Dans un panier de crabes

Je reviens d’un récent voyage à Baltimore (États-Unis), ville dont j’ai déjà eu l’occasion de vanter les huîtres, mais qui est surtout célèbre pour ses crabes, spécialité locale emblématique.

Des crabes, on en voit partout.

Sur les panneaux municipaux et les portes des maisons,

dans les magasins de souvenirs et les musées,

et, bien sûr, au marché et dans les restaurants !

À l’instar des habitants de Baltimore, les Romains de l’Antiquité appréciaient les produits de la mer, notamment les crustacés. D’ailleurs une fresque d’un triclinium (salle à manger) de Pompéi ne montre pas ici de crabe, mais une langouste, des seiches et divers coquillages — témoignage de leur présence dans les menus des riches citoyens :

Fresque-Pompéi-Crustacés

Le naturaliste Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère) décrit les crabes avec un point de vue scientifique, mais rapporte également des croyances bizarres à leur sujet. Au genre des animaux dépourvus de sang appartiennent les langoustes, défendues par une écaille fragile ; elles se tiennent cachées pendant cinq mois. Il en est de même des cancres, qui disparaissent à la même époque ; et ces deux espèces d’animaux, dépouillant au commencement du printemps leur vieille peau, comme les serpents, reparaissent avec une enveloppe nouvelle. Tous les animaux de ce genre souffrent de l’hiver ; ils s’engraissent à l’automne et au printemps, surtout pendant la pleine lune, parce que le tiède éclat de cet astre rend la nuit plus tempérée. Les cancres effrayés marchent à reculons aussi vite qu’en avant ; ils se battent entre eux comme les béliers, en se heurtant de leurs cornes. On dit que lorsque le soleil traverse le signe du Cancer, leur cadavre, à sec sur le rivage, se transforme en scorpion (Histoire Naturelle, Livre III, 50-51, traduction d’Émile Littré, Paris, 1855).

La traduction d’Émile Littré rappelle que l’ancien nom français du crabe (cancre) était directement issu du latin cancer, cancri. Il n’y a pas si longtemps encore, on désignait ainsi un mauvais élève (qui “marchait à reculons”). Mais Jacques Prévert l’a immortalisé avec humour dans le poème “Le Cancre” du recueil Paroles (1946) : Il dit non avec la tête/mais il dit oui avec le cœur/il dit oui à ce qu’il aime/il dit non au professeur

Outre son premier sens de “crabe, écrevisse”, le nom latin cancer a plusieurs significations.

Il renvoie, en second lieu, au “Cancer” du zodiaque.

La mythologie gréco-romaine attribue l’histoire de ce signe à la légende d’Héraclès/Hercule. Quand il dut combattre l’hydre de Lerne, monstre à neuf têtes, lorsque l’une d’elles était coupée, une autre repoussait à sa place. De plus, Héra/Junon envoya (pour aider l’hydre) un énorme crabe, d’où le proverbe : “Même Héraclès ne peut pas combattre deux ennemis”, prononcé par le héros lorsqu’il fit appel à son compagnon d’armes Iolaos. Ce dernier, alors qu’Héraclès coupait les têtes, les brûlait avec des tisons ardents. Le crabe, qu’Héraclès tua en l’écrasant sous son pied, est supposé être devenu la constellation du Cancer (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 486).

Le troisième sens de cancer est “chaleur violente” — car, situé dans l’hémisphère Nord, le signe zodiacal du Cancer couvre la période du 22 juin au 22 juillet, correspondant au début des grandes chaleurs de l’été. C’est pourquoi, opérant une fusion poétique entre l’animal et la constellation, Ovide (Ier siècle) écrit : on était en été, au milieu du jour ; la chaleur brûlait les bras recourbés du Cancer, hôte des rivages (Métamorphoses, Livre X, v. 127 traduit par Georges Lafaye, 1925-1930).

D’après les textes de Pline l’Ancien et d’Ovide, on comprend pourquoi, symboliquement, Le crabe, comme de nombreux autres animaux aquatiques, est lié paradoxalement aux mythes de la sécheresse et de la lune dès l’Antiquité classique, son image était associée à celle de la lune (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 307). En effet, le premier auteur dit que les crabes se nourrissent pendant la pleine lune, tandis que le deuxième évoque la sécheresse car la chaleur brûlait. En outre, les crabes, tout comme la lune, marchent soit en avant, soit en arrière (Ibid.).

Quant au quatrième sens, il est médical : c’est celui de “chancre, cancer”. En cela, il fait écho au nom grec καρκινος (karkinos), le crabe, qui a donné “carcinome” (ulcère malin), “carcinologie” (autre nom de la “cancérologie”) — termes anciens mais toujours actuels se rapportant au cancer, maladie.

Polysémique, le mot latin cancer a une connotation plutôt négative.

De même, dans la langue française, le mot “crabe” figure dans des expressions triviales ou négatives : “marcher en crabe” (de côté), “un vieux crabe” (un vieillard peu accommodant), “un panier de crabes” (milieu dont les membres cherchent à se nuire). Enfin, en argot, on appelle “crabe” : un gardien de prison, un caporal dans l’armée, un comédien au cinéma, et un pou de pubis ou morpion !

Ainsi le crabe peut-il sembler plutôt maléfique, même s’il a quelques vertus. Quand les coquilles de crabe sont épaisses, les Américains prédisent un hiver froid ; quand les crabes quittent l’eau, c’est un présage de pluie. Pour les Américains toujours, voir un crabe quand on marche sur la grève annonce une dispute. Des deux côtés de l’Atlantique, la chair de crabe remédiait à la rage. Aux États-Unis, les crustacés attrapés en période de nouvelle lune passaient pour les plus efficaces : ils étaient brûlés et le malade mangeait les cendres (Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 531-532).

Mais pour en revenir aux habitants de Baltimore, ils ont su prendre les crabes avec humour, en jouant sur les mots. Jugez-en par ces deux exemples : Crabby girl n’est pas une fille-crabe, mais une fille “qui ronchonne” (du verbe anglais ‘to crab’ = maugréer, râler) et I got crabs (J’ai attrapé des crabes OU j’ai attrapé des morpions) !

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