La Liberté guidant le Peuple

Analyse du tableau La Liberté guidant le Peuple de DELACROIX, pour rendre hommage à Paris.

1. Le peintre : Eugène DELACROIX , né le 26 avril 1798 à Saint Maurice, près de Paris, et mort le 13 août 1862 à Paris, appartient à une famille d’artistes, mais on dit qu’il serait le fils naturel de Talleyrand ! Élève brillant, de culture classique, il possède des talents de musicien, écrivain (il tiendra un journal à partir de 1822), dessinateur et peintre. Il entre en 1815 dans l’atelier du peintre Guérin, disciple de David, et y rencontre Géricault qui lui fait connaître les peintres nordiques exposés au Musée du Louvre, notamment Rubens et Rembrandt. Ses premières toiles (La Barque de Dante, 1822, ainsi que Les Scènes des massacres de Scio, 1824) font scandale, parce qu’elles présentent des événements contemporains de l’artiste. Or, selon la tradition académique, les sujets picturaux doivent être tirés de la Bible ou de l’Antiquité — seules sources propres à élever l’esprit car on y célèbre des hauts faits — et non pas de l’actualité. Après un séjour en Angleterre, Delacroix s’engage politiquement, attiré par les mouvements de libération nationaux. Et de son voyage en Afrique du Nord (Maroc, Algérie), il rapporte de nouvelles sources d’inspiration ainsi que le goût pour les couleurs et la lumière méditerranéennes — ce qu’il appelle “l’Antiquité véritable”. Il se spécialise dans le genre de l’orientalisme, à la mode en France depuis le XVIIè siècle (Femmes d’Alger, 1841, Sultan du Maroc entouré de sa garde, 1845). La fin de sa carrière artistique, qui produira plusieurs œuvres religieuses, le verra comblé d’honneurs officiels.

2. L’œuvre : La Liberté guidant le Peuple, 1831, huile sur toile. Dimensions 260 cm x 325 cm, Musée du Louvre, Paris (France).

Delacroix-La Liberté

3. Classification : Romantisme.

Ce Mouvement, dont Delacroix devient le chef de file en peinture, triomphe avec le Salon de 1827. Delacroix fréquente plusieurs écrivains (George Sand, Victor Hugo, Théophile Gautier, Stendhal) et musiciens (Chopin) romantiques, mais leurs relations sont parfois difficiles. Le poète Baudelaire lui voue une admiration non payée de retour ! Parmi les thèmes chers aux Romantiques, on retrouve dans ce tableau ceux de la violence et de la mort.

4. Genre ou catégorie : Allégorie et, en même temps, scène de genre.

5. Le Thème : Historique. Delacroix fut un témoin direct de la scène qu’il a représentée. D’abord intitulé Le 28 juillet 1830, ce tableau évoque une des journées, appelées Les Trois glorieuses, de la Révolution de juillet 1830 au terme de laquelle le roi Charles X fut renversé.

Le 25 juillet 1830, Charles X avait signé des “Ordonnances” pour repousser l’instauration d’un régime parlementaire en France… Sa première Ordonnance muselait la presse, la seconde dissolvait la Chambre. La loi électorale était modifiée par la troisième… Les journalistes du National, Thiers et Armand Carrel, avaient aussitôt pris la tête de l’opposition. “Le gouvernement a violé la légalité, disait la pétition du National, nous sommes dispensés d’obéir.” C’était annoncer l’insurrection. Les ouvriers imprimeurs, les étudiants, les journalistes se répandaient dans les rues. Dans la nuit du 27 au 28, sous la direction de Godefroy Cavaignac et des jeunes élèves de l’École polytechnique, des barricades surgissaient dans les rues. Le 28, tout l’Est de Paris était gagné à la Révolution. On hissait le drapeau tricolore sur les tours de Notre-Dame.

6. Bibliographie : Encyclopédie du Romantisme, éd. Somogy-Paris, 1980 et L’Histoire de la peinture pour les Nuls, éd. First, 2009 (pour la Biographie et le Thème) ; Histoire de la France par Pierre Miquel, éd. Fayard, 1981 (citation en italiques dans le Thème) ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins (cf. Analyses symbolique et chromatique).

