Décembre, ou le mois de Saturne

Le mois de décembre, mois numéro dix (decem) de l’année romaine antique (avant qu’elle ne débute le 1er janvier, à partir de 153 avant notre ère), était consacré à Saturne — un dieu étrange et ambivalent.

Or la civilisation occidentale a emprunté à l’Antiquité gréco-latine plusieurs coutumes relatives à ce dieu, qui marquent ce qu’on appelle de nos jours “les fêtes de fin d’année”.

Dans la mythologie gréco-latine, Saturne était un ancien dieu italique, identifié au dieu grec Kronos (ou Cronos), un Titan qui était marié à sa sœur, Rhéa. Il eut avec elle beaucoup d’enfants ; mais comme une prédiction lui avait appris qu’il serait détrôné par un de ses fils, il les dévorait tous, à peine nés.

C’est ce côté cruel et morbide de Saturne que le peintre espagnol Francisco de Goya a représenté dans une de ses “peintures noires”, une de ses dernières œuvres, vers 1820.

Sur cette murale peinte dans sa villa, la Quinta del Sordo, transférée sur une toile (143,5 cm x 81,4 cm) dans les années 1870 et donnée au Musée du Prado (Madrid) en 1881, on voit un Saturne vieux (cheveux gris), au regard fou (yeux exorbités) et au corps décharné, dévorer un jeune corps humain dont il a déjà mangé la tête et un bras.

Mais Rhéa sauva son fils Zeus (Jupiter) en donnant à son époux, à la place du nouveau-né qu’elle cacha en Crète, une pierre emmaillotée qu’il engloutit sans difficulté. Plus tard, Jupiter accomplit la prédiction, en détrônant son père et en le forçant à régurgiter ses autres enfants, en l’occurrence Vesta, Cérès, Junon, Pluton et Neptune (dont je cite les noms latins). Saturne se réfugia dans le Latium (région autour de Rome).

Dès lors commença une nouvelle ère. Car tant que Saturne régna sur le Latium, ce fut “l’Âge d’or” (aurea aetas), une période mythique de bonheur que célébrèrent les poètes élégiaques latins, attribuant l’étymologie du nom de Saturne au participe passé satus, qui signifie “semé”.

Ovide, par exemple, écrit au Livre I des Métamorphoses : Aurea prima sata est aetas, quae vindice nullo / Sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat L’âge d’or fut semé le premier, qui, sans répression, sans lois, pratiquait de lui-même la bonne foi et la vertu (traduction de G. Lafaye, 1925-1930).

Saturne enseigna donc aux hommes l’agriculture — décembre étant le mois où commence sous terre la germination des graines. Présidant à l’ensemencement et à la fertilisation du sol, comme la nymphe Pomone, qui cultivait les fruits, il était une divinité honorée des paysans, notamment des vignerons.

Cette vision idyllique, où tous, êtres humains et animaux, vivaient en harmonie et paisiblement dans une nature généreuse, est représentée sur une fresque peinte par Pierre de Cortone (entre 1637 et 1640) au palais Pitti à Florence (Italie).

Cela fait de Saturne un agent de “civilisation” et, selon le Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 900), un dieu des Semailles, hypothèse que pourrait confirmer le temps de sa fête, les Saturnales, célébrées dans le calendrier de Numa le 17 décembre, c’est-à-dire entre les ‘Consualia’, fête du dieu des Greniers, et les ‘Opalia’, qui célèbrent le dieu de l’Abondance.

Les Saturnales (Saturnalia) étaient, du 17 au 19 décembre, la fête la plus joyeuse de l’année : temps de plaisir, de bienveillance, de licence, de cadeaux échangés et de bougies allumées, c’est par certains aspects le prototype de notre fête de Noël (ibid.).

Les cadeaux offerts à l’occasion s’appelaient strenae, d’où vient le mot “étrennes“. Ce nom signifie, selon le Dictionnaire Gaffiot, d’abord “présage, pronostic”, puis “présent que l’on fait un jour de fête pour servir de bon présage, étrenne.”

Les étrennes sont données au nom de l’Invisible, afin de commencer un nouveau cycle par un geste de bon augure, présage d’abondance (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 422).

À Rome, ce cadeau pouvait être des rameaux porte-bonheur provenant du bois sacré de la déesse Strenia (déesse de la Santé et de la Force physique) que l’on avait coutume de s’échanger au Nouvel An (Antiquité, p. 951). Strenia agissait comme son homologue grecque, la déesse Hygie (dont le nom a donné “hygiène”). C’est pourquoi, sans doute, on se souhaite encore maintenant une “bonne santé” avec les vœux de “bonne année” !

