Vénus et l’Amour piqué par une abeille

Dans l’Antiquité romaine, le mois d’avril était consacré à Vénus — très ancienne divinité italique assimilée à l’Aphrodite grecque. Déesse de l’Amour, elle était célébrée au printemps, car elle présidait à la reproduction des animaux et de la végétation.

Elle favorisait également les amours des êtres humains, avec l’aide de son fils Cupidon (l’Éros grec, l’Amour en français) — à qui il arrivait souvent des aventures !

C’est une de ses mésaventures, sobrement intitulée Vénus et l’Amour, que représente Lucas Cranach l’Ancien dans un tableau exposé aux Musées royaux de Bruxelles.

1. Le peintre : Lucas Cranach, dit l’Ancien — pour le distinguer de son fils — est un peintre allemand, né à Kronach en 1472 et mort à Weimar en 1553. Ami de Martin Luther, il exécute de nombreuses gravures pour illustrer les écrits de l’auteur de la Réforme. Résidant pendant une cinquantaine d’années à Wittenberg, il travaille pour la cour de Saxe, sur des thèmes chrétiens autant que sur la mythologie gréco-romaine. Très actif au sein d’un important atelier, il est également engagé dans des affaires commerciales et publiques — ce qui l’amène à exécuter rapidement ses tableaux, et même à tomber dans la facilité (si l’on peut dire) en produisant de nombreuses variantes du même tableau !

En témoignent ces deux productions :

à gauche, exposée au Musée des Beaux-Arts d’Ottawa (Canada), une huile sur bois de tilleul, exécutée vers 1518, représente Vénus, seule ;

à droite, exposée à Bruxelles, Vénus et l’Amour — l’Amour pleurant car il vient d’être piqué par une abeille.

Particularité amusante, sur ces deux tableaux, la “signature” de l’artiste est un serpent ailé et microscopique !

2. L’œuvre : Vénus et l’Amour, c. 1531, peinture à l’huile, Musées royaux de Bruxelles, Belgique.

3. Classification : Gothique remanié. Maniérisme.

4. Genre ou catégorie : Portrait.

Peindre des personnages mythologiques sert souvent de prétexte pour peindre la nudité. Or le Nu féminin est un des sujets de prédilection de Cranach — autant que de ses commanditaires !

5. Bibliographie : L’Histoire de la Peinture pour les Nuls ainsi que le Dictionnaire Robert des Noms Propres (pour la biographie) ; Idylles de Théocrite, Odes Anacréontiques de Ronsard ; Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, éditions Robert Laffont), Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont).

6. Le Thème : Littéraire et mythologique.

Deux poètes grecs, Anacréon (VIè siècle avant notre ère) et Théocrite (IIIè siècle avant notre ère), ont composé de courtes œuvres lyriques et empreintes d’humour, dont le sujet principal est l’amour et son dieu (Éros/Cupidon).

Chacun des deux a décrit la (mauvaise) rencontre entre Éros et une abeille, et la leçon de morale tirée par Aphrodite/Vénus.

Anacréon raconte qu’Éros, touchant des roses, fut piqué par une abeille qu’il n’avait pas vue, et alla se plaindre à sa mère.

Théocrite, lui, fait de l’Amour un garnement qui a bien mérité ce qui lui arrive. Ce fripon d’Éros volait du miel dans une ruche ; une abeille en colère le piqua, et lui blessa le bout de tous les doigts. Lui souffrait, soufflait sur sa main, frappait du pied la terre et bondissait ; il montra son mal à Aphrodite en se plaignant : l’abeille est une toute petite bête, et quelles blessures elle fait ! Alors sa mère de rire : Eh quoi ? n’es-tu pas comme les abeilles ? tu es petit, et quelles blessures tu fais ! (Idylles ou Bucoliques, traduction de P-E. Legrand, Les Belles Lettres, 1967).

Cranach-Vénus et l'Amour piqué

7. Analyse iconographique :

La Vénus de Cranach est une jeune femme à la petite tête ronde, aux yeux en amandes, à la poitrine menue et haute, au ventre légèrement rebondi, aux jambes interminables. Ses membres sont fins et allongés. Nue, Vénus semble ne porter qu’un collier d’or ouvragé, serré autour de son cou, ainsi qu’un chapeau à plumes, posé sur une coiffure élaborée. Ses cheveux blonds sont tressés et entourés d’une résille brodée de perles. Mais on distingue une étole transparente autour de ses bras et de ses cuisses. La tête penchée sur le côté, dans une attitude coquette, avec un sourire énigmatique, elle regarde non pas son fils, mais le public — créant ainsi une ouverture vers le tableau.

À sa droite, sous sa main protectrice, se trouve le jeune Cupidon alias l’Amour, nu et potelé, reconnaissable à ses petites ailes. Mais il n’a pas ses attributs habituels (arc et flèches). Dans sa main droite il tient un objet oblong et jaune doré. La main gauche sur son front, il regarde vers sa mère avec l’air de souffrir. On distingue plusieurs abeilles sur son corps.

