Buenos Aires à la Grecque

Comme mon précédent article l’annonçait, voici quelques trouvailles que j’ai faites se référant à l’Antiquité grecque dans la capitale de l’Argentine moderne.

C’est surtout dans l’architecture de certains monuments que l’on remarque des emprunts à l’architecture grecque antique, revenue à la mode au XIXè siècle en Europe et dans une bonne partie du continent américain (où travaillèrent architectes et artistes européens, principalement italiens, espagnols et français).

Par exemple, la Faculté de Droit de Buenos Aires a des allures de temple grec, par ses grandes dimensions, ses colonnes cannelées, ses chapiteaux doriques, et même son matériau de construction.

 

Dans les parages de cette faculté, on peut voir deux statues de personnages appartenant à la mythologie grecque : Zeus/Jupiter et un centaure.

La statue de Zeus a été offerte en 2012 à la ville de Buenos Aires par la Union Helenica Peloponense de la America del Sud pour célébrer le 50è anniversaire de cette association grecque en Argentine. C’est une copie du fameux bronze datant du 5è ou 4è siècle avant notre ère et représentant Zeus, dit de l’Artémision, car la statue fut originellement trouvée au Cap Artémision (Grèce) dans les années 1920. Zeus, dieu des dieux et maître de l’Olympe, brandit son foudre qu’il s’apprête à lancer. Mais certains archéologues pensent qu’il pourrait aussi s’agir du dieu Poséidon/Neptune brandissant son trident. 

La statue montre un personnage idéal, nu, car la nudité dans la statuaire grecque classique indique que l’être qui apparaît humain (expression intense du visage, tension des muscles, veines saillantes de ses pieds) n’est pas un simple mortel, mais un héros ou un dieu. Ici, un petit foulard vert noué à son cou constitue (pour moi) une énigme humoristique, qui fait, pour ainsi dire, un peu “tomber” le dieu “de son piédestal” !

Quant au centaure, statue du sculpteur français Antoine Bourdelle (1861-1929), il est “blessé” (titre de la sculpture), d’où l’extrême tension de son torse. La lyre (ou cithare) qu’il retient sur sa croupe de cheval révèle que ce centaure n’est pas comme les autres, brutaux, incultes et grossiers. Il s’agit du centaure Chiron, qui était sage et bienveillant, connaissait la médecine, la musique, la chasse et l’art de la prophétie. Il fut le maître des héros grecs les plus célèbres, Asclépios, Jason et Achille. Mais Hercule combattit les centaures lors d’un de ses Douze Travaux, et Chiron fut touché par une de ses flèches empoisonnées. Bien qu’immortel, il souffrit beaucoup et, ne souhaitant plus vivre, il fit cadeau de son immortalité à Prométhée, l’un des Titans. Zeus fit de lui la constellation du Centaure (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 204-205).

Pour continuer sur l’architecture à la Grecque, certains immeubles (notamment la Banque d’Argentine) portent des colonnes aux chapiteaux d’ordre ionique (avec deux volutes) ou bien composite (par la combinaison d’un motif d’ordre corinthien — les feuilles d’acanthe — avec les volutes caractéristiques de l’ordre ionique). 

L’imposant édifice abritant maintenant l’Ambassade du Chili en Argentine affiche à son sommet une série de statues représentant des divinités gréco-romaines et (probablement) des allégories.

Malgré la hauteur, on reconnaît quelques divinités grâce à leurs attributs. À l’extrême-gauche, on distingue le trident de Poséidon/Neptune, dieu des mers. À l’extrême-droite, c’est le caducée aux deux serpents entrelacés du Messager des dieux, Hermès/Mercure. Ce caducée symbolise sa fonction de héraut. Mais Hermès/Mercure “patronne” aussi d’autres échanges, étant, de plus, le dieu du commerce, des voyages, de l’éloquence, et de toutes les transactions et communications.

Quant aux autres personnages, tous féminins, j’ai eu plus de difficulté à les identifier. Cependant, la troisième statue à partir de la gauche tient une gerbe dans sa main gauche : il s’agit de la déesse grecque Déméter, mieux connue sous son nom latin Cérès (qui a donné “céréales”), protectrice des moissons.

