Le lac Averne : Énée et la Sibylle de Cumes

Lors d’une récente visite au Yale Center for British Art à New Haven (Connecticut), j’ai pu admirer le tableau de J.M. William TURNER intitulé Le lac Averne : Énée et la Sibylle de Cumes. J’en propose ici une analyse personnelle.

1. Le peintre : Joseph Mallord William TURNER (1775-1851, né et mort à Londres), de nationalité anglaise, est un artiste précocement doué. Il est admis à la Royal Academy à l’âge de 15 ans et il expose sa première œuvre (une aquarelle) à 16 ans. Ensuite, il s’adonne à la peinture à l’huile (sans abandonner l’aquarelle) et expose sa première toile à 21 ans.

Autoportrait (c. 1799), Tate Britain, Londres

À 25 ans, il ouvre sa propre galerie pour y montrer ses œuvres, devient célèbre et indépendant financièrement. Il commence à voyager à l’âge de 27 ans (en 1802) et découvre la France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg, le Danemark, la Suisse et, bien sûr, l’Italie — pays très prisé des artistes du Romantisme. Après son voyage en Italie (1819), le caractère descriptif des motifs disparaît au profit des effets de la lumière. Turner s’inspire des paysagistes hollandais, admire Claude Gellée dit Le Lorrain, et puise aussi ses sources d’inspiration “sur le motif” (= “peindre directement sur le terrain, en plein air”). Il a un goût particulier pour les sujets exprimant le déchaînement des éléments naturels (nuages, pluie, neige etc.).

En 1846 (il a 71 ans), il se retire de la vie publique et change même de nom pour vivre modestement et tranquillement ! À sa mort, il lègue généreusement de l’argent destiné à construire un asile pour les artistes pauvres, ainsi que 20 000 œuvres environ (dont 282 peintures) pour les musées de Londres.

2.L’œuvre : Lake Avernus: Aeneas and the Cumaean Sibyl (titre original), peint entre 1815 et 1816, huile sur toile, Yale Center for British Art (Paul Mellon Collection), New Haven, États-Unis.

3.Mouvement : Début du Romantisme. L’Angleterre est le pays où apparaît le terme de ‘romantisme’ pour caractériser les paysages sauvages ou propices à la rêverie (L’Histoire de la peinture pour les Nuls, p. 226).

4.Genre ou Catégorie : Paysage. 

La notice du musée indique que ce tableau fut exécuté pour Sir Richard Colt Hoare, antiquaire et artiste amateur qui possédait un magnifique jardin paysager à Stourhead (Wiltshire, Royaume-Uni) — lequel jardin avait été dessiné pour évoquer le paysage italianisant idéal. Turner n’avait pas encore visité l’Italie quand il peignit cette toile, mais Hoare lui avait donné ses propres esquisses du paysage de Cumes.

5.Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls, First Éditions, 2009 (pour la biographie) ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Virgile, Énéide.

6.Thème : Littéraire.

J.M. William Turner s’est intéressé à la mythologie et à la littérature gréco-romaine, particulièrement l’œuvre de Virgile. 

Le chant VI de l’Énéide, au milieu de l’œuvre, est consacré à la descente aux Enfers du héros troyen Enée, qui, venant de quitter Carthage et la reine Didon, pour accomplir son destin de fondateur de ville, veut consulter son père, Anchise, mort depuis un an. Mais il rend d’abord visite à la prestigieuse Sibylle de Cumes, qui lui annonce les épreuves auxquelles il sera confronté en Italie.

Voici la prédiction que lui livre la prophétesse en transes : Toi qui es enfin quitte des grands périls de la mer — mais la terre t’en réserve de plus graves — aux royaumes de Lavinium les Dardanides parviendront — écarte ce souci de ton cœur — mais ils voudront aussi n’y être point parvenus. Des guerres, je vois d’affreuses guerres, le Thybris (nom poétique du Tibre) couvert d’une écume de sangLa cause de tels malheurs pour les Troyens, c’est une fois encore une épouse étrangère, c’est une fois encore un hymen cherché au dehorsToi, ne cède pas au malheur ; au contraire, va de l’avant, avec plus d’audace que ta fortune ne t’y autorisera … (traduction de l’édition Hatier, Les Belles Lettres).

Cette prédiction est obscure, mais elle n’est pas absurde, et la Sibylle donne à Énée le conseil de garder confiance en l’avenir.

7.Analyse iconographique :

Énée et la Sibylle de Cumes

Cette peinture est avant tout un paysage italianisant servant de décor à une histoire.

Histoire assez complexe, puisque le tableau représente simultanément trois moments successifs de la rencontre entre Énée et la Sibylle de Cumes.

À droite du tableau, J.M.W. Turner montre d’abord Énée et ses compagnons en train de faire un sacrifice au dieu Apollon, puis, au milieu de la toile, Énée écoutant ensuite les paroles de la Sibylle inspirée par le dieu. Car insatisfait de la réponse divine, Énée a quitté l’autel du sacrifice, fait volte-face et demandé à la Sibylle de l’aider à descendre aux Enfers pour consulter son défunt père, Anchise. La Sibylle lui dit de trouver un “rameau d’or” pour le donner à Proserpine, femme du dieu Pluton et reine des Enfers. Le rameau enfin trouvé, elle le brandit et s’apprête à descendre avec Énée en passant par la grotte du lac Averne.

 

Aucun personnage ne regarde vers le public, qui est exclu de l’histoire. 

8.Analyse symbolique :

Le lac Averne : Lac proche de Cumes et de Naples. Tout près se trouvait la grotte par laquelle on prétendait qu’Énée descendit aux Enfers. On utilisait parfois ce nom pour désigner les Enfers eux-mêmes. On suppose qu’il provient du grec ‘aornos’ “sans oiseaux”, et on estimait, en conséquence, qu’aucun oiseau ne vivait aux abords du lac (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 137).

