Un travail de Romain

Le 1er mai, c’est la Fête du Travail dans de nombreux pays d’Europe.

Une telle fête n’existait pas dans l’Antiquité gréco-romaine. Aucune divinité, aucun culte, aucune coutume n’étaient associés au “travail” — qui était, la plupart du temps, effectué par des esclaves, donc dévalorisé.

Pourtant, en grec comme en latin, plusieurs mots désignent le “travail”.

De quoi parle-t-on alors ?

Dans l’Athènes du “siècle de Périclès” (Vè siècle avant notre ère), la société se composait des citoyens (hommes libres, Athéniens de naissance), des métèques (littéralement “co-habitants”, immigrants non citoyens mais libres) et des esclaves (publics et privés). Ces derniers étaient pédagogues, domestiques, artisans, artistes. Les plus mal lotis étaient ceux employés aux moulins et aux mines. Les métèques étaient banquiers, commerçants et artisans, tandis que les citoyens ne s’occupaient que de politique et de magistrature.

En grec, on trouve deux noms qui ont le même sens : εργασια (ergasia), “travail, fabrication”, et ποιησις (poiêsis), “fabrication” — spécialement le travail du poète (la meilleure des “professions” dans l’Antiquité), d’où vient le nom “poésie”.

Placées sous le patronage d’Orphée, la poésie et la musique se complètent pour créer la poésie lyrique.

Le travail du musicien
Musicien grec avec sa lyre

Mais le “travail” en général, c’est surtout εργον (ergon), qui équivaut à l’anglais work, à l’allemand Werk, et qui a plusieurs sens. D’abord le travail à faire (tâche, devoir) ; puis le travail en cours (exécution, action — y compris militaire) ; enfin le travail fait (œuvre, résultat). D’où les mots français “ergonomie, ergonomique”, qui concernent les conditions matérielles de travail, tandis que “l’ergothérapeute” rééduque par le travail manuel.

Beaucoup de mots dérivent du nom εργον, en grec et en français. Entre autres (et sans prétention à l’exhaustivité) : οργανον (organon), l’outil, a donné “organe, organisme, organiser” etc. ; γεωργος (géorgos), le cultivateur, a donné le prénom “Georges” et le titre Géorgiques de l’œuvre de Virgile consacrée à la vie à la campagne. De λητουργια (lêtourgia), le service public, viennent “liturgie, liturgique”, et de συνεργος (sunergos), l’auxiliaire, la notion de “synergie” (action coordonnée de plusieurs travailleurs ou éléments). Le héros de Rabelais qui s’appelle Panurge (connu pour avoir entraîné de nombreux moutons dans un précipice pour se venger d’un marchand indélicat) tire son nom de πανουργος (panourgos), qui veut dire “apte à tout faire, ingénieux jusqu’à la fourberie”.

À Rome, notamment sous la République (de 509 à 27 avant notre ère), les classes sociales sont presque les mêmes qu’à Athènes. Les patriciens (classe dirigeante) ne “travaillent” pas de leurs mains, mais s’occupent de la vie publique (politique et magistratures). Les esclaves s’acquittent de tâches publiques (pompiers, policiers) ou privées (pédagogues, secrétaires). Entre les deux se trouvent les plébéiens, qui comptent des individus riches et pauvres : les chevaliers dans l’armée (cavalerie)

Cavalier romain

et la carrière publique (cursus honorum), les affranchis dans les affaires financières et industrielles (commerce, banque etc.), le petit peuple exerçant comme soldats, artisans, commerçants,

ou paysans :

Le travail du laboureur
Laboureur en Sicile

Pour parler de tâches si diverses, le latin dispose de plusieurs noms.

Principalement, le nom labor, qui signifie “charge, peine” et le verbe laborare, “travailler”. Labor est la traduction habituelle du grec πονος (ponos), tâche difficile entraînant une souffrance. Mais Cicéron apporte une nuance en le traduisant par “effort” : Il y a une différence entre l’effort et la douleur. Ce sont choses tout à fait voisines, mais il y a néanmoins une distinction à faire : l’effort est une fonction déterminée soit de l’âme soit du corps qui comporte une activité physique et morale relativement pénible ; la douleur, elle, est un mouvement rude qui se produit dans le corps et répugne à nos sens (Tusculanes, II, 35, traduit par J. Humbert et C. Rambaux, 1998).

De labor et laborare viennent “labeur, labour, laboureur (LE métier par excellence chez les Romains qui furent à l’origine un peuple de paysans), laboratoire, laborantin(e), laborieux, élaborer, élaboration, collaborer, collaboration, Labour Party (Parti travailliste, au Royaume-Uni)” etc.

Optimiste, le poète Virgile proclame : Labor omnia vincit improbus. Un travail opiniâtre triomphe de tout (Géorgiques, chant I, vers 144).

Ensuite, on rencontre le nom opus, operis, dont le premier sens est “abondance” et le deuxième, “œuvre, travail achevé” (par opposition avec opera, “activité, travail en cours”). D’où les mots “œuvre, ouvrier, ouvrage, ouvrable, ouvré (= travaillé, dans l’expression “jour ouvré”), œuvrer, opérer, opération, coopérative, manœuvrer” etc.

Autre nom qui signifie “travail”, mais a contrario, le nom negotium, formé de la négation nec et du nom otium. Notion culturelle, l’otium est le fait, pour un Romain libre et nanti, de vivre à l’écart de la vie politique, sans accepter de charge publique et en se consacrant à des activités intellectuelles. L’otium, qui a donné les mots péjoratifs “oisif, oisiveté”, signifie “le loisir”. Le negotium, ou “absence de loisir”, est le travail — qui a mauvaise réputation et qui est laissé aux “inférieurs”, sauf la politique et la carrière militaire. De là viennent les mots “négoce, négociant, négocier, négociation” etc.

Quant au mot “travail” lui-même, il vient sans doute (de) tra/vail pour trapail, trepail, du latin tri/palium, “trois pieux”, assemblage de bois auquel on rattachait à Rome les chevaux rétifs pour les maîtriser ; puis les esclaves qui ne “travaillaient” pas bien (Les 500 racines grecques et latines par J. Cellard, éd. Duculot, 1980). Synonyme de torture, le “travail” a donc étymologiquement une connotation négative — que l’on retrouve dans les expressions “être en travail, salle de travail”, pour qualifier, en milieu hospitalier, le processus et le lieu de l’accouchement.

C’est le même sens négatif qui prévaut pour les douze “travaux d’Hercule” — tâches dangereuses exigeant une force surhumaine, comme, par exemple, celle de terrasser le Lion de Némée (dont il dépouilla la peau) :

La peau du Lion de Némée

Torture ou “mission impossible”, le “travail” est, dans les cas ci-dessus, imposé avec une forte contrainte. D’ailleurs, dans le cas d’Hercule, il s’agit d’expier des crimes.

C’est aussi le sens de l’expression “un travail de Romain”, qui caractérise un travail long et difficile — à l’origine, les multiples tâches du soldat en campagne.

La langue française regorge donc de mots savants et familiers (argot, non mentionné ici) concernant la notion de “travail” — signe de son importance.

Est-ce alors pour mieux conjurer le sort (qui risque d’enlever ce travail) que l’on offre du muguet porte-bonheur le jour de la Fête du Travail, le 1er mai ?

Pour laisser un commentaire, utilisez "Contact"