Delacroix-La Liberté

7. Analyse iconographique :

La scène, présentée en légère contre-plongée, est à la fois réelle et imaginaire. Au premier plan, on voit des morts : à gauche, un cadavre presque nu, à droite deux soldats de l’armée royale (qui comptait 8 000 hommes), en uniforme. Au second plan, une jeune femme, placée au centre et bien éclairée (elle se détache sur un fond de nuage blanc), la poitrine dénudée, coiffée d’un bonnet phrygien, tenant un fusil à baïonnette dans la main gauche et brandissant un drapeau tricolore (bleu-blanc-rouge) de la main droite. Elle regarde derrière elle les gens qu’elle entraîne dans son sillage. À sa gauche, un jeune garçon, coiffé d’un béret noir, portant une giberne (sac de cuir contenant les cartouches) en bandoulière, fait écho à la jeune femme en adoptant les mêmes gestes des bras, avec les deux mains armées de pistolets. Tous les deux sont en train d’escalader une barricade, faite de poutres (visibles à droite) et de pavés (à gauche). Au milieu de cette barricade se traîne un blessé vêtu d’une chemise bleue et coiffé d’une sorte de foulard noué sur la nuque ; dans une posture de supplication, il regarde la femme. Au troisième plan, à gauche, trois hommes suivent de près la femme et le garçon, et semblent se diriger, eux aussi, vers le spectateur, qu’ils regardent. L’un, armé d’un fusil, portant redingote et chapeau haut-de-forme noirs, est Delacroix lui-même. Mais, selon L’Histoire de la peinture pour les Nuls, il n’a en fait participé aux événements qu’à la fin, pour arrêter des insurgés qui s’enfuyaient ! À côté de lui, un jeune garçon (près des pavés), portant une coiffe militaire, et un homme barbu, avec un béret d’ouvrier, tiennent chacun un sabre. Au quatrième plan, derrière la femme, une foule nombreuse et armée disparaît dans la fumée. On peut cependant voir le bicorne d’un Polytechnicien au-dessus du canon du fusil de Delacroix. Au fond, on distingue les tours de Notre-Dame — ce qui situe la scène à Paris ; mais c’est un Paris plus fantasmagorique que réel.

8. Analyse symbolique :

Comme le titre définitif du tableau l’indique, c’est une peinture allégorique et elle est d’ailleurs devenue le symbole universel des révolutions (Histoire de la Peinture pour les Nuls). C’est pourquoi la Liberté et le Peuple sont écrits avec une majuscule. Et cela révèle que la signification du tableau dépasse l’interprétation personnelle de l’événement par Delacroix.

La jeune femme est donc la Liberté. De forte carrure, la poitrine nue, l’aisselle non épilée, c’est une fille du peuple. Mais c’est aussi une divinité grecque. En effet, elle possède les critères de la beauté grecque traditionnelle dans l’Art : le nez droit (profil grec), le pied nu et grec (deuxième orteil plus long que le premier), le drapé collant de sa robe qui fait penser à la tunique “mouillée” des Caryatides. Ainsi ressemble-t-elle également à une Victoire (Νικη Niké) antique, c’est-à-dire à un présage et à une garantie de succès.

Le bonnet phrygien : la Liberté a sur la tête le signe distinctif des esclaves affranchis dans l’Antiquité gréco-romaine. Car l’esclave libéré de sa condition servile portait ce bonnet lors de la cérémonie d’affranchissement et s’appelait ensuite libertus (= liberatus, esclave qui a reçu la liberté). La Liberté porte donc haut le symbole de la liberté : la seule chose plus “haute” dans la charpente du tableau est le drapeau !

Dans ce tableau, les chapeaux sont une marque distinctive et symbolique de la condition de chacun : le béret de l’étudiant, le foulard et le béret des ouvriers, le haut-de-forme du bourgeois, le bicorne du Polytechnicien. Les vêtements également (chemise, redingote, uniformes) identifient leurs porteurs, même s’il est manifeste que certains insurgés se sont approprié tout ce qu’ils pouvaient glaner sur leur passage (en témoigne le cadavre dépouillé).