 

Dans le paysage peint par J.M.W. Turner, le lac qu’aucune vague n’agite, crée un effet de miroir avec la mer de la côte napolitaine, qu’on aperçoit à l’arrière-plan du tableau, et avec le ciel, à peine voilé de petits nuages, et sans oiseau.

Énée : Héros de l’épopée écrite par Virgile, imitant Homère, Énée est le fils du Troyen Anchise et de la déesse Vénus/Aphrodite. Plusieurs légendes finissent par en faire un des fondateurs de Rome.

L’histoire de l’origine troyenne de Rome a été reprise par Virgile. Dès le IIè siècle avant notre ère, la ‘gens’ des Iulii (le “clan” des Juliens qui prétendaient descendre de Iule, autrement nommé Ascagne), Jules César en tête, exploita sa descendance d’Enée et de Vénus afin d’accroître son influence politique. Virgile, en célébrant dans son Énéide l’ancêtre troyen d’Octave, le fils adoptif de Jules César et le futur empereur Auguste, réinstallait aussi Énée dans son rôle de héros national (Antiquité, p. 357).

Énée et la Sibylle de Cumes

Turner l’a représenté en général romain avec la cuirasse de métal et le casque orné d’un plumet, ainsi que le manteau pourpre de l’imperator (général en chef) comme celui porté par Jules César. Cet anachronisme pictural définit le personnage (anonyme car vu de dos) comme chef et homme d’action. Son attitude est dynamique : il vient de se tourner (mouvement des pieds) et semble sur le point de dégainer son épée. 

La Sibylle : “sibylle” est le nom générique donné par les Anciens à diverses prophétesses grecques et romaines … Lorsqu’elles prophétisent, les sibylles sont dans un état d’extase, on les croit possédées d’un dieu, généralement Apollon, qui parle par leur bouche … Leurs paroles sont enregistrées par écrit et les cités composent des recueils — appelés “livres sibyllins” — difficiles à comprendre, d’où le sens moderne de l’adjectif “sibyllin”, synonyme de “hermétique, obscur”.

Portrait de Lady Hamilton en Sibylle de Cumes, par Mme Vigée-Lebrun, 1792

La plus fameuse de ces prophétesses est la sibylle de Cumes en Campanie … La caverne où elle vivait se visite encore aujourd’hui … Selon une histoire célèbre, Apollon offrit à la sibylle de Cumes tout ce qu’elle pourrait désirer, si elle consentait à le prendre pour amant. Elle demanda à vivre autant d’années qu’il y avait de grains dans une poignée de sable, et il y en avait des milliers, mais elle oublia de demander une éternelle jeunesse … (Antiquité, p. 918-920).

Intéressé par ce thème, Turner a peint en 1823 une huile sur toile intitulée The Bay of Baiae with Apollo and the Sibyl, qui est exposée à la Tate Britain à Londres :

Ce personnage hors du commun a eu une postérité : les sibylles figurent au plafond de la Chapelle Sixtine, peint par Michel-Ange ; par son tableau Auguste et la Sibylle de Tibur (1580) le peintre Antoine Caron propose une interprétation politique et religieuse des pouvoirs de divination au temps des guerres de religion qui ensanglantèrent la France du XVIè siècle. Quant au poète satirique Paul Scarron, il dépeint la Sibylle sous les traits d’une femme grotesque dans son Virgile travesti, au XVIIè siècle.

9.Analyse chromatique :

Un camaïeu de bleu et de vert ainsi que le brun dominent la toile-paysage.

Le bleu du lac, de la mer, du ciel et du vêtement de la Sibylle symbolise le thème de la divinité et de la divination, car il est chemin de l’infini, où le réel se transforme en imaginaire … le bleu n’est pas de ce monde ; il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine, qui est surhumaine (Dictionnaire des Symboles, p. 129-132).

Le vert des arbres et de la végétation qui bordent le lac Averne, au seuil des Enfers souterrains, garde un caractère étrange et complexe, qui tient de sa double polarité : le vert du bourgeon et le vert de la moisissure, la vie et la mort. Il est l’image des profondeurs et de la destinée (Symboles, p. 1002-1007).

Le brun des falaises rocheuses et du sol est, avant tout, la couleur de la glèbe, de l’argile, du sol terrestre (Symboles, p. 150).

Le blanc de la tunique longue de la Sibylle symbolise l’initiation, c’est-à-dire le passage d’un état dans un autre (comme le vit la prophétesse quand elle parle au nom d’Apollon ou quand elle décide d’accompagner Énée du monde des vivants au Royaume des morts). 

Le rouge du manteau d’Enée symbolise le pouvoir (militaire, impérial).

10.Composition, style et synthèse :

Les diagonales de la toile se croisent sur une extrémité du lac Averne, mettant en valeur son eau d’un bleu profond, quasi mystérieux (triangle du bas), ainsi que (triangle du haut) le ciel pâle et serein — deux éléments importants du paysage. Le ciel occupe d’ailleurs le tiers supérieur de la toile (ligne tracée en bleu).

La Sibylle occupe une position centrale et sa silhouette se détache sur le bleu du lac. Ce que l’on distingue des gestes des personnages, bras levés, donne une tonalité dramatique à ce paysage, qui n’est calme qu’en apparence.

La petitesse des personnages en comparaison de la nature environnante (arbres immenses, falaises rocheuses, tombeau monumental en ruines) est caractéristique du Romantisme. 

Un des contemporains de Turner caractérisait ses paysages de “portraits de rien, mais très ressemblants” (Peinture pour les Nuls, p. 229).

 

 

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