La déesse Hygie

Les étrennes pouvaient également consister en une somme d’argent. Dans les Vies des douze Césars, l’historien Suétone décrit la popularité de l’empereur Auguste que tout le monde voulait remercier le 1er janvier : Kal. Jan. strenam in Capitolio estima absenti, ex qua summa pretiosissima deorum simulacra … Aux Calendes de janvier, lors même qu’il était absent, on lui portait des étrennes au Capitole. De cet argent il achetait les plus belles statues des dieux… (Vitae Caesarum, Aug., 57, traduction de M. Nisard, 1855).

Pour en revenir aux coutumes des Saturnales, Tout d’abord, on offrait au temple de Saturne un sacrifice, qui était suivi d’une fête publique. Le travail cessait ; tout le monde mettait ses habits de fête et se coiffait du bonnet appelé pil(l)eus (Antiquité, p. 900).

Le pileus (ou pilleus), bonnet de feutre qu’on mettait en voyage, à la campagne, ou lors des Saturnales, est la coiffe que portait l’esclave antique lors de son affranchissement — coiffe devenue un symbole bien connu de la liberté. C’est le bonnet qu’arbore la Liberté peinte par Eugène Delacroix, dont la tête fut ensuite reproduite sur des timbres français.

Ajoutant à la liberté, Ces jours étaient les seuls de l’année où il était permis de jouer en public à des jeux de hasard (ibid.).

Les Romains, toutes classes sociales confondues, aimaient les jeux — qu’ils soient de hasard (aleae – racine du mot “aléatoire”) ou organisés (comme les “jeux” du Cirque ou les courses de chars). Le jeu de dés, illégal sauf lors des Saturnales, était un passe-temps très apprécié. Il faisait tellement partie de la mentalité romaine que Jules César l’employa métaphoriquement pour indiquer sa détermination à affronter le sort, lorsqu’il franchit le Rubicon pour marcher sur Rome avec ses troupes. Le fameux “Alea jacta est ! Le sort (littéralement, le dé) en est jeté !” est resté célèbre. Même si, dit-on, César aurait plutôt prononcé cette phrase en grec.

Toujours pendant les Saturnales, Les esclaves avaient congé, ou se faisaient même parfois servir par leurs maîtres. Chaque famille choisissait un roi d’un jour pour présider aux festivités (Ibid.). Personne ne travaillait, sauf les cuisiniers qui fabriquaient toutes sortes de gâteaux, dont le gâteau dit “du roi” — devenu plus tard, sous l’influence du Christianisme, la “galette des rois” de l’Épiphanie (6 janvier). Le roi était tiré au sort ou désigné — coutume qui remonte aux banquets de la Grèce ancienne (lire les œuvres de Platon) que présidait un “roi” de circonstance, qui menait la conversation et indiquait aux convives le nombre de coupes de vin qu’ils devaient boire !

Scène de banquet, Musée archéologique de Thessalonique

Évidemment, tout le désordre apporté par cette fête — les bouleversements sociaux et une permissivité excessive comme on en trouve encore dans les carnavals — tout cela fut l’objet de critiques et finit par donner au mot de “saturnales” un sens péjoratif. On appelle parfois ‘saturnales’ des réunions que caractérisent la débauche et le désordre, en souvenir de la Rome antique (Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, éd. Nathan, p. 219).

Quant à Saturne, on le connaît désormais comme une des planètes du système solaire, et il est pour les alchimistes, (le) plomb, métal ‘froid’ comme cette planète elle-même. D’où le ‘saturnisme’, intoxication par le plomb.

D’autre part, l’adjectif “saturnien(ne)” est associé à la mélancolie — caractérisée par des sautes d’humeur, par référence à l’ambivalence du comportement de Saturne. C’est souvent le sens de “triste” que revêt cet adjectif, comme dans les Poèmes saturniens (1866) de Verlaine. De manière plus ou moins implicite, le signe de Saturne est aussi associé aux amours ‘scandaleuses’, et en particulier à l’homosexualité, comme en témoignent, par exemple, plusieurs images de Proust dans ‘Sodome et Gomorrhe’ (1921) (ibid., p. 220).

Étrange dieu, en effet, que Saturne, à la fois bon et mauvais ! Pour atténuer l’importance de son culte, mais sans le supprimer tout à fait, sous l’influence prépondérante du Christianisme, plusieurs des coutumes liées aux saturnales furent déplacées au Nouvel An, et ensuite ajoutées aux célébrations traditionnelles de la fête de Noël (Antiquité, p. 900).

Cela se passa au IVè siècle … et dure encore !

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