Les armes (fusil, sabre, pistolet etc.) symbolisent en même temps l’instrument de la justice et celui de l’oppression, la défense, la conquête. En toute hypothèse, l’arme matérialise la volonté dirigée vers un but… La psychanalyse voit dans la plupart des armes un symbole sexuel. La désignation de l’organe masculin est la plus claire, lorsqu’il s’agit de pistolets. Ici, elles font ressentir la violence, la tension et aussi l’excitation des participants à l’événement.

La fumée : elle est due aux combats où parle la poudre ainsi qu’aux incendies allumés par les insurgés. Les colonnes de fumée s’élevant du bas vers le haut symbolisent la jonction de la terre et du ciel et une spiritualisation de l’homme. Couvrant le décor parisien où elle crée un effet dramatique (il y a le feu, la foule indistincte est nombreuse) et fantasmagorique, elle focalise l’attention du spectateur sur les personnages principaux que sont la Liberté et le Peuple.

Le drapeau tricolore : depuis 1789 il représente la France — ce qui est confirmé dans l’article 2 de la Constitution actuelle. Le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la Patrie, a dit le poète Lamartine, cité par le Dictionnaire Petit Robert. Ici, il symbolise le désir “républicain” (au sens latin premier du mot République : Res Publica, la Chose Publique, l’affaire de tous) du peuple français qui revendique des libertés fondamentales dont veut le priver le roi Charles X.

9. Analyse chromatique :

Il y a une opposition entre les couleurs sombres et les claires. L’ensemble du tableau est brun, gris, noir et beige. Mais s’en détachent l’ocre et le groupe tricolore bleu-blanc-rouge.

L’ocre jaune pâle de la robe de la Liberté est une couleur neutre, intermédiaire, couleur de terre, qui traduit ici l’origine modeste du personnage. Elle est d’abord une fille du peuple, et ce qui compte c’est moins elle-même que le drapeau qu’elle brandit.

Les trois couleurs “bleu-blanc-rouge” se retrouvent plusieurs fois sur la toile, en plus du drapeau, et attirent l’œil. Le blanc figure dans la chemise du cadavre, dans les écharpes du jeune garçon aux pistolets et de l’ouvrier au sabre, ainsi qu’à la bordure de la robe de la Liberté. Le blessé central porte une chemise bleue et une ceinture rouge. Enfin, le ciel contient des touches estompées des trois couleurs.

10. Charpente et style :

La composition du tableau est dynamisée non seulement par les contrastes de couleurs, mais aussi par les oppositions de lignes verticales (bras et armes levés, tours de la cathédrale) et horizontales (corps couchés) ainsi que la netteté des personnages individualisés opposée au flou de la multitude. La Liberté se trouve encadrée dans une pyramide dont la base part des cadavres du premier plan et monte jusqu’au drapeau qui occupe la place centrale en haut de la toile. Par conséquent, le bonnet phrygien et le drapeau sont au-dessus de la mêlée — ce qui symbolise un mouvement vers le ciel, vers l’Idéal.

11. Synthèse : Cette toile est une allégorie, mais ce qui est intéressant c’est que la Liberté est incarnée par une jeune femme — seul personnage féminin de cette scène — qui a l’air “ordinaire”, mais qui est transcendée par l’idéal qu’elle représente. D’autre part, elle est secondée par un jeune garçon. Tous deux symbolisent l’avenir : idée que le peintre assume totalement en se représentant à leurs côtés.

Décriée lors de l’exposition du tableau au public en 1831, la jeune femme-Liberté est devenue un emblème de la République Française sous forme de timbres-poste, à la fin des années du “Franc” !

Hommage à Paris et hommage à la Liberté : un dessin inspiré du tableau de Delacroix a été déposé Place de la République en novembre 2015, après les attentats perpétrés dans la capitale française.

Place de la République-nov-2015

N.B. En janvier 2020, j’ai vu sur un mur du restaurant La Liguria à Santiago du Chili un tableau inspiré de celui de Delacroix. Mais je ne sais pas quel combat est représenté.

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