Pourquoi des souliers devant la cheminée ?

S’il est, pour beaucoup de gens, une coutume agréable à observer, c’est de mettre ses souliers devant la cheminée, ou sous le sapin, la veille de Noël, dans l’attente de cadeaux !

Avant de répondre à la question-titre, je voudrais “revenir” quelques instants dans la Rome de l’Antiquité — non que les Romains aient ainsi déposé leurs souliers (ils se donnaient des étrennes le jour de l’An), mais parce que, vu le nombre de termes les désignant, souliers et chaussures semblent avoir occupé une grande place dans leur monde.

Étymologiquement, le mot français “soulier” vient du nom neutre latin subtel, littéralement “le creux du pied”, donc la voûte plantaire. Ce qu’on appelle maintenant “soulier” la recouvre.

Quant au mot “chaussure”, il provient du nom calceus, qui a également donné en français: “chausson, chausser, haut-de-chausse, caleçon etc.”

Soulier romain (calceus)

Le dictionnaire Latin-Français Gaffiot, avec cette illustration, fournit plusieurs expressions contenant calceus. Par exemple, calceus laevus praepostere inductus — expression employée par Pline l’Ancien — désigne “un soulier du pied gauche chaussé du pied droit”, ce qui était de mauvais augure comme de “se lever du pied gauche”. D’ailleurs pour l’empereur Auguste lui-même si mane sibi calceus perperam ac sinister pro dextro induceretur, ut dirum si, le matin, il se chaussait mal, ou s’il mettait au pied droit la chaussure du pied gauche, c’était un mauvais signe, écrit Suétone dans les Vies des douze Césars (Auguste, 92, traduction de Maurice Nisard, Paris, 1855).

Pline mentionne aussi calceos poscere, littéralement “réclamer ses souliers”, pour indiquer qu’on s’apprêtait à se lever de table. En effet, on enlevait ses chaussures avant de s’allonger sur les lits du triclinium (salle à manger) car les (riches) Romains mangeaient couchés.

Pour sa part, Cicéron parle de calceos mutare (“changer de souliers”) pour signifier métaphoriquement “devenir sénateur”. À Rome, les sénateurs — ainsi qu’on peut le voir sur la version moderne et colorée de la frise de l’Ara Pacis — portaient une chaussure de type particulier, appelée mulleus calceus ou seulement mulleus.

Ce “soulier rouge” est à l’origine du mot français “mule” désignant une sorte de sandale.

Autre soulier spécifique d’une fonction ou profession, la caliga, englobant le talon (calx), était portée par les soldats et désignait, par métonymie, le métier des armes.

Soulier romain (caliga)

Dans le chapitre IX des Vies des douze Césars, Suétone, faisant la biographie de l’empereur romain Caius, alias Caligula, écrit que celui-ci dut le surnom de Caligula à une plaisanterie militaire : il lui vint de la chaussure qu’il portait dans le camp où il fut élevé (trad. M.Nisard, 1855).

“Petite sandale de soldat” (Caligula, diminutif de caliga), cet empereur, éduqué au milieu des soldats dans les garnisons où commandait son père, fut populaire à ses débuts, mais se signala ensuite par de telles cruautés et manifestations de folie qu’il fut finalement assassiné … par des soldats !

Les chasseurs, eux, mettaient des cothurnes, “chaussures montantes” (définition du Gaffiot).

Souliers romains (cothurnus)

Mais les cothurnes (cothurnus, du grec κοθορνος, cothornos), surtout portés par les acteurs du théâtre tragique — pour se grandir et se donner de la majesté par de lents mouvements — finirent par symboliser la Tragédie elle-même, d’où, métaphoriquement, le “style élevé, sublime, le grand style” (Gaffiot).

D’ailleurs on en retrouve une forme analogue dans les “geta(s)”, sandales de bois japonaises portées avec le kimono, vêtement de cérémonie.

Souliers traditionnels du Japon
Pavement décoratif à Yokohama

À l’opposé du haut cothurne, le soccus était, selon le Gaffiot, “la chaussure propre aux comédiens ; puis, par extension, le symbole de la Comédie.”

Souliers romains (soccus)

En effet, parmi les personnages-types de la Comédie romaine (illustrée par Térence et Plaute), il y avait “l’esclave courant” (servus currens), rusé et prêt à toutes sortes de manigances pour aider son jeune maître dans ses folles amours et dépenses. Ancêtre du Scapin de Molière, il se déplaçait sur scène avec vivacité — ce qui faisait rire le public.

