Vertumne et Pomone

À Lisbonne, dans le plus grand musée du Portugal — le Museu nacional de Arte antiga (Musée national des Arts anciens) —, une des “œuvres invitées” (obra convidada) de juin à octobre 2016, était le tableau de Jacob JORDAENS intitulé Vertumne et Pomone.

Comme cette peinture symbolise, par l’intermédiaire de personnages mythologiques romains, l’abondance des récoltes en été et en automne, il m’a semblé approprié d’en proposer une analyse à cette époque de l’année.

1. Le peintre : Jacob Jordaens est un peintre, dessinateur et graveur flamand (né à Anvers en 1593, où il est mort en 1678). Il a été formé auprès de peintres maniéristes flamands, dont Adam Van Noort, et a collaboré avec Rubens à partir de 1630 — et ce, pendant une vingtaine d’années. Il a subi également une influence italienne, notamment celle du Caravage et du Titien. Sa production artistique, abondante et très colorée, comprend des portraits, des cartons de tapisserie, des décorations et des tableau à sujets religieux, mythologiques et populaires, généralement sensuels, mais empreints d’un certain moralisme.

En 1636, le cardinal Ferdinand, frère de Philippe IV d’Espagne, commanda une soixantaine de peintures de sujets mythologiques auprès de Rubens, la plupart basées sur les Métamorphoses d’Ovide, dont l’histoire de Vertumne et Pomone. L’ensemble des peintures était destiné au cabinet royal de chasse connu sous le nom de la Torre de la Parada, dans les environs de Madrid. Rubens termina seulement les esquisses, laissant beaucoup de l’exécution des tableaux “aux plus grands peintres d’Anvers” (avait-il dit). Jacob Jordaens était l’un d’eux et il réalisa plusieurs œuvres, parmi lesquelles Vertumne et Pomone.

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2. L’œuvre : Vertumne et Pomone (Vertumnus e Pomona), huile sur toile, 1638, Donation Sacor, Museu de Caramulo-Fundaçaô Abel e Joaô de Lacerda, exposée pendant quelques mois au Museu nacional de Arte antiga, Lisbonne, Portugal.

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3. Le Mouvement : Baroque spécifiquement flamand.

Le mot “baroque” viendrait du portugais barroco ou de l’espagnol barrueco (désignant en joaillerie la forme irrégulière d’une perle). Se dit d’un art très orné, peu naturel, extravagant, bizarre, et, spécialement, de la période 1580-1660 qui correspond à la Préciosité italienne, espagnole et française (Nouveau vocabulaire de la dissertation et des études littéraires, p. 28, Hachette, 1986).

4. Genre ou catégorie : Allégorie.

5. Le Thème : Mythologique.

Voici quelques extraits de l’histoire de Vertumne et Pomone racontée par Ovide au Livre XIV des Métamorphoses.

Il commence par le portrait de Pomone.

Parmi les Hamadryades (Nymphes des arbres) du Latium aucune n’était plus habile dans la culture des jardins ; aucune ne montrait un goût plus vif pour les productions des arbres ; de là son nom (du latin pomum, le fruit). Ce qu’elle aime, ce ne sont ni les forêts, ni les rivières, mais les champs et les rameaux chargés de fruits abondants. Sa main ne porte point de javelot, mais une serpette recourbée, qu’elle emploie tantôt à émonder la végétation luxuriante et à contenir l’élan des pousses vagabondes, tantôt à fendre l’écorce, où elle greffe un bourgeon étranger, que nourrira une sève nouvelle.

Pomone ne s’intéresse pas à Vénus, c’est-à-dire à l’amour, mais, comme elle redoute les violences des dieux champêtres, elle ferme ses vergers en dedans ; elle interdit à ceux du sexe mâle d’y pénétrer.

