Une femme peut en cacher une autre!

Un simple nom, écrit dans un cartouche en bas d’un buste peint, suffit à faire de cette représentation d’une femme une satire explosive pour les contemporains du peintre … qui, prudemment, ne signe pas son œuvre !

Nous allons voir pourquoi en analysant ce tableau.

1. Le peintre : Anonyme. Mais il appartenait à l’École de Fontainebleau, du nom du château préféré du roi François Ier qui le fit décorer par les peintres Le Rosso, Le Primatice et Dell’Abate. François Ier, en effet, introduit véritablement la Renaissance en France par l’invitation d’artistes italiens prestigieux comme Léonard de Vinci et les maniéristes de l’École de Fontainebleau. Suivant leur exemple, les peintres français vont développer l’art du portrait avec les Clouet et la seconde école de Fontainebleau.

2. L’œuvre : Sabina Poppaea (c. 1570), huile sur bois, 81 cm x 61 cm, Musée d’Art et d’Histoire, Genève, Suisse.

3. Le Mouvement : Maniérisme du XVIè siècle.

Le Maniérisme (de l’italien maniera, style d’un artiste), est la période intermédiaire entre la Renaissance classique et le baroque… Comme souvent dans les arts, ce mouvement est multiple ; d’ailleurs la critique actuelle parle plutôt des maniérismes, qui se caractérisent principalement par une exacerbation du style individuel, le développement de la symbolique (langage des fleurs, alchimie, blason etc.), le développement de l’érotisme et la déformation des corps.

4. Genre ou catégorie : Portrait.

Le premier portrait individuel en France date du XIVè siècle. En revanche, la sculpture de bustes en pierre était très répandue dans la Rome antique.

5. Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls (p. 94-95, 99 et 127 — pour les citations en italiques des rubriques 1 et 3), éd. First ; Dictionnaire des femmes célèbres, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (p. 241-242 et 700 — pour les biographies des personnages) ; Celebriti, éditions Les Belles Lettres (2010) et le