Mais comme les acteurs comiques étaient des esclaves, et que, à Rome, les esclaves allaient pieds nus (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 218), les socques (socci) à la mince semelle des comédiens étaient aussi tenus en discrédit, et la Comédie considérée comme un genre mineur.

De plus, le soccus était également une “espèce de pantoufle, portée dans la maison par les femmes ; portée par un homme, marque d’un caractère efféminé” (Gaffiot) — éléments supplémentaires de discrédit, chez les anciens Romains. Car, symboliquement, la chaussure représente l’autorité, et elle était pour les Anciens un signe de liberté … La chaussure est le signe qu’un homme s’appartient à lui-même, qu’il se suffit et qu’il est responsable de ses actes. Statut d’homme libre et non d’esclave.

Chaussure romaine, Montmaurin, France

Aux chaussures déjà mentionnées, on peut ajouter le campagus, d’époque tardive (IVè siècle), sorte de brodequin, ainsi que la crepida, sandale en provenance de Grèce (du grec κρηπις, crépis).

Un proverbe rapporté par Pline l’Ancien, ne sutor supra crepidam (littéralement “que le cordonnier ne juge pas au-dessus de la chaussure”) signifie “à chacun son métier” (Gaffiot). S’arroger le droit de parler de quelque chose qu’on ne connaît pas vraiment s’appelle “ultracrepidarianisme” (littéralement, ultra = au-delà et crepida = chaussure).

En général, les sandales (sandalium, du grec σανδαλιον, sandalion) étaient un soulier féminin. La sandale de Cendrillon, dans sa première version qui remonte à Elien, rhéteur et conteur romain du IIIè siècle, confirme l’identification du soulier et de la personne. Alors qu’une courtisane, Rhodopis, prenait son bain, un aigle déroba sa sandale et la porta au pharaon. Frappé par la finesse du pied, celui-ci fit rechercher partout la jeune femme ; elle fut naturellement retrouvée et il la prit pour épouse. De même, la pantoufle qu’abandonne Cendrillon dans le palais du prince, lorsqu’elle s’enfuit aux coups de minuit, s’identifiait à la jeune fille (Symboles, p. 903).

Exception masculine, le dieu Hermès/Mercure, messager divin, protecteur des commerçants et des voleurs, portait également des sandales. On l’identifie toujours à ses sandales ailées, qui signifient la force d’élévation et l’aptitude aux déplacements rapides ; mais c’est une force limitée à un niveau quelque peu utilitaire et facilement corruptible (Symboles, p. 499).

Sandale d’Hermès, Glyptotek, Copenhague

Cet inventaire de chaussures gréco-latines n’est pas exhaustif.

En français, non plus, on n’en finirait pas de recenser us et coutumes relatifs aux chaussures, pieds et façon de marcher — tous hautement symboliques ! Pour ce qui est du lexique, de nombreux termes, du vulgaire au soutenu, désignent des chaussures : “godasse, pompe, grolle, tatane, galoche, sabot, espadrille, ballerine, bottine, mocassin, richelieu etc.” et des expressions y font référence : “trouver chaussure à son pied” (= se marier, cf. Cendrillon), “être dans ses petits souliers” (= se sentir un peu mal à l’aise) etc.

Souliers de femmes (Japon)
Chaussures japonaises modernes, Tokyo

Parmi les coutumes, au Canada, une tradition dont l’origine semble remonter aux années 1960 veut que le Ministre des Finances achète et porte une paire de souliers neufs le jour de la présentation du Budget. Pour partir du bon pied ? Parce qu’il a les pieds sur terre ? Pour montrer qu’il y a encore du chemin à faire ? On n’en sait pas exactement la raison.

Quant à la coutume des “souliers devant la cheminée” — point de départ de cet article —, voici ce que révèle le Dictionnaire des Symboles (p. 902) : S’il (le soulier) symbolise le voyage, ce n’est pas seulement dans la direction de l’autre monde, mais dans toutes les directions. Il est le symbole du voyageur. C’est peut-être de ce symbole que s’inspire inconsciemment la tradition relativement récente des souliers dans la cheminée, placés là pour recueillir les cadeaux du Père Noël ; elle indiquerait que le propriétaire est lui aussi considéré comme un voyageur et qu’il a besoin d’un viatique ; séparé de ses chaussures, il est arrêté dans sa course ; il attend du Ciel les moyens de repartir pour une nouvelle étape.

Amis lecteurs, joyeux Noël et bon voyage !

2 thoughts on “Pourquoi des souliers devant la cheminée ?

    1. Merci beaucoup de cette information ! Je ne savais pas que les sandales d’Hermès/Mercure s’appelaient des “talaria”, et je viens de trouver ce mot dans le Gaffiot !

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