Cependant, le jeune Vertumne, passionnément amoureux de Pomone, veut à tout prix l’approcher. Pour ce faire, il revêt toutes sortes de déguisements — son nom provenant du verbe latin vertere, qui veut dire “changer” (soit un dieu ayant la faculté de changer de forme à son gré, soit le dieu présidant aux changements de saisons, selon le Dictionnaire de l’Antiquité, p. 1040). Ainsi est-il successivement laboureur, moissonneur et vigneron. En vain.

Finalement, sous l’apparence d’une vieille femme, il commence par complimenter la nymphe sur ses jardins et lui donne quelques baisers comme n’en eût jamais donné une vieille femme véritable. Puis il s’assied sur la terre, tout courbé, regardant au-dessus de lui les branches qui plient sous le poids des présents de l’automne. Il y avait là un orme que décoraient les grappes brillantes suspendues à ses flancs ; il admire cet arbre et la vigne qu’on lui a donnée pour compagne.

Puis Vertumne plaide sa propre cause, en faisant à Pomone un portrait flatteur de lui-même : À toi seule il voue son existence entière. Ajoute qu’il est jeune, qu’il a reçu de la nature le don de la beauté et qu’il peut prendre, quand il faut, toutes les formes… Et puis n’avez-vous pas les mêmes goûts ? Ces fruits que tu cultives, n’est-il pas le premier à les recevoir ? Ne prend-il pas avec joie entre ses mains les présents que tu dispenses ?

Après de nombreuses paroles de séduction, Voyant que ce discours ne lui a servi de rien, le dieu caché sous la forme d’une vieille femme reprend celle d’un jeune homme ; il rejette l’attirail du grand âge et il apparaît à la nymphe tel que se montre le soleil resplendissant, lorsqu’il sort vainqueur des nuages accumulés devant lui et qu’il nous rend sa lumière dégagée de tous les obstacles. Il se préparait à la violence ; mais la violence est inutile ; la nymphe est séduite par la beauté du dieu et à son tour elle est atteinte de la même blessure (traduction de Georges Lafaye, 1925-1930).

6. Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms propres, L’Histoire de la peinture pour les Nuls et ma traduction personnelle de la notice du musée (pour la biographie) ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, et Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (pour les analyses).

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7. Analyse iconographique :

Comme l’indique le titre, le tableau met en scène Vertumne et Pomone. La scène représente l’instant où Vertumne, rejetant son déguisement de vieille femme (on le remarque au voile qui couvre encore sa tête), apparaît “au naturel” à Pomone.

Dans un décor au ciel serein, au paysage champêtre planté d’arbres — des bouleaux et une charmille, au fond à droite, et un orme sur lequel s’enroule une vigne portant des raisins, à gauche — un couple occupe la partie centrale de la toile.

Le jeune homme, esquissant une génuflexion et mettant la main gauche sur son cœur, déclare son amour à la jeune femme ; il met son autre main sur l’épaule gauche de la femme, en un geste protecteur. Quant à elle, assise sur un gros rocher, le dos tourné au spectateur, mais faisant face au jeune homme, elle pose sa main gauche sur la poitrine de celui-ci. Cela pourrait être un geste de surprise, car, tenant dans sa main droite une serpette (ou faucille), elle a interrompu sa tâche. Elle était en train de couper les légumes (des courges ou potirons) ainsi que les fleurs (chrysanthèmes, entre autres) que l’on aperçoit au tout premier plan de la toile. Mais son expression semble sereine ; c’est donc plus vraisemblablement un geste d’amour — car elle est séduite par la beauté du dieu, dit Ovide.

La lumière, qui, venant de la gauche est projetée de l’avant vers l’arrière de la scène, éclaire le corps aux chairs opulentes (canon de beauté chez les Flamandes de l’époque de Rubens et de Jordaens) de Pomone, ainsi que la poitrine de Vertumne qui apparaît tel que se montre le soleil resplendissant.

Vertumne et Pomone se regardent les yeux dans les yeux, tandis que, personne ne le regardant, le spectateur est exclu de l’histoire. Mais il peut exercer son jugement.