L'Amour et les abeilles

Pour seul décor, un tronc d’un arbre sec derrière l’enfant.

8. Analyse chromatique :

Le fond noir du tableau sert de repoussoir et met en valeur le rose pâle de la chair, notamment celle de Vénus. Ce fond presque uniforme montre également le peu d’intérêt qu’accorde le peintre à la perspective et à la façon de rendre l’espace (techniques pourtant déjà en vigueur dans l’Italie de la Renaissance).

En ce qui concerne la chevelure blonde de Vénus, Chez les Anciens, dieux, déesses, héros ont été blonds … C’est que cette couleur blonde symbolise les forces psychiques émanées de la divinité (Symboles, p. 132).

9. Analyse symbolique :

Vénus : Déesse de l’Amour et de la Beauté, elle symbolise les forces irrépressibles de la fécondité, … dans le désir passionnel qu’elles allument chez les vivants… C’est l’amour sous sa forme physique, le désir et le plaisir des sens (Symboles, p. 54).

Cupidon : cupido signifie “désir passionné” en latin. Il représente le désir sexuel. Figuré sous les traits d’un enfant, il est en apparence signe d’innocence et de pureté — donc d’autant plus dangereux !

L’abeille symbolise l’âme. C’est un être de feu. Elle purifie par le feu et elle nourrit par le miel ; elle brûle par son dard et illumine par son éclat (Symboles, p. 2). Dans cette histoire, la piqûre de son dard est comparée au tourment amoureux. Cupidon est donc une sorte “d’arroseur arrosé” — si l’on peut dire.

10. Style :

On voit ici des caractéristiques du Maniérisme : longs membres, doigts effilés, pose maniérée. La tête donnée à Vénus est celle d’une femme contemporaine du peintre — sans doute une femme de la cour de Saxe — donc sa coiffure est élaborée et disciplinée, à la différence de la Vénus d’Ottawa (cf. ci-dessus), qui a les cheveux dénoués en signe de sensualité naturelle.

11. Synthèse :

Cet épisode mythologique fonctionne comme une fable : après le récit de la mésaventure de l’Amour, il y a une leçon finale, et Vénus gourmande son fils avec un humour certain. Sur le tableau, le cartouche encadré (visible sur la photo en en-tête de l’article) résume l’histoire en latin. Il est possible que Cranach ait voulu ainsi mettre le sens de son tableau à la portée d’un plus grand nombre de gens.

C’est aussi un τοπος (topos) ou lieu commun, c’est-à-dire un thème culturel repris par plusieurs artistes. Chose intéressante, en effet, environ vingt-cinq ans après l’œuvre de Cranach, peinte en Allemagne, est publié en France (en 1556) un recueil en hommage à Anacréon. Le poète Ronsard y écrit à son tour une ode de dix quatrains intitulée “L’Amour piqué par une abeille”.

En voici quelques extraits : Le petit enfant Amour/Cueillait des fleurs à l’entour/D’une ruche, où les avettes (= abeilles)/Font leurs petites logettes./Comme il les allait cueillant,/Une avette sommeillant/Dans le fond d’une fleurette/Lui piqua la main douillette./Sitôt que piqué se vit,/”Ah ! je suis perdu !” ce (= cela) dit,/Et, s’en courant vers sa mère,/Lui montra sa plaie amère 〈… 〉 – Ah ! vraiment je le connois,/Dit Vénus ; les villageois/De la montagne d’Hymette/Le surnomment Mélissette (= diminutif du grec μελισσα melissa = abeille),/Si donques un animal/Si petit fait tant de mal,/Quand son alène (= dard) époinçonne/La main de quelque personne,/Combien fais-tu de douleur,/Au prix de lui, dans le cœur/De celui en qui tu jettes/Tes amoureuses sagettes (= flèches) ?

À notre époque, Anacréon est-il encore à la mode ? Il n’en reste pas moins que les images de Cupidon, sorte d’angelot malicieux qui décoche des flèches, ou celle d’un cœur traversé d’une flèche (gravé sur un arbre ou imprimé sur une carte) sont encore dans notre imaginaire collectif. Mais c’est plutôt le 14 février (jour de la Saint-Valentin) qu’en avril (mois de Vénus) !

Additifs :

En visitant le Musée de Young à San Francisco (mai 2016), j’ai découvert une autre version de L’Amour piqué par une abeille (Cupid stung by a bee). C’est une huile sur papier collé sur une toile, peinte par Benjamin WEST en 1802.

Et lors d’une excursion (janvier 2020) dans la forêt entourant les chutes d’Iguazu (Argentine/Brésil), j’ai vu un essaim d’abeilles en pleine nature. Cela ressemble à l’objet que le dieu Amour tient dans sa main (cf. partie 7 analyse iconographique ; objet que je n’avais pas identifié quand j’ai rédigé cette analyse).

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