Une vie de chien

Le 25 avril, dans la Rome antique, on sacrifiait au dieu Robigus (ou à la déesse Robigo) un chien couleur de rouille (robigo).

C’était la fête des Robigalia, qui faisait partie des rites agraires apotropaïques (destinés à éviter la malchance) pour protéger les blés d’une maladie appelée la “rouille” ou nielle du blé.

Sur un calendrier romain exposé au Palazzo Massimo de Rome, on peut encore voir, gravé dans la pierre, le nom des Robigalia — le jour du chien roux.

Robigalia, jour du chien roux

Mais, en dehors de ceux qui étaient roux, que sait-on des chiens de l’Antiquité gréco-latine ?

Selon le Dictionnaire de l’Antiquité, les Grecs connaissaient le molosse (d’Épire), qui ressemblait à un mastiff ; le chien de chasse de Laconie, dont Xénophon mentionne deux variétés, le “castor” et une race plus petite, croisement entre un chien et un renard ; le chien de Crète, connu pour sa rapidité et son flair ; le terrier de Malte, un petit chien blanc à poil long. Toutes ces races furent introduites en Italie, où l’on trouvait d’autres races comme les chiens d’Ombrie ou d’Étrurie. Les Romains importèrent de Gaule une race de lévrier utilisé pour la course, et d’Irlande le chien-loup.

Chien de berger romain
Chien de berger romain

Comme de nos jours, c’étaient des animaux de compagnie très appréciés. Ils étaient aussi utilisés comme gardiens de maisons, d’ateliers, de temples et de troupeaux. On a d’ailleurs retrouvé à Pompéi des mosaïques avertissant de la présence d’un “chien méchant” !

Certains, d’origine grecque, comme le molosse, le lévrier de Laconie, ou le crétois, aidaient les chasseurs à pied ou à cheval à attraper du gros gibier.

En outre, errants ou domestiques, ils détruisaient les ordures ménagères, qui étaient jetées par terre, dans les maisons ou dans la rue. Ils étaient enrôlés dans l’armée comme éclaireurs et, quelquefois, opposés à des bêtes sauvages dans les jeux de l’amphithéâtre.

Ils jouaient un rôle protecteur important aux yeux des Romains. En effet, le Dictionnaire de l’Antiquité mentionne qu’un chien figurait entre les images des lares tutélaires de l’État … signe qu’ils étaient de fidèles gardiens.

D’autre part, ils étaient psychopompes, censés emmener les âmes des morts dans l’Au-delà. À ce titre, ils accompagnaient la déesse Hécate — divinité grecque qui assistait la déesse du royaume des morts, Perséphone (Proserpine, à Rome). C’est pourquoi on en voit flanquant la statuette d’Hécate, sur la célèbre fresque de Pompéi représentant le Sacrifice d’Iphigénie.

Fresque du Sacrifice d'Iphigénie
Fresque du Sacrifice d’Iphigénie

À cause de tous ces rôles, la race canine figure en bonne place dans l’Histoire — ce que rapporte le Dictionnaire de l’Antiquité.

Plutarque raconte qu’Alcibiade avait un chien magnifique par la taille et l’aspect, avec une très belle queue ; Alcibiade la lui fit couper afin que les Athéniens parlent de cette excentricité plutôt que de trouver pire à dire sur son compte. Xanthippe (le père de Périclès) avait un chien qui nagea jusqu’à Salamine à côté du navire de son maître, lorsque les Athéniens durent quitter leur cité pendant les guerres médiques.

Ces animaux ne sont pas en reste non plus dans la littérature (épopée et théâtre).

Ulysse est reconnu par son vieux chien Argos, alors qu’il revient à son palais d’Ithaque sous les apparences d’un pauvre mendiant. Ultime joie de l’animal, qui expire peu après : Mais la mort noire s’était emparée d’Argos/aussitôt qu’il avait revu son maître, après vingt ans (Homère Odyssée, XVII, vers 326-327 traduits par P. Jaccottet).

Dans Les Guêpes, Aristophane (Vè siècle avant notre ère) montre le procès du chien Labès (= celui qui prend), accusé par un certain Cabot d’avoir mangé un fromage à lui seul : De tous les chiens qu’il y a sur la terre, vouah … yez, c’est l’homme le plus bouffetoutouseul (vers 929-930 traduits par V. Coulon). Cette scène comique, où les spectateurs reconnaissaient des contemporains (le général Lachès et le politicien Cléon), prête à l’animal une gloutonnerie symbolique !

Cette capacité “dévoratrice” du chien, on la retrouve dans la mythologie grecque.

Le chasseur Actéon, ayant surpris Artémis (Diane) au bain, fut changé en cerf par la déesse et dévoré par sa propre meute. La nymphe Scylla fut métamorphosée en monstre marin à six têtes de chiens ; elle avalait les marins qui avaient par miracle réchappé à l’horrible Charybde, et tombaient alors de Charybde en Scylla (de mal en pis). Le terrible Cerbère, à trois têtes, gardait l’entrée des Enfers ; il fut maîtrisé à grand peine par Héraclès (Hercule) lors d’un de ses fameux “travaux”.