Pourquoi ces divinités ont-elles été représentées sur cet édifice ? Mon opinion personnelle est que, dans une ville portuaire telle que Buenos Aires, elles symbolisent les échanges commerciaux par voie maritime et internationaux. C’est sans doute la raison de la présence d’un globe terrestre dans la main de la divinité (ou allégorie ?) située à côté du dieu Hermès/Mercure.

Autre bâtiment imposant — et très apprécié des habitants de Buenos Aires et des touristes — la librairie El Ateneo, qui se situe dans l’ancien théâtre “Grand Splendid”.

L’Athénée, tel qu’on l’appelle en français, était à Athènes le temple d’Athéna (protectrice de la cité et déesse grecque de la Sagesse), lieu de réunion des faiseurs de discours. À Rome, c’était le célèbre institut d’Hadrien destiné à héberger les conférences et les récitations de rhéteurs et d’autres personnalités littéraires (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 115). Hadrien, empereur romain de 117 à 138, fut le plus intellectuel et le plus cultivé de tous les empereurs (Antiquité, p. 466), et philosophe lui-même.

L’Athénée antique était donc une sorte d’université. À l’époque moderne, le nom d’Athénée a été donné à plusieurs théâtres, dont l’un, qui existe encore, a été construit et ouvert à Paris (9è arr.) à la fin du XIXè siècle : L’Athénée-Louis-Jouvet.

Sur l’immeuble de Buenos Aires, on distingue, au-dessus du porche d’entrée, des atlantes, statues d’hommes ayant l’air de soutenir des édifices (voir aussi la photo en en-tête), ainsi qu’un sigle représentant un temple grec stylisé.

À l’intérieur, tous les espaces de l’ex-théâtre ont été aménagés pour la commodité du public. L’ancienne scène a gardé son rideau rouge, mais elle est maintenant un café avec de bonnes pâtisseries ; les balcons et loges regorgent de livres.

Bien sûr, j’ai eu plaisir à feuilleter quelques B.D. de Quino, dont l’héroïne, Mafalda, est un personnage connu dans le monde entier ! En Argentine, beaucoup de publicités portent son effigie. J’ai retrouvé aussi des romanciers argentins (Arturo Perez-Reverte et Mario Vargas Llosa) que j’avais lus en traduction (ignorance de l’espagnol oblige !) et bien appréciés. Et j’ai constaté avec amusement qu’une des revues sur le comptoir des caisses portait le titre de Quid (“Quoi ?”, en latin).

Quelques achats plus tard, c’est dans un autre lieu célèbre, le Teatro Colón, que j’ai fait une intéressante visite guidée. Notre guide avait de quoi commenter, tant la décoration de style baroque ou rococo, datant du début du XXè siècle, est impressionnante ! 

Mythologie grecque et latine

Outre les statues de Vénus et l’Amour, les dorures, les mosaïques, les lustres, les meubles et objets décoratifs, j’ai pu admirer deux magnifiques et immenses vitraux glorifiant deux auteurs majeurs de la littérature grecque : Sapho et Homère.

La poétesse lyrique Sapho (ou Sappho) est née à la fin du VIIè siècle av. J.-C. sur l’île de Lesbos. Sappho était, semble-t-il, la principale personnalité d’un cercle de femmes et de jeunes filles qui formaient sans doute son public. Elle était très intimement liée à ce groupe d’amies ; elle parle de ses amours avec une grande simplicité et une passion intense. Ses deux poèmes les plus fameux sont (1) l’hymne à Aphrodite, (2) une déclaration d’amour à une jeune fille dont la vue seule trouble profondément la poétesse, alors qu’un jeune homme assis à côté d’elle témoigne l’indifférence d’un dieu. Dans les fragments qui ont survécu, il n’est pas fait allusion à des relations physiques entre femmes, mais une génération plus tard le poète Anacréon signale malicieusement que le nom de Lesbos connote l’homosexualité féminine (Antiquité, p. 895-896)

De là viennent les mots “lesbien(ne), lesbianisme, saphique” dans le vocabulaire français.

