Hercule et l’Hydre de Lerne

Cette étonnante peinture de Gustave MOREAU intitulée Hercule et l’Hydre de Lerne est un des “joyaux” du Art Institute Museum de Chicago.

1. Le peintre : Peintre, graveur et dessinateur français, Gustave Moreau, né à Paris en 1826, est le fils d’un architecte. Élève à l’École des Beaux-Arts à partir de 1844, il échoue au concours du Prix de Rome, mais fait un séjour en Italie de 1848 à 1850. Il s’y inspire des œuvres des peintres du Quattrocento (Michel-Ange, Carpaccio, Mantegna) et en revient avec une bonne culture classique. À l’influence de ces artistes italiens s’ajouteront celles de son ami Théodore Chassériau, de Delacroix, et des préraphaélites anglais. Gustave Moreau obtient son premier succès pictural avec le tableau Œdipe et le Sphinx (exposé au Salon de 1864). Très admiré par les artistes de son époque, il produit une abondance de peintures et dessins, dont les thèmes sont empruntés à la Bible et à la mythologie gréco-romaine, dont Orphée (1865) et Hercule et l’Hydre de Lerne (exposé au salon de 1876). De 1892 à sa mort (survenue à Paris en 1896), il enseigne à l’École des Beaux-Arts, où il sera le professeur des futurs représentants du Fauvisme : Matisse, Marquette, Rouault. En 1903, sa maison-atelier devient le Musée National Gustave-Moreau (14 rue de La Rochefoucauld, Paris 9è), entreposant plusieurs milliers de ses œuvres.

2. L’œuvre : Hercule et l’Hydre de Lerne, 1875-76, huile sur toile, Art Institute Museum, Chicago, États-Unis.

3. Le Mouvement : Symbolisme.

La notice du Musée de Chicago indique : Moreau’s unorthodox technique and the exotic late Romantic treatment of his classical subject link him with the Symbolists just beginning to dominate French art at the end of the 19th century.

Le poète français Jean Moréas fera paraître en 1886 le Manifeste du Symbolisme, dont Gustave Moreau est un des artistes de référence.

4. Genre ou Catégorie : Scène allégorique et paysage.

5. Bibliographie : L’Histoire de la Peinture pour les Nuls (biographie p. 290-291) ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins ; La Mythologie par Édith Hamilton, éd. Marabout Université ; Notice du Art Institute Museum.

6. Le Thème : Mythologique.

Après qu’Héraclès (ou Hercule), dans sa folie, eut tué sa femme et ses enfants, l’oracle de Delphes lui ordonna de vivre à Tirynthe, et, en expiation, de servir Eurysthée pendant douze ans. Eurysthée lui imposa de nombreuses tâches dangereuses, connues plus tard sous le nom des Douze Travaux (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 401).

Le combat entre Hercule et l’Hydre de Lerne, deuxième des Travaux, fut effectué dans le Péloponnèse.

L’hydre, monstre né d’Echidna et de Typhon, était un serpent venimeux qui habitait les marais de Lerne près d’Argos. L’hydre avait neuf têtes, et lorsque l’une d’elles était coupée, une autre repoussait à sa place. De plus, (la déesse) Héra envoya à son aide un énorme crabe, d’où le proverbe : Même Héraclès ne peut pas combattre deux ennemis, prononcé par le héros lorsqu’il fit appel à son compagnon d’armes, Iolaos. Ce dernier, alors qu’Héraclès coupait les têtes, les brûlait avec des tisons ardents. Héraclès trempa alors ses flèches dans le sang de l’hydre, ce qui rendit leurs blessures incurables. Il existe diverses versions de la légende, ainsi celle selon laquelle l’hydre avait une tête immortelle qu’Héraclès enterra sous un rocher. Le crabe, qu’Héraclès tua en l’écrasant sous son pied, est supposé être devenu la constellation du Cancer (ibid. p. 486).