Cerbère capturé par Héraclès
Cerbère capturé par Héraclès

Les qualités (fidélité, vigilance) et défauts (avidité, servilité, absence de pudeur) prêtés à cet animal sont à l’origine de multiples proverbes et expressions en français.

Le Dictionnaire du Gai Parler (p. 152-158, éd. Mengès, 1980) propose 67 entrées sur ce sujet. En voici une sélection, avec des expressions parfois contradictoires : avoir du chien (avoir du charme et de la verve), avoir un caractère de chien (être hargneux), travailler comme un chien (beaucoup et en étant maltraité), vivre comme un chien (dans la misère et le désordre), mourir comme un chien (dans la misère, sans les sacrements de l’Église), Quand on veut noyer son chien on dit qu’il a la rage (déprécier ce dont on veut se débarrasser), être amis comme chien et chat (se détester cordialement), entre chien et loup (à la tombée du jour ; se disait aussi en latin : inter canem et lupum), garder un chien de sa chienne (trouver l’occasion de se venger), rompre les chiens (interrompre une conversation) etc.

De même, dans la langue française, beaucoup de mots sont dérivés du nom “chien”. Dans L’étonnante histoire des noms des mammifères (p. 37-60, éd. Robert Laffont, 2003), les auteurs mentionnent : chenil, chenet (support de bûches de foyer souvent ornés d’une tête de chien), chenille (origine incertaine, peut-être de canicula, “petite chienne” ?), chiendent (mauvaise herbe), chiennerie, chien-loup, chien de fusil (pièce d’arme à feu en forme de chien), chien-assis (ouverture dans un toit) etc.

Le nom latin canis a aussi donné : canidés, canin, canine (dent pointue), canicule (du latin Canicula “petite chienne”, autre nom de l’étoile Sirius qui se lève et se couche avec le Soleil du 22 juillet au 22 août, selon le Dictionnaire Robert, période de grande chaleur), canari (oiseau des îles Canaries, dont le nom viendrait des grands chiens qui y vivaient, selon Pline l’Ancien), canaille, cagneux (“qui a les genoux en dedans”, comme une chienne) etc.

Quant au grec κυων, κυνος (kuôn, kunos), il est à l’origine de mots savants. Entre autres, cynocéphale (singe à tête de chien), cynodrome (piste pour courses canines), cynégétique (art de la chasse), cynophile (amateur de chiens), cynorhodon (nom savant de l’églantier, plante utilisée contre les morsures. Pline l’Ancien écrit : Quant à la morsure — par un chien ayant la rage —, l’unique remède contre elle a été révélé récemment par un oracle : c’est la racine du rosier sauvage, qu’on appelle cynorhodon).

Il a également donné les mots cynique (et cynisme, cyniquement) — littéralement, “comme un chien”. Ce qualificatif  désigne l’École fondée par Antisthène (Vè-IVè s. av. notre ère), qui enseignait dans le gymnase de Cynosarges, près d’Athènes.

Célèbre représentant des Cyniques, Diogène de Sinope (IVè s. av. notre ère) semble, selon le Dictionnaire de l’Antiquité, avoir été attiré par le caractère et le mode de vie austères d’Antisthène, et ce fut peut-être l’influence de ce dernier qui le poussa à adopter en fanatique la vie ‘naturelle’, sujet d’un grand nombre d’anecdotes. On disait qu’à Athènes il habitait dans une jarre à vin.

Diogène par J-L Gérôme (1860)
Diogène par J-L Gérôme (1860)

Pour lui, le bonheur consistait à satisfaire les nécessités naturelles les plus fondamentales, se nourrir et se vêtir, par exemple, de la manière la moins coûteuse et la plus facile ; pour le reste, il s’agissait de vivre grâce à ses propres capacités naturelles, en renonçant à toutes les possessions et à toutes les relations. On pouvait parvenir à cette indépendance grâce à une discipline mentale et physique, en se débarrassant du sentiment conventionnel de la pudeur (i.e. manger, déféquer et satisfaire ses besoins sexuels en public). On supposait que c’était à cause de cette dernière caractéristique que Diogène fut surnommé ‘le Chien’.

Détail du tableau de J-L Gérôme
Détail du tableau de J-L Gérôme

Comme on demandait à Diogène d’où il était, il répondit : “Je suis citoyen du monde” — ce qui, en grec, se dit κοσμοπολιτης (kosmopolitès) et a donné le mot “cosmopolite” — une de ses conceptions de l’Humanité.

Rien à voir avec le cynisme et les cyniques d’aujourd’hui !

Mais pour ne pas tomber dans la critique ou la caricature, il est temps pour moi de “rompre les chiens”…

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