La Chute d’Icare

Aux Musées royaux de Bruxelles, j’ai pu admirer La Chute d’Icare, peinture attribuée à Pieter BRUEGEL l’Ancien. Ce tableau a fait l’objet de plusieurs analyses — auxquelles j’ai la témérité d’ajouter la mienne !

À côté de la toile se trouve la notice suivante, porteuse de points d’interrogation :

Notice de la toile sur Icare

Bien que l’on ne sache pas avec certitude qui est vraiment l’auteur du tableau, il est vraisemblable qu’il s’agisse de Pieter Bruegel.

Le peintre : Pieter BRUEGEL ou BRUEGHEL, graveur et peintre flamand, signera de ce nom à partir de 1559. Sa date et son lieu de naissance sont inconnus (c. 1525) mais il est mort en 1569 à Bruxelles. On le surnomme “l’Ancien” ou “le Vieux” ou on lui accole le chiffre romain I pour le distinguer de ses fils. Il a été formé à Anvers par Pieter Coecke Van Aelst, peintre, architecte, éditeur … et son beau-père, puisqu’il en épouse la fille en 1563. De son voyage en Italie (1553), il n’est marqué, semble-t-il, que par son passage par les Alpes ! Aussi n’y a-t-il pas d’influence italienne dans son style, où l’on décèle, en revanche, celle des peintres Patinir, Bosch et Dürer. Il s’intéresse à la vie du petit peuple, et cela lui vaudra également d’être appelé “le Rustique”. Son œuvre présente un caractère moralisateur, avec un registre satirique. Amateur de paysages, Bruegel fait passer des préoccupations humanistes (c’est la Renaissance !) dans ses tableaux. Figure importante de la peinture flamande au XVIè siècle, il annonce Rubens, le Baroque, ainsi que les paysagistes et les peintres hollandais.

L’œuvre : Paysage avec la chute d’Icare, dit aussi La Chute d’Icare, c. 1558, d’abord peinture sur bois, puis huile sur toile (c’est Jan Van Eyck, 1390-1441, qui aurait inventé la peinture à l’huile). Dimensions : 73,5 cm x 112 cm. Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles, Belgique.

Classification : Renaissance (dans les pays du Nord). École flamande.

Genre ou catégorie : Paysage (comme le premier titre l’indique), scène de genre et allégorique (il y a une leçon à en tirer).

Thème : Mythologique. Le poète latin OVIDE narre l’histoire de Dédale et d’Icare dans les vers 182 à 235 du Livre VIII des Métamorphoses.

Ovide décrit l’ingéniosité de Dédale qui invente des ailes faites de plumes, de lin et de cire, pour fuir la Crète de Minos, où il était retenu prisonnier, après avoir imaginé l’architecture du Labyrinthe. Dédale s’inquiète cependant des dangers de cette évasion et avertit son jeune fils. Icare, tiens-toi à mi-hauteur dans ton essor, je te le conseille : si tu descends trop bas, l’eau alourdira tes ailes ; si tu montes trop haut, l’ardeur du soleil les brûlera. Vole entre les deux… prends-moi pour seul guide de ta direction. En même temps, il lui enseigne l’art de voler et il adapte à ses épaules des ailes jusqu’alors inconnues… Il donne à son fils des baisers qu’il ne devait pas renouveler et, s’enlevant d’un coup d’aile, il prend son vol en avant, inquiet pour son compagnon, comme l’oiseau qui des hauteurs de son nid a emmené à travers les airs sa jeune couvée ; il l’encourage à le suivre, il lui enseigne son art funeste et, tout en agitant ses propres ailes, il regarde derrière lui celles de son fils. Un pêcheur occupé à tendre des pièges aux poissons au bout de son roseau tremblant, un berger appuyé sur son bâton, un laboureur sur le manche de sa charrue les ont aperçus et sont restés saisis ; à la vue de ces hommes capables de traverser les airs, ils les ont pris pour des dieux… L’enfant, tout entier au plaisir de son vol audacieux, abandonna son guide ; cédant à l’attrait du ciel, il se dirigea vers des régions plus élevées. Alors le voisinage du soleil dévorant amollit la cire odorante qui fixait ses plumes ; et voilà la cire fondue ; il agite ses bras dépouillés ; privé des ailes, qui lui servaient à ramer dans l’espace, il n’a plus de prise sur l’air ; sa bouche, qui criait le nom de son père, est engloutie dans l’onde azurée à laquelle il a donné son nom (traduction de Georges Lafaye, 1925-1930).

Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls (éditions First) et le Dictionnaire Robert des Noms Propres (pour la biographie) ; le texte d’Ovide tiré des Métamorphoses (collection Folio classique) pour le thème ; le Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins) pour les analyses symbolique et chromatique.

La Chute d'Icare

Analyse iconographique :

Le spectateur est placé dans un point de vue élevé par rapport à la scène représentée. Aucun personnage ne le regardant, il reste extérieur à l’histoire racontée par le tableau. Mais il en a une vue d’ensemble et il peut exercer son jugement.

Il voit donc en plongée des personnages mentionnés dans le texte d’Ovide, mais dans l’ordre inverse où ils ont été cités. En effet, on voit d’abord, au premier plan, un laboureur, penché sur sa charrue et creusant des sillons dans la terre. Ensuite, au second plan, un berger, le nez en l’air, entouré de son chien et de son troupeau de moutons. Enfin, au troisième plan, à droite, un pêcheur à la ligne et, non loin de lui, les jambes de quelqu’un qui tombe dans la mer, au milieu de plumes qui s’éparpillent : c’est Icare.

D’autres personnages figurent également sur cette toile : des marins visibles dans les haubans d’un bateau. Et, non visibles, les habitants d’une cité portuaire que l’on distingue dans le lointain à gauche.

La mer est calme, mais les voiles des bateaux sont gonflées par le vent — lequel ne souffle pas sur la terre car aucun mouvement n’agite les vêtements des personnages ni les feuilles des arbres. Le soleil (encerclé de rouge) est à l’horizon : c’est l’aube, moment tranquille, propice aux travaux agricoles et à la pêche. On voit les ombres allongées (triangle vert) des personnages, du fait de la lumière oblique.

La mer occupe un espace primordial dans cette toile ; mais la terre est également présente sous la forme de champs, d’îles et d’habitations. Pourtant ce paysage n’est ni méditerranéen ni antique. Bruegel a transposé l’histoire d’Icare à son époque et dans son pays : en témoignent principalement les vêtements du laboureur et la forme des bateaux.

Analyse symbolique :

Connaissant le texte d’Ovide, Bruegel adopte cependant un point de vue différent.

Ce n’est pas l’origine du nom de la mer Icarienne (Icarium mare) ou de l’île d’Icarie (Icaria) située dans la partie orientale de la mer Égée qui l’intéresse, alors que le poète latin aime à raconter des mythes étiologiques (pour donner la raison de telle ou telle chose). L’artiste flamand préfère accorder de l’importance aux personnages du petit peuple que sont laboureur, berger, pêcheur et marins. On peut les considérer comme des hommes ordinaires, arrêtés par le spectacle insolite d’hommes capables de traverser les airs, qu’ils ont pris pour des dieux (cf. thème, extrait d’Ovide). Un moment surpris (le berger regarde en l’air), ils restent, somme toute, indifférents au sort du malheureux Icare — ce qui se traduit picturalement par la place importante assignée au laboureur et à celle, infime, accordée à Icare dans ce tableau qui porte son nom !

On pourrait également considérer la valeur symbolique des personnages, mais est-elle toujours appropriée ?

Le laboureur est, symboliquement, celui qui accomplit un acte sacré, … un acte de fécondation de la terre. Il est supérieur au guerrier et révèle aussi le passage de la vie nomade à la vie sédentaire.

Le berger symbolise la veille : il est éveillé et il voit. De ce fait, il est comparé au soleil qui voit tout et au roi … En raison des différentes fonctions qu’il exerce, il apparaît comme un sage, dont l’action relève de la contemplation et de la vision intérieure.

Berger ignorant Icare

Quant au pêcheur, sa connotation religieuse paraît éloignée de l’intention de Bruegel. Le pêcheur d’hommes, titre donné à saint Pierre dans l’Évangile, désigne celui qui sauvera les hommes de la perdition, l’apôtre du Sauveur, le Convertisseur. La pêche est ici le symbole de la prédication et de l’apostolat : le poisson à prendre, c’est l’homme à convertir. En effet, le peintre ne le montre pas en train de secourir Icare, pourtant juste en train de se noyer sous ses yeux !