8. Analyse symbolique :

Comme Pomone est une nymphe des bois (Hamadryade), elle est entourée de signes relevant de la Nature et, particulièrement, du végétal.

La serpette (ou faucille) en raison de sa forme, est fréquemment mise en rapport avec le croissant de la lune … Les armes recourbées sont en général en rapport avec le symbolisme lunaire et avec celui de la fécondité : signe de féminité … Elle symboliserait ainsi le cycle des moissons qui se renouvellent : la mort et l’espoir des renaissances (Dictionnaire des Symboles, p. 428).

Les autres instruments agricoles (pelle, arrosoir) confirment que la nymphe s’occupe d’horticulture (voir le potager sur le côté droit).

Les fleurs sont le symbole de l’amour et de l’harmonie caractérisant la nature primordiale. Le chrysanthème est, par excellence, la fleur automnale ; et l’automne est la saison de la vie paisible après l’achèvement des travaux des champs (Symboles, p. 447 et 248).

Les courges (ou potirons)  sont un symbole d’abondance et de fécondité (ibid., p. 302).

La vigne est un important symbole, notamment en ce qu’elle produit le vin, qui est l’image de la connaissance … Elle est aussi l’expression végétale de l’immortalité (ibid., p. 1012-1014).

La vigne enroulée autour de l’orme, à qui on l’a donnée pour compagne, est une métaphore de l’union future de Vertumne et Pomone.

Les arbres sont des symboles de la vie, en perpétuelle évolution, en ascension vers le ciel … (ils servent aussi) à symboliser le caractère cyclique de l’évolution cosmique : mort et régénération ; les feuillus surtout évoquent un cycle, eux qui se dépouillent et se recouvrent chaque année de feuilles (ibid., p. 62).

9. Analyse chromatique :

Le blond des cheveux de Pomone est la marque de sa divinité, car Chez les Anciens, dieux, déesses, héros, ont été blonds (Symboles, p. 132). Le fait que ses cheveux soient tressés et disciplinés révèle sa vertu, sa pudeur.

Le rouge de la cape de Vertumne est une couleur ambivalente. Mais ici elle est image d’ardeur et de beauté, de force impulsive et généreuse, de jeunesse, de santé, de richesse, d’Éros libre et triomphant … couleur de Dionysos (dieu grec du vin) … (p. 831-833).

Le brun, qui se décline en camaïeu sur cette toile, va de l’ocre à la terre foncée. Il est avant tout, la couleur du sol terrestre. Il rappelle aussi la feuille morte, l’automne (p. 150).

10. Composition, style et synthèse :

Vertumne et Pomone s’inscrivent à l’intérieur d’un triangle dont les côtés partent de chaque coin en bas de la toile et se rejoignent au sommet. Cela donne toute l’importance au couple qu’ils forment.

Le tableau illustre le mythe d’Ovide avec des détails précis (la serpette, l’orme et la vigne etc.) ; il adhère donc à la narration.

Jordaens a une aptitude particulière pour les sujets champêtres, un don pour peindre les fleurs et les fruits, et, dans cette œuvre, il se surpasse lui-même dans le traitement des feuillages et des légumes. Il faut dire que, pendant les années 1630, le public flamand (belge et hollandais) manifeste de l’intérêt pour la peinture des fleurs.

Également intéressante est la référence aux peintures du Titien, dans la lumière dorée qui touche les arbres et la façon dont le ciel est rendu. Cela participe de la sensualité qui se dégage de Pomone, et qui préside aux douceurs de l’Automne.

Pour finir, notons que le nom français “pomme” vient de pomum (fruit), étymologie de Pomone.

En latin, la “pomme” se disait malum et a donné lieu à des rapprochements avec l’adjectif neutre malum — signifiant “mauvais”, “mal”.

De là à faire de ce fruit le “Fruit du Mal”, il n’y a qu’un pas … qu’Adam et Ève auraient, dit-on, franchi !

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