Au-delà du terminus

Au-delà du terminus — Non, ce n’est pas si étrange que cela d’utiliser cette formulation ! Mais où cela nous emmène-t-il ? Jugez plutôt !

Le 23 février avait lieu, dans la Rome de l’Antiquité, la fête des Terminalia, célébration annuelle en l’honneur du dieu Terminus.

La religion italique primitive avait un caractère animiste, surtout dans les campagnes. On honorait les “puissances” surnaturelles (appelées numina, pluriel de numen) qu’on imaginait cachées dans les sources, les bosquets, les champs etc. Et parmi celle-ci, le numen Terminus, “le dieu Terme qui préside aux bornes” (selon la définition du dictionnaire latin-français Gaffiot) et qui les personnifie.

Terminus-dictionnaire Gaffiot

Au tout début du premier siècle, le poète OVIDE décrit dans les Fastes — sorte de long calendrier poétique —  les rites accomplis en l’honneur de cette divinité : O Terminus, qu’on t’adore sous la forme d’un bloc de pierre, ou dans un vieux tronc d’arbre arraché du sein de la terre, tu n’en es pas moins un dieu ! Les maîtres de deux champs qui se touchent te couronnent en même temps ; ils t’offrent deux guirlandes et deux gâteaux sacrés (Fastes, II, vers 640 sq., traduction de Maurice Nisard, 1857).

Ensuite, Ovide explique le contenu de la cérémonie, composée principalement d’un sacrifice sur un autel et un bûcher. On jette du froment et du miel dans les flammes, on arrose le feu de vin, on immole un jeune animal (agneau ou truie).

Sacrifice-IIIè s.Palazzo Massimo-Rome

À la suite du sacrifice, il y a un joyeux banquet réunissant tous les voisins ; ils glorifient Terminus, le dieu “mitoyen” qui, par des bornes, à la fois les sépare et les rapproche. Le poète se fait l’écho de leur célébration : Tu sers de limite entre les peuples, les cités, les royaumes ; sans toi, le moindre coin de terre enfanterait des querelles éternelles. Impartial entre tous, incorruptible, tu es le gardien sain et sûr des champs que l’on t’a confiés (Ibid.).

Mais d’où vient l’inviolabilité de Terminus ?

C’est l’historien TITE-LIVE qui, au premier siècle avant notre ère (-29), raconte dans l’Histoire romaine l’origine de la “sanctification” du fameux numen. Il explique d’abord que Tarquin le Superbe (dernier roi de Rome) voulait (au VIè siècle avant notre ère) que l’emplacement du Capitole fût réservé tout entier à Jupiter, à l’exclusion de toute autre divinité. Pour ce faire, il fallait donc enlever tous les petits temples érigés par d’autres rois. Mais Tandis qu’on jetait les premiers fondements de l’édifice (le temple de Jupiter), la volonté des dieux se révéla, dit-on, par des signes qui annonçaient la puissance future de l’empire romain. Les augures permirent qu’on enlevât tous les autels, excepté celui du dieu Terminus ; et l’on interpréta cette exception de la manière suivante : le dieu Terminus gardant sa place, et seul de tous les dieux n’ayant pas été dépossédé de son sanctuaire, présageait la solidité et la durée de la puissance romaine (Histoire romaine, I, § 55, 2-4, traduction de Maurice Nisard, 1864).

On voit donc comment Terminus a été investi par les anciens Romains de toute une puissance symbolique ! Au point que, conquérants invétérés, ils ont étendu l’imperium Romanum (“empire romain” — territoire et puissance politique) avec une justification logique, car, comme le dit Ovide à la fin de sa glorification de Terminus : Les autres peuples ont des limites qu’ils ne doivent pas franchir : mais l’empire romain ne finit qu’où finit l’univers (Fastes, II, v. 683-684).

C’est pourquoi, de simple numen qu’il était, Terminus est devenu un dieu, dont le culte, initialement privé, a été pris en charge par l’État. D’où la fête des Terminalia.

Ce nom propre est passé notamment dans la langue française, et sous de multiples formes : terminus, bien sûr, mais également terme, terminaison, terminer, terminal, interminable, détermination (action de fixer une limite, aux sens propre et figuré), déterminant, déterminer, indéterminé etc. Beaucoup de gares possèdent un “hôtel Terminus” — sujet de plaisanterie pour les auteurs de la B.D. Astérix légionnaire :

HotelTerminus-Uderzo

Et si en latin terminator signifie “celui qui pose des limites”, le héros schwarzeneggerien du film Terminator de James Cameron (1985) se soucie-t-il des limites humaines ?

Cependant, pour en revenir au titre de cet article (et jouer sur les mots), qu’y avait-il “au-delà de Terminus” dans la Rome de l’Antiquité ?

Les Terminalia marquaient la fin de l’année religieuse, le 23 février.

Or, selon le Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 171), à l’époque de Jules César, l’année romaine comprenait 355 jours répartis sur douze mois de la manière suivante : Januarius, 29 jours ; Februarius, 28 ; Martius, le premier mois originel, 31 ; Aprilis, 29 ; Maius, 31 ; Junius, 29 ; Quintilis, “cinquième mois” (plus tard Julius), 31 ; Sextilis, “sixième mois” (plus tard Augustus), 29 ; September, “septième mois”, 29 ; October, “huitième mois”, 31 ; Novembre, “neuvième mois”, 29 ; December, “dixième mois”, 29.

Ce calendrier ne correspondait ni au cycle du Soleil ni à celui de la Lune, et en 46 av. J-C. l’écart entre l’année solaire et l’année civile était d’environ trois mois. Sur l’avis du mathématicien Sosigène, César dota l’année 46 av. J-C. de 445 jours, pour supprimer cet écart, et il institua l’année de 365 jours à partir du 1er janvier 45, chaque mois ayant essentiellement la même durée que dans notre calendrier. Il institua également l’année bissextile, d’abord utilisée à tort tous les trois ans ; à partir de 8 av. J-C., elle revint tous les quatre ans, comme à notre époque. Le jour supplémentaire fut ajouté en redoublant le 24 février.

Il y avait donc deux 24 février, donc un 24 février bis. On comptait les jours à reculons à partir du 1er mars (jour des Kalendes ou calendes — d’où vient le nom de “calendrier”), en incluant le jour du 1er mars et celui du 24 février bis. Et on lisait littéralement le sixième jour deux fois, soit ante bis sextum diem ante Kalendas Martias (a.d. bis VI Kal. Mar.) — ce qui a donné le mot bissextile, qui est resté, même si maintenant il y a un 29 février au lieu de deux 24 !

Ainsi, à Rome, au-delà des fêtes de Terminus une autre année allait commencer. Nous, héritiers de plusieurs us et coutumes de l’Antiquité gréco-romaine, nous allons célébrer l’année 2016 — une année olympique et bissextile !

P.S. Voici la “Borne de Terminus” du sculpteur japonais Yasuo Mizui, exécutée en 1969 et exposée à l’Open Air Museum de Hakone (Japon) — que j’ai pu voir en 2017.

Pour laisser un commentaire, utilisez "Contact"