Allégorie de la Fortune et de la Vertu

L’Allégorie de la Fortune et de la Vertu, petit tableau de Rubens que j’ai vu dans un musée de Buenos Aires, m’a semblé avoir une résonance morale, sinon politique, intéressante. J’en propose une analyse personnelle.

Le peintre : Pierre Paul Rubens, peintre et dessinateur flamand, né en 1577 à Siegen, en Allemagne, fait pendant sa jeunesse de nombreux déplacements. Entre 1589 et 1600, il est étudiant, puis apprenti chez un peintre à Anvers. Ensuite il quitte la Belgique pour aller à Rome, où il arrive en 1601. Il y découvre Raphaël, les Carrache et le Caravage. Au service du Duc de Mantoue, il parcourt l’Italie et accomplit des missions diplomatiques. À Venise, il découvre Titien, dont il admire aussi les œuvres en Espagne dans les collections royales — Espagne où il est envoyé en ambassade en 1603. De retour à Anvers en 1608, il se marie avec Isabelle Brandt en 1609, achète une maison où il ouvre un grand atelier, et il élabore un style qui fera sa gloire. Il travaille notamment avec Pieter Bruegel l’Ancien, et il supervise la réalisation de certains tableaux effectués par des peintres spécialisés dans son atelier car, même s’il a une extrême fécondité jointe à une rapidité d’exécution, il reçoit de nombreuses commandes de souverains (comme Marie de Médicis) et de l’Église. Ses thèmes de prédilection sont mythologiques (Antiquité gréco-latine) et religieux. À partir de 1630, marié en secondes noces avec la jeune et belle Hélène Fourment, il choisit des sujets plus intimes (portraits de sa femme, de ses enfants etc.). Il meurt à Anvers en 1640, célèbre et admiré, inspirant des artistes comme Van Dyck et Jordaens, car au XVIIè siècle, c’est en Rubens que convergent les influences d’Italie, d’Espagne et de tous ses prédécesseurs flamands.

L’œuvre : Allégorie de la Fortune et de la Vertu, non daté, XVIIè siècle, huile sur toile, dimensions : 36,5 cm x 42,8 cm, Museo Nacional de Bellas Artes, Buenos Aires (Argentine).

Mouvement : Baroque nordique, dont Rubens est le créateur.

Genre ou catégorie : Comme son titre l’indique, c’est une allégorie.

Ici, l’allégorie est une forme picturale où les personnages peints (la Fortune et la Vertu) représentent une entité abstraite, selon une définition tirée de l’Histoire de la Peinture pour les Nuls et légèrement modifiée.

Thème : Mythologique, car les personnages sont l’une, une divinité gréco-latine (Fortune), l’autre, une entité inspirée de la représentation antique de la déesse Athéna/Minerve (Vertu). D’autre part, ce tableau, en tant qu’allégorie porteuse de symboles, a une signification philosophique et morale.

Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms Propres et l’Histoire de la Peinture pour les Nuls (éd. First, 2009) pour la biographie du peintre (citations en italiques) ; Dictionnaire de l’Antiquité et Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont) ; Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine (éd. Nathan, 1995).

Allégorie de la Fortune et de la Vertu
Allégorie de la Fortune et de la Vertu

Analyse iconographique : Dans un paysage de bord de mer, au ciel nuageux et venteux, deux personnages féminins sont assis. Ce sont, comme l’indique le titre de la toile, la Fortune (à gauche quand on regarde le tableau), assise sur ce qui semble être un globe terrestre, et la Vertu. Leurs jambes font un mouvement vers la droite — côté progressif — et ce mouvement crée une dynamique initiée par la Fortune, dont le vent gonfle le voile qui l’habille. Elles sont proches l’une de l’autre et montrent, par leur attitude, une grande complicité, voire l’intimité de leur conversation. Cette  complicité est renforcée par leurs regards. Mais, comme aucune ne le regarde, le spectateur de cette peinture est exclu de l’histoire qui est montrée ; il peut cependant exercer son jugement.

Analyse symbolique

La Fortune (Fors Fortuna, en latin) : Déesse italienne, qui était peut-être à l’origine ‘porteuse’ de fertilité (du latin ‘ferre’, porter), déesse du Hasard ou de la Chance, à Rome, sa fête était le 24 juin (Antiquité, p. 421).

Fortuna s’identifie avec la Τυχη (Tyché) des Grecs : elle est la personnification du sort, bon ou mauvais, qui s’attache aux hommes et règle leur vie. L’on parle de Fortuna bona ou de Fortuna mala, car c’est une divinité changeante, qui incarne surtout l’imprévu et l’inespéré de l’existence humaine … Dans la vie quotidienne actuelle, la Fortune est restée cette puissance mystérieuse qui distribue les biens et les maux au hasard. Mais le mot a fini par désigner aussi ‘la richesse’, en tant que don de la Fortune (Dictionnaire culturel, p. 111).

Rubens l’a représentée comme une belle femme, selon les critères de son époque qui avait du goût pour les formes et chairs opulentes, les nus plantureux (selon le Dictionnaire Robert). Mais il a “maîtrisé” la sensualité qu’elle dégage en lui faisant une coiffure ordonnée, sage et royale (avec un diadème) — ce qui est paradoxal, car Fortuna était censée avoir des cheveux dénoués qu’il fallait pouvoir attraper à son passage (“saisir la Fortune par les cheveux”) !