Hercule et l'Hydre de Lerne (sans cadre)

7. Analyse iconographique :

Le peintre met en scène, non pas le combat lui-même entre Hercule et l’Hydre de Lerne, mais le moment qui précède ce combat, alors que le héros arrive dans le macabre repaire du monstre. La rencontre a lieu dans un paysage sombre et menaçant, formé de hautes falaises rocheuses à l’arrière-plan, d’une végétation très foncée ou noire, et d’un ciel couvert de nuages gris.

Au premier plan, sous les pieds des deux futurs adversaires, gisent des crânes, ossements et débris d’êtres humains, tandis qu’un cadavre livide attire l’œil par sa posture tourmentée.

Au second plan, situé à gauche (pour le spectateur du tableau) sur une plate-forme rocheuse, un homme jeune et nu tient un arc rouge dans sa main gauche et, dans sa main droite, traîne la dépouille d’une bête sauvage dont on peut distinguer les griffes. Cet homme, Hercule, porte un carquois rouge, attaché à sa cuisse gauche par un baudrier insolite. En effet, ce baudrier, qui consiste en une bande d’étoffe bleue, ne couvre pas sa poitrine mais — par bienséance picturale — son sexe. Sa tête est tournée pour regarder l’hydre aux multiples têtes de serpents, et le reptile le plus proche de lui ouvre une gueule sanglante. L’hydre, de sa taille imposante, toise l’homme, cherche peut-être à le fasciner ; tous deux semblent prêts à se mesurer.

Dans la noirceur de cette scène, quelques détails symboliques préfigurent une issue qui sera favorable à Hercule : le coin de ciel bleu au-dessus de lui, le soleil rougeoyant au-dessus de l’horizon, la trouée dans la falaise à droite, et même la peau de bête qu’il tient. C’est, en effet, celle du Lion de Némée, “frère” de l’Hydre (ils ont les mêmes parents), qui a été vaincu lors de son premier Travail !

Aucun personnage ne le regardant, le spectateur reste en dehors de l’histoire représentée.

8. Analyse symbolique :

Hercule (Héraclès) : Loin d’être le personnage “baraqué”, musclé et brutal qu’on voit représenté d’habitude, il est ici un jeune homme idéalement beau. C’est d’ailleurs une “académie”, à proprement parler, soit un nu viril, aux membres allongés ; et il est mis en valeur parce qu’il est éclairé (de face, alors que le soleil est derrière lui) ! Il possède les critères de la beauté grecque en peinture : profil dit “grec”, nez droit, cheveux blonds et bouclés, pied au second orteil plus long que le premier. Sa jambe droite est légèrement fléchie — attitude qui l’apparente à la représentation du dieu Apollon dans la statuaire grecque.

Hercule est un héros populaire. Mais les images qui se détachent de trop riches légendes montrent le personnage oscillant entre l’athlète de foire et don Quichotte … Si l’on considère comme d’ordre psychique et moral, par une transposition, les obstacles dont il triompha, Héraclès serait le représentant idéalisé de la force combative ; le symbole de la victoire (et de la difficulté de la victoire) de l’âme humaine sur ses faiblesses (Dictionnaire des Symboles, p. 497).

Encerclés : le pied grec, les griffes du lion et des ossements humains.

L’Hercule de Gustave Moreau, qui foule au pied les reliques macabres des vaincus de l’Hydre, n’incarne pas la force brutale, et quelque peu stupide du héros, mais une sorte de courage candide.

Héraclès, le héros-type de la mythologie, pourrait bien être une allégorie de la Grèce elle-même. Il combat les monstres et en débarrasse la terre tout comme la Grèce libéra le monde de l’idée monstrueuse que l’inhumain règne en maître absolu sur l’humain (La Mythologie, p. 11).

