Un objet de fascination

Quelle divinité gréco-romaine liée au Printemps est-elle, à proprement parler, un objet de “fascination” ?

Pour répondre à cette question, une rapide consultation du dictionnaire (Robert) nous indique que le verbe “fasciner”, de nos jours synonyme de “captiver, charmer, émerveiller, séduire”, a signifié “ensorceler” jusqu’au XIXè siècle. Il vient du verbe latin fascinare, lui-même dérivé du nom fascinum, “charme, maléfice”. Ainsi les mots français de même étymologie, comme “fascination, fascinateur, fascinant”, ont-ils une connotation de sortilège et de magie (noire) héritée du très superstitieux monde de l’Antiquité.

Par ailleurs, le même nom fascinum signifie également “membre viril”, comme l’atteste, par exemple, le poète Horace dans une de ses Épodes, qui fait la satire d’une vieille prostituée. En présence de cette femme, laide mais excitante, l’homme dit que son “membre est moins engourdi” (minus languet fascinum ; poème 8, vers 18).

De plus, il existe un dieu appelé Fascinus (ou Phallus) qui est “employé” contre les sortilèges. Pline l’Ancien le mentionne dans son Histoire Naturelle : À l’arrivée d’un étranger, ou quand on regarde un enfant endormi, la nourrice crache trois fois, quoiqu’il soit déjà sous la protection du dieu Fascinus, protecteur non seulement des enfants, mais encore des généraux, divinité dont le culte, confié aux vestales, fait partie de la religion romaine ; ce Fascinus qu’on attache au char des triomphateurs … (Livre XXVIII, ch. VII, 4 ; traduction par É. Littré, 1848).

En effet, pour conjurer le mauvais sort, qui pouvait frapper l’innocent enfant ou le général glorieux (donc peut-être trop chanceux), ce Fascinus, ou Phallus, était “matérialisé” sous forme de fascinum ou amulette phallique (réunissant ainsi les deux sens du mot). Car, pour les Anciens, tout ce qui est phallique était apotropaïque, c’est-à-dire détournait le mauvais sort, protégeait de la sorcellerie.

Les amulettes phalliques qu’on voit sur ces photos sont de petits objets dotés d’un anneau pour les attacher ; de cette façon, ils étaient portés sur soi, placés sur des objets, peints sur les murs, etc. (d’après Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, p. 1371 sq.), donc ils pouvaient être attachés au berceau d’un enfant ou au char d’un triomphateur.

Amulettes phalliques, Musée Saint Raymond, Toulouse (France)

D’autres spécimens d’amulettes étaient reliés à des pratiques religieuses.

Amulettes apotropaïques de Conimbriga (Portugal)

Selon le Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, p. 747-748), le phallus, représentation de l’organe génital masculin, symbole de fertilité (était) porté en procession lors de nombreuses cérémonies religieuses de l’Antiquité, afin de stimuler la fécondité de la terre, des troupeaux et des hommes, et de prévenir l’extinction de la descendance. En Grèce, le phallus était plus particulièrement associé au culte de Dionysos (Bacchus à Rome), dieu de la Fertilité, d’où son lien avec la comédie ; d’Hermès, le dieu des Pâturages, des Cultures et des Troupeaux ; et de Déméter, la déesse de la terre. Lors de la fête romaine des Liberalia (en mars, fêtes comparables aux Dionysies grecques) le phallus était aussi porté en procession.

Dionysos/Bacchus, dieu de la Fertilité et du Vin, était en outre le dieu du Théâtre, donc de la Comédie, la Tragédie et le Drame satyrique — pièce semi-comique avec des satyres, créatures réputées lubriques, portant des queues et oreilles de cheval, et conduits par Silène, ami du dieu.

Silène dans Le Triomphe de Bacchus, frise en terre cuite (c. 1790), Musée des Beaux Arts, Ottawa (Canada)

Or La comédie fit sa première apparition lors des Dionysies (cérémonies en l’honneur du dieu, au mois de mars) de 486 av. J.C. Dans la Poétique, Aristote distingue deux influences. La première serait “ceux qui conduisent les chants phalliques”, c’est-à-dire ceux qui mènent les participants qui accompagnaient les phalloi (φαλλοι) durant les processions, lors des fêtes dionysiaques d’Athènes, et qui échangeaient des plaisanteries avec les autres participants ou les spectateurs. Cette théorie est confirmée par le mot grec qui désigne la comédie, kômôidia, qui signifie “chant du kômos” et vient de kômos (κωμος) une procession de fêtards … Par ailleurs, la comédie ancienne accordait un rôle important au chœur ; elle conservait quelques éléments phalliques et était associée au culte de Dionysos (Antiquité, p. 241 sq.).

Bacchus dans Le Triomphe de Bacchus, Musée des Beaux Arts, Ottawa

Quant à Hermès/Mercure, dieu polyvalent des Communications, du Commerce (des marchands et des voleurs), des Routes et Frontières, de la Fertilité des troupeaux, de l’Art oratoire, de l’Interprétation (herméneutique) etc., son nom dériverait de Herma. Or les Hermae ou “piliers d’Hermès” en Grèce, étaient des piliers de pierre quadrangulaires supportant un phallus en érection, et surmontés par le buste du dieu Hermès ; dressés comme marque-frontière aux croisements, près du bord des routes, près des bâtiments publics, et devant les maisons, certains servaient de poteaux indicateurs. Ils étaient censés écarter les influences mauvaises. On les considérait avec respect (Antiquité, p. 492).

Copie romaine (Ier siècle) d’un original grec, Palazzo Massimo, Rome

Plus encore emblème des forces de la Reproduction, voici un Hermès ithyphallique (de ιθυς droit, i.e. un pénis en érection), représenté avec son caducée sur une fresque de Pompéi, actuellement au Musée archéologique national de Naples (Italie) : on peut comprendre qu’il exerce encore une certaine “fascination” !

Lui et Priape, dieu italien des jardins et de la Fertilité, représenté comme une petite créature difforme avec un phallus énorme, qui faisait fuir les voleurs et les oiseaux (Antiquité, p. 817) étaient vénérés pour leur phallus symbole de la puissance génératrice, source et canal de la semence, en tant que principe actif (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 746) et symbolisant, de plus, la loyauté et les plaisirs de l’amour physique, mais aussi spirituel (Superstitions, p. 1371).

Quel objet de fascination que ce dieu Fascinus/Phallus, qui, dans l’Antiquité, reliait le printemps, la saison des amours, la continuation des générations, la comédie et la magie !

Quand, à notre époque moderne, on apprend que, en 1991, la langue anglaise possédait 144 mots pour désigner le sexe masculin, et la langue française 312 (d’après un article tiré de Pour tout l’or des mots, coll. Bouquins, p. 1029 sq.), il y a de quoi se demander si ce dieu a traversé les âges et survit encore dans nos civilisations !

Ce qu’a très bien compris un chocolatier belge dont la vitrine, que j’ai vue à Bruges, exerce sur les passants une fascination certaine !

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