ce dîner Cléopâtre ait fait dissoudre une perle de grand prix dans une coupe de vinaigre, qu’elle but, et que ce geste subjugua Antoine ! C’est ce que représente le tableau de Gérard de Lairesse (où la table est peu chargée pour un “banquet”, et où le chien symbolise la fidélité que se voueront les futurs amants jusqu’à leur mort).

En Amérique du Nord, le Metropolitan Museum of Art de New York expose un tableau et une sculpture représentant La Mort de Cléopâtre.

La Mort de Cléopâtre par G Cagnacci

Cette huile sur toile, peinte par l’Italien Guido Cagnacci vers 1645-50, illustre un thème très en vogue au XVIIè siècle parmi les peintres européens. En effet, ce portrait possède à la fois une charge émotive et une charge érotique — conformes à l’esprit du Baroque.

On voit Cléopâtre, dont les oreilles sont ornées de perles et les cheveux dénoués (symbole de sensualité), tenir un petit serpent qu’elle approche de son sein, en levant les yeux vers le ciel.

Avec une autre facture, la sculpture exposée dans un atrium du musée, œuvre en marbre de William W. Story (1869), présente la reine songeuse, mi-assise mi-étendue sur un siège (ou lit) d’apparat, sur le point de se suicider.

Cleopatra par W.W. Story

Le petit serpent (peu visible) enroulé autour de son bras gauche annonce sa mort, due à une morsure venimeuse. L’artiste l’a représentée parée avec soin en “pharaonne”, avec la coiffe surmontée de l’uraeus (cobra royal), conformément à ce que rapporte Plutarque (ibid. 77-85) : “Ils (les envoyés d’Octave) découvrirent Cléopâtre sans vie, couchée sur un lit d’or et vêtue de ses atours royaux … un diadème sur le front.”

Mais le sculpteur lui a donné aussi un “pied grec” (deuxième orteil plus long que le premier) !

Dans ces deux œuvres d’art, “la mort de Cléopâtre” relève de la légende.

En effet, en guerre contre Rome (et Octave, le futur empereur Auguste), “après leur défaite à la bataille navale d’Actium (31), Antoine et Cléopâtre essayèrent de signer la paix avec Octave, mais sans succès. Alexandrie se rendit en 30 et Antoine se suicida. Cléopâtre reçut l’ordre de partir pour Rome, et il semble qu’elle se soit suicidée pour échapper au déshonneur qui serait le sien si elle figurait dans le triomphe d’Octave. La petite histoire veut qu’elle soit morte de la morsure d’un aspic (réputée indolore) — aspic introduit dans un panier de figues apportées à la prisonnière. Et les Romains acceptèrent cette version de la mort de Cléopâtre, qu’ils jugeaient appropriée à une reine barbare, mais les historiens sont plus prudents.” (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 230)

Cette mort spectaculaire est encore celle que j’ai vue en Asie, au Japon, dans le Musée Edo-Tokyo. Dans ce musée, une maquette reconstitue le “Denkikan”, qui fut le premier cinéma permanent du Japon (en 1903), mais qui n’existe plus.

Il présentait des chefs-d’œuvre du cinéma muet, comme les films de Charlie Chaplin et, en 1914, ce film italien intitulé Antony and Cleopatra, d’après la pièce de Shakespeare.

On peut donc admirer de nos jours sur la maquette différentes saynètes tirées du film, et la plus visible est celle de la mort de Cléopâtre !

Cléopâtre populaire au Japon, qui l’aurait cru ?

Elle fut ensevelie avec Marc-Antoine. Telle qu’en elle-même l’Éternité la change (et sans doute à cause de toute la propagande romaine anti-Cléopâtre à l’époque d’Auguste), celle qui fait partie des Grecques pas comme les autres incarne la Femme fatale !

 

 

2 thoughts on “Des Grecques pas comme les autres

  1. Merci, tellement instructif et génial d’apprendre que Cléopâtre était Grecque!!
    Superbe blog.

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