Il lui a donné les critères attribués aux Grecs dans la Peinture et la Sculpture : le pied dont le deuxième orteil est plus long que le premier, le nez droit, la nudité du corps (partiellement voilé).

Rubens s’est probablement aussi inspiré de la représentation antique de Tyché/Fortuna, telle qu’elle a été sculptée en Grèce au IVè siècle avant notre ère et copiée ensuite de multiples fois à l’époque romaine. En effet, elle a pour attributs, d’une part la corne d’abondance (cornucopia, en latin), d’autre part un gouvernail qui repose sur le globe terrestre.

Sur la photo centrale ci-dessous, prise au Musée archéologique de Thessalonique, on distingue la corne d’abondance (dans la main gauche de la déesse Tyché), et la notice du Musée explique qu’elle avait à sa droite un gouvernail reposant sur un globe. Le dessin publié dans le Dictionnaire Gaffiot (photo à gauche) reconstitue tous les attributs de cette divinité.

La corne d’abondance rappelle que la Fortune favorise la fécondité, la prospérité, la victoire, et le gouvernail indique qu’elle est le pilote de la vie (Dictionnaire des Symboles, p. 458).

En effet, le gouvernail est un symbole de responsabilité. À ce titre, il signifie l’autorité suprême et la prudence (ibid. p. 482). Quant au globe sur lequel il repose (et où est assise la Fortune sur le tableau étudié), sa forme sphérique peut revêtir une double signification : la totalité géographique de l’univers et la totalité juridique d’un pouvoir (ibid. p. 479).

Le verbe grec κυβερνω (kubernô) et le latin (navem) gubernare (signifiant tous les deux “commander un vaisseau”) ont donné le français “gouverner”. Cela s’appliquait à la fois à la navigation et à la vie politique. Ainsi la Fortune de Rubens, qui a “le vent dans les voiles” dont elle se pare, peut-elle être l’image d’un bon gouvernement — d’autant plus qu’elle est liée à la Vertu.

La Vertu : ce nom vient du latin virtus, qui signifie littéralement la qualité de l’homme viril, donc le courage (les Romains étaient de bons soldats), et a fini par désigner les qualités morales, la perfection morale, la vertu (qui connote la chasteté dans une optique chrétienne). Pour l’incarner, Rubens a choisi la déesse guerrière et vierge Athéna, protectrice d’Athènes, Minerve à Rome. 

En effet, Athéna, déesse de la Sagesse et de la Guerre, est victorieuse par la sagesse, par l’ingéniosité, par la vérité. La lance elle-même qu’elle tient à la main est une arme de lumière ; elle sépare, elle perce les nuées (Symboles, p. 81-82). La lance, son attribut, symbolise la sagacité, le savoir (d’où d’ailleurs, la lance sur laquelle s’appuie le héros grec Œdipe quand il résout l’énigme du Sphinx). Dans l’Antiquité, la lance occupait une place symbolique dans ce qui relevait du Droit : elle protégeait les contrats, les procédures, les débats (ibid., p. 559).

On peut encore voir de nos jours la déesse Athéna/Minerve armée de sa lance sur des monuments (en relation avec la Sagesse, comme à Lisbonne) et des sceaux (en relation avec la Justice et le Droit, comme à San Francisco).

Enfin, la mer, paysage devant lequel Rubens place la Fortune et la Vertu, est le symbole de la dynamique de la vie … à la fois l’image de la vie et celle de la mort (Symboles, p. 623). D’où le lien avec la Fortune, qui régit l’existence humaine, et la Vertu, qui guide les êtres humains.

Analyse chromatique

Le blond des cheveux : Chez les Anciens, dieux, déesses, héros ont été blonds. Couleur solaire, le blond symbolise les forces psychiques émanées de la divinité (ibid. p. 132). 

Le bleu est la plus immatérielle des couleurs … il suggère une idée d’éternité tranquille … il attire l’homme vers l’infini et éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel (ibid. p. 129). Sur la toile, c’est la couleur du vêtement de la Vertu … et de la mer.

Le brun, qui va de l’ocre à la terre foncée, est, avant tout, la couleur du sol terrestre … Chez les Romains comme dans l’Église catholique, le brun est un symbole de l’humilité (humus = terre) (ibid. p. 150).

Composition : Les diagonales se croisent près des mains entrelacées des personnages — ce qui souligne la force et l’intimité de leur relation. En d’autres mots, quand la Fortune est liée à la Vertu, elle est forcément bonne, donc l’existence humaine est heureuse.

Allégorie de la Fortune et de la Vertu

 

Style et synthèse : Cette composition mythologique est représentative de l’œuvre de Rubens par son traitement des personnages (chairs opulentes) qui dégage une sensualité certaine. Son interprétation de la nature est subjective (un paysage éthéré, presque irréel, en accord avec les notions représentées qui sont des entités abstraites). La peinture est étalée par de larges frottis, créant des ombres transparentes, des reflets et des chatoiements, évitant les contours nets et suggérant avec brio le modelé de l’atmosphère (Dictionnaire Robert).

L’Allégorie de la Fortune et de la Vertu, œuvre qui a plus de quatre siècles, me paraît encore de nature à faire réfléchir sur nos actuelles valeurs.

 

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