Sur ce vitrail, l’atmosphère grecque est rendue par la mer et le bateau, à l’arrière-plan, ainsi que les costumes et les couronnes. Les instruments de musique (lyre et flûte) connotent le lyrisme de la poésie qui était traditionnellement chantée et accompagnée de musique dans l’Antiquité. L’autel qui fume (au premier plan) renvoie au temple et au sacré, car certains poèmes de Sapho sont des chants cultuels. Mais on remarque que celle-ci ne se trouve pas en la seule compagnie de jeunes filles, puisque deux hommes barbus (des philosophes ?) se tournent vers elle, debout, placée en hauteur et ainsi glorifiée. 

Le deuxième vitrail (réalisé par le même manufacturier français) met en scène Homère, poète épique grec qui aurait vécu au VIIIè siècle avant notre ère. Qu’il ait existé ou non, qu’il ait été seul ou non à écrire ses chefs-d’œuvre, il fut considéré principalement comme l’auteur de L’Iliade et de L’Odyssée (Antiquité, p. 509). La présence sur le vitrail d’un soldat porteur d’une lance et d’un bouclier rappelle le thème guerrier de L’Iliade, épopée sur la Guerre de Troie. 

Les Grecs anciens représentaient Homère comme un ménestrel aveugle, ayant souffert de la pauvreté et du malheur au cours de sa vie errante jusqu’à sa mort (ibid.). Le détail du vitrail montre bien la cécité d’un homme maigre, vieux (barbe et cheveux blancs) affaibli (assis), et qui joue d’un instrument de musique (lyre ou cithare). Il est cependant glorifié par le tissu pourpre qui le couvre, teinture peut-être utilisée à l’époque homérique (Antiquité, p. 812), très chère, et symbole de pouvoir.

Pour magnifiques qu’ils soient, ces vitraux contiennent des anachronismes. On peut, en effet, remarquer le temple grec semblable au Parthénon d’Athènes, sur le vitrail consacré à Homère — temple qui ne fut bâti sur l’Acropole qu’au “siècle de Périclès” (Vè siècle avant notre ère). 

Mais l’Art a tous les droits.

Et puisque le Parthénon est devenu un symbole universel de la Grèce et de la démocratie en vigueur au siècle de Périclès, il n’est pas étonnant que ce symbole ait été repris par une artiste argentine, Marta Minujin, pour édifier El Partenon de libros prohibidos (Le Parthénon des livres interdits) à Buenos Aires, en 1983.

Dans une salle du Museo Nacional de Bellas Artes, j’ai vu des photos et lu des explications sur l’œuvre éphémère et participative conçue par Marta Minujin pour célébrer l’arrivée de la démocratie en Argentine après sept ans et demi de dictature sanglante. À la fin de l’année 1983 une immense réplique du Parthénon fut érigée au centre de la ville sur l’Avenida 9 de Julio. Structure métallique de 12 mètres de haut et composée de 48 colonnes, elle fut recouverte de 20.000 livres bannis pendant la dictature. Ils étaient enveloppés dans des sacs en plastique et formaient les briques de El Partenon, monument emblématique de la Démocratie.

Cette installation fut reconstruite en 2017 à la foire artistique Documenta 14 à Kassel, en Allemagne, sur la place Friedrichsplatz où, en 1933, les Nazis avaient brûlé environ 2.000 livres censurés. 

À Kassel, la construction était de même dimension que le vrai Parthénon et contenait des livres objets de censure dans plusieurs pays : l’Argentine, l’Espagne, l’Allemagne, les États-Unis et la France.

Pour finir, Buenos Aires n’est peut-être pas une cité grecque extra-territoriale (comme Melbourne), mais c’est une ville où tout amateur de l’Antiquité gréco-latine à l’esprit d’aventure peut trouver des sujets d’intérêt et d’émerveillement !

 

 

 

 

 

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