Icare se noyant

Analyse chromatique :

C’est avant tout un paysage : pour représenter ses divers plans (du proche au lointain), Bruegel reprend à Patinir les tons de brun-vert-bleu, qui dominent sur cette toile. Le jaune doré traduit la lumière du soleil ; mais, symboliquement, le jaune d’or, couleur des dieux, était l’attribut d’Apollon en Grèce. Or Apollon est aussi très souvent confondu avec le dieu Hélios (Soleil). Or on sait l’importance du soleil dans l’histoire d’Icare.

Les autres couleurs, dont le rouge de l’habit du laboureur qui attire l’œil du spectateur, sont le noir et le blanc. Elles ne semblent pas avoir de valeur autre que ce qu’elles représentent (les voiles blanches, les troncs noirs etc.). Mais dans une interprétation symbolique de ce tableau, considéré par certains comme ésotérique, elles seraient liées à l’Alchimie : L’œuvre au noir hermétique, qui est une mort et un retour au chaos indifférencié, aboutit à l’œuvre au blanc, finalement à l’œuvre au rouge de la littérature spirituelle.

Enfin, on remarque l’importance de chacun des 4 éléments dans ce tableau : l’air (le vol d’Icare, les voiles gonflées), la terre (les sillons du laboureur), l’eau (la mer, les marins et le pêcheur, le port) et le feu (le soleil). Ainsi que celle des animaux (le cheval, le chien, les moutons, les oiseaux — dont un gros qui est près du pêcheur). C’est un cosmos en soi !

Charpente, style et synthèse :

Le point de fuite est situé à l’horizon, à gauche. Et la vision que propose Bruegel est, de manière étonnante, celle d’un spectateur qui plane au-dessus de la scène, qui la survole. Est-ce celle de Dédale, un malheureux père, un père qui ne l’est plus (et qui) va criant : Icare, Icare, où es-tu ? En quel endroit dois-je te chercher ? Il criait encore quand il aperçut des plumes sur les eaux… (Ovide, op. cit.) — Dédale qui, dans ce cas, reviendrait en arrière ?

Le style est celui de la Renaissance flamande (réalisme et souci du détail).

Quant à la leçon à en tirer ? Il y en a plusieurs, me semble-t-il.

La plus simple est morale : un fils ne doit pas désobéir à son père !

Morale aussi, mais dans une perspective antique, l’idée selon laquelle tout être coupable de démesure (l’υβρις hybris des Grecs) sera forcément châtié. Or Icare s’est pris lui-même pour un dieu, en voulant aller plus haut dans le ciel !

Moins “morale”, à nos yeux modernes, la notion de Fatalité qui s’attache à un être humain et à sa descendance. À travers Icare, c’est son père qui est puni, ce Dédale qui autrefois, par jalousie, avait tué son neveu et élève Talos (qui avait inventé la scie et le tour à potier) et, à cause de ce crime, avait quitté Athènes pour se réfugier en Crète (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 286). Némésis, déesse de la Vengeance, l’a rattrapé.

Toujours dans une perspective antique, on peut y voir une vision “simplifiée” de la philosophie épicurienne. En effet, voir les autres souffrir ou mourir n’est pas un plaisir en soi. Mais contempler de loin les misères d’autrui sans en être affecté est agréable : sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est mais il est doux de voir à quels maux toi-même tu échappes, dit Lucrèce, poète latin vulgarisateur de la doctrine d’Épicure (De rerum natura, II, vers 4). Ainsi font les personnages que Bruegel représente, rêveur comme le berger, ou indifférents à ce qui n’est pas leur tâche, comme le laboureur et le pêcheur.

En dernier lieu, Bruegel délivre un message propre au XVIè siècle. L’Homme et le développement de ses qualités sont au centre des préoccupations de l’Humanisme de la Renaissance. Ce qui va de pair avec la satire des prétentieux.

N.B. Le bulletin L’Hebdo indépendant du 5 avril 2018 annonce que le nom d’Icare a été donné à une nouvelle étoile découverte par les scientifiques, grâce au télescope spatial Hubble de la NASA. C’est l’astre le plus lointain jamais observé. Située à 9,3 milliards d’années-lumière de la Terre, cette étoile est au moins 100 fois plus éloignée que toutes celles précédemment observées.

Pour laisser un commentaire, utilisez "Contact"