L’Hydre : la notice du Musée précise que The Hydra’s heads were modeled on those of live snakes at the Paris zoo and on representations of cobras in Egyptian art. Gustave Moreau aurait donc peint “d’après nature”, en copiant des serpents vivants ainsi que des représentations artistiques. Les têtes ressemblent à l’uraeus, cobra femelle en colère, à la gorge gonflée, (tel qu’) on en voit au front des Pharaons (ou) couronnant le sommet des temples, en Égypte (Symboles, p. 986).

L’hydre est la figure de tous les vices. Vivant dans le marais, l’hydre est le plus spécialement caractérisée comme symbole des vices banals. Tant que le monstre vit, tant que la vanité n’est pas dominée, les têtes, symbole des vices, repoussent, même si, par une victoire passagère, on parvenait à couper l’une ou l’autre. Le sang de l’hydre est un poison : Héraclès y trempait ses flèches ; s’il se mêlait à l’eau des fleuves, les poissons devenaient impropres à la consommation. Ce qui confirme l’interprétation symbolique : tout ce qui touche aux vices ou en procède se corrompt et corrompt (ibid. p. 514).

Sur ce tableau, ce qui touche l’Hydre, ce sont des cadavres.

La trouée (dans le rocher) : Symbole de l’ouverture sur l’inconnu … symbole de toutes les virtualités (ibid. p. 979).

Située à droite — côté progressif — sur la toile, cette trouée indique qu’Hercule ne s’arrêtera pas à ce combat avec l’Hydre — donc ne mourra pas — mais ira vers une autre aventure.

Le soleil : Bien que voilé par des nuages, le soleil a de l’importance car il est placé au centre de la peinture, à l’intersection des diagonales. Il possède de nombreuses valeurs symboliques. Or Héraclès/Hercule, figure ouranienne (il a les cheveux blonds), représenté en Apollon (dieu du Soleil), est le fils de Zeus/Jupiter (symbolisé aussi par le soleil, qui lui-même est l’image du Père, ibid. p. 895). L’opposition entre Hercule et l’Hydre de Lerne manifeste donc symboliquement l’opposition entre le ciel et la terre, entre personnage ouranien et personnage chthonien, entre le Bien et le Mal.

En cela, l’œuvre Hercule et l’Hydre de Lerne est allégorique.

9. Analyse chromatique :

Les couleurs créent une atmosphère. Ici, tout le paysage est un camaïeu de tons bruns.

Or le brun se situe entre le roux et le noir, mais tirant sur le noir. Il va de l’ocre à la terre foncée. Le brun est, avant tout, la couleur de la glèbe, de l’argile, du sol terrestre. Il rappelle aussi la feuille morte, l’automne, la tristesse. Il est une dégradation et comme une mésalliance des couleurs pures. Comme le noir, le brun a un symbolisme infernal ou militaire (Symboles, p. 150).

Le noir, ici évocateur du néant et du chaos … évoque la mort (ibid. p. 674).

Le roux (ou orangé) est une couleur chthonienne, tandis que le blond est celle des dieux, déesses et héros, chez les Anciens (ibid. p. 823 et 132).

Avec le rouge ou l’ocre jaune, le bleu manifeste les rivalités du ciel et de la terre (ibid. p. 130).

On retrouve les thèmes du ciel, de la terre, du soleil et de la mort — trame de cette toile.

10. Composition, style et synthèse :

Gustave Moreau montre ici son goût pour le fantastique et le macabre. Outre les personnages désignés par le titre, on y voit un amoncellement de cadavres.

De plus, quand on regarde sa signature, en bas à droite de la toile, on aperçoit aussi des têtes coupées, crânes, débris humains de toute sorte.

Le style de l’artiste emprunte des formes au Maniérisme (membres allongés et fins du héros) et des thèmes au Romantisme (héros solitaire, nature hostile, mort).

Mais comme dans Œdipe et le Sphinx, dans Hercule et l’Hydre de Lerne les personnages sont idéalisés, et l’attitude calme des héros face aux monstres inspire la réflexion plus que la crainte.

Cette peinture appartient bien au Mouvement symboliste.

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