La Mort d’Orphée

Analyse du tableau : Orphée ou Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée de Gustave MOREAU (1865), une des représentations de la mort d’Orphée.

1. Le peintre : Peintre, graveur et dessinateur français, Gustave Moreau, né et mort à Paris (1826-1898), devient élève à l’École des Beaux-Arts en 1844 et reçoit une formation classique. En 1848, il rencontre le peintre Théodore Chassériau qui l’influencera beaucoup. Il voyage en Italie de 1857 à 1859 et s’y imprègne de sujets mythologiques, allégoriques et sacrés. En 1869, il connaît son premier succès avec Œdipe et le Sphinx. En 1892 il est nommé professeur à l’Académie des Beaux-Arts et y a pour élèves Rouault, Marquet, Matisse, Manguin, Camoin – la plupart d’entre eux feront ensuite partie du Mouvement du Fauvisme. En 1903 s’ouvre à Paris le Musée Gustave Moreau.

2. L’œuvre : Orphée ou Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, 1865, huile sur toile, 154 cm x 99,5 cm ; Musée d’Orsay, Paris, France.

3. Le Mouvement : Symbolisme. Mais certains estiment que le début de l’Art moderne se situe en 1863. Plus tard, en 1886, le poète Jean Moréas fera paraître le Manifeste du Symbolisme, dont Gustave Moreau est un des artistes de référence.

4. Genre ou catégorie : Portrait, paysage et scène allégorique.

5. Thème : Mythologique et littéraire.

Il s’agit de la mort d’Orphée, dont il existe plusieurs versions : PINDARE Pythique IV (grec), VIRGILE Énéide, chant VI et Géorgiques, chant IV, OVIDE Métamorphoses, livres X et XI (latin) – pour ne citer que les plus connues de l’Antiquité.

Cependant, la peinture de Gustave Moreau n’est l’illustration d’aucune de ces versions en particulier, mais une sorte de synthèse.

Considéré comme fils d’Apollon et d’une muse (peut-être Polymnie), Orphée, originaire de Thrace (au Nord de la Grèce), est le séducteur par excellence. Il charmait toute la Création, animaux et rochers compris, et même les morts et les dieux infernaux. Il tenta de ramener des Enfers sa jeune épouse, la dryade (nymphe des bois) Eurydice, mordue par un serpent le jour même de leurs noces, mais il se retourna et, ayant transgressé l’interdit, la perdit à jamais.

À la suite de la disparition d’Eurydice, s’étant retiré sur le Rhodope, Orphée avait fui tout commerce d’amour avec les femmes, soit parce qu’il en avait souffert, soit parce qu’il avait engagé sa foi (OVIDE, Métamorphoses, X, traduction de G. Lafaye, 1925-1930). Les Ménades (femmes du cortège de Dionysos, emportées par l’ivresse et la folie) se vengèrent de son indifférence en le démembrant avec sauvagerie car ce fut même lui qui apprit aux peuples de la Thrace à reporter leur amour sur des enfants mâles (ibid.).

Voici comment OVIDE décrit sa mort : Les membres de la victime sont dispersés çà et là ; tu reçois, ô fleuve de l’Hèbre, sa tête et sa lyre ; et alors, nouveau miracle, emportée au milieu du courant, sa lyre fait entendre je ne sais quels accords plaintifs ; sa langue privée de sentiment murmure une plaintive mélodie et les rives y répondent par des plaintifs échos. Maintenant ces débris quittent le fleuve de la patrie pour la mer où il les a conduits ; elle les dépose à Méthymne, sur le rivage de Lesbos (Métamorphoses, XI ; même traducteur).

Orphée serait le fondateur légendaire des Mystères d’Éleusis (pratiques religieuses ou mystiques dont, par définition, on ne sait pas grand-chose) et a donné son nom à l’Orphisme. Ce vocable recouvre une vaste littérature ésotérique.

6. Bibliographie : Dictionnaire Robert des noms propres (biographie), Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (d’où proviennent les citations en italiques des parties 8 et 9).

7. Analyse iconographique :

Au centre d’un paysage formé d’une plaine où serpente un fleuve, on voit une jeune fille qui vient de récupérer la lyre et la tête d’Orphée, échouées sur le rivage. Cette jeune fille porte un bouquet de fleurs sur la poitrine. La finesse de ses traits et de ses mains indique une origine aristocratique, que confirme la richesse de son vêtement. Même si elle diffère de la statuaire grecque, notamment par sa posture maniérée et sensuelle, cette jeune fille (ou « Koré ») possède des attributs conventionnels du caractère grec en peinture : le nez droit, le deuxième orteil plus long que le premier, le drapé « collant » de la robe qui révèle la jambe. Elle regarde avec compassion la tête livide d’Orphée (mort), et le mouvement de ses bras fait comme un berceau.

À droite, à ses pieds, on remarque deux tortues ; à gauche, derrière elle, un oranger avec quelques fruits.

Au second plan, on aperçoit une falaise rocheuse percée d’un trou. Sur son sommet, il y a trois bergers, et l’un d’eux joue de la flûte.

8. Analyse chromatique :

Toutes les couleurs concourent à l’expression de la tristesse et du deuil.

Le brun est une dégradation des couleurs pures et possède un symbolisme infernal. Il renvoie donc à la mort, non seulement d’Orphée, mais aussi à celle d’Eurydice. Il symbolise la tristesse (Dictionnaire des Symboles, p. 150).

Le vert est une couleur ambivalente, souvent positive ; mais il a ici une valeur maléfique. Il est la couleur de la moisissure, de la mort et symbolise la destinée (op. cit., p. 1002-1007).

Le jaune d’or est la couleur des dieux et héros ouraniens (célestes), symbole de l’éternité ; jauni, il symbolise les approches de la mort (op. cit., p. 536).

9. Analyse symbolique :

Le fleuve symbolise l’existence humaine et l’écoulement du temps, selon la philosophie d’Héraclite, puis de Platon.

La falaise rocheuse est le symbole de la manifestation cosmique et de l’immuabilité. Le Christ est appelé rocher spirituel par saint Paul (op. cit., p. 218).

Le trou est une ouverture sur l’inconnu, une porte par où la mort permet d’échapper aux lois d’ici-bas (op. cit., p. 979).

Les bergers et la flûte sont une évocation de l’Acadie, patrie des poètes (cf. Virgile, Bucoliques). Ou bien une image du Christ-berger, vigilant et protecteur du troupeau. La flûte réjouit la Création.

La lyre, autel symbolique unissant le ciel et la terre, symbolise l’inspiration poétique et musicale ainsi que l’harmonie cosmique (op. cit., p. 596-597). Attribut des muses Uranie et Érato, ainsi que du dieu Apollon, elle aurait été inventée par le dieu Hermès/Mercure (ou par la muse Polymnie) à partir de la carapace d’une tortue recouverte d’une peau, avec des cornes et des boyaux. Orphée, le Poète, aurait ajouté deux cordes à la lyre, et ses neuf cordes correspondent aux neuf muses.

La lyre d’Orphée par Raoul Dufy

La tête coupée est un microcosme ; elle montre que l’esprit continue d’agir même si le corps est mort. Les cornes de la lyre, symbole de puissance lié à Apollon, semblent sortir de la tête d’Orphée : il s’agit d’une allusion au Christ Sauveur, qui relie le ciel et la terre (cf. article sur Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, Orphée, quatrième poème sur Orphée, de Guillaume Apollinaire, illustré par Raoul Dufy).

Les cheveux blonds et tressés reflètent le caractère solaire de la jeune fille ; ils soulignent son aristocratie, son caractère héroïque et sa vertu (au contraire des cheveux dénoués). La couleur blonde symbolise les forces psychiques émanées de la divinité (Symboles, p. 132).

Les pieds nus expriment la pureté physique, morale, intellectuelle et spirituelle de la jeune fille. Elle est digne de recueillir la tête d’Orphée, dans une attitude de Vierge à l’Enfant.

Les fleurs (sur la poitrine) représentent les vertus de l’âme, et le bouquet, la perfection spirituelle.

L’oranger est un symbole de fécondité (ici celle de la Poésie).

Les tortues : par sa carapace, ronde comme le ciel sur le dessus – ce qui l’apparente au dôme – et plate au-dessous comme la terre, la tortue est une représentation de l’univers ; elle est médiatrice entre le ciel et la terre ; elle symbolise ici Orphée qui jouait le même rôle. Le fait qu’il y en ait deux pourrait symboliser le couple Orphée-Eurydice (op. cit., p. 956-958).

Dans l’œuvre d’Apollinaire Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, le poème La Tortue établit une analogie entre la lyre et la tortue (avec laquelle a été fabriquée la première lyre justement) : Du Thrace magique, ô délire !/ Mes doigts sûrs font sonner la lyre./ Les animaux passent aux sons/ De ma tortue, de mes chansons.

10. Composition :

La composition est une sorte de cadrage photographique. L’absence de profondeur de champ (paysage et bergers flous en fond) fait ressortir le portrait détaillé et précis de la jeune fille, de la lyre et de la tête d’Orphée. Le point d’intersection des diagonales met en valeur la main de la jeune fille et la tête d’Orphée.

D’autre part, personne ne le regardant, le spectateur reste étranger à la scène et peut donc exercer son jugement.

11. Style et synthèse :

Par son style, ce tableau appartient au Symbolisme, caractérisé par des allégories et des thèmes mêlant paganisme et christianisme (comme on le retrouvera dans les poèmes d’Apollinaire cités ci-dessus), avec un effet décoratif.

Gustave Moreau a traité le thème d’Orphée avec sa touche personnelle.

P.S. J’ai vu une autre interprétation de cette scène au Musée Walters de Baltimore (USA). C’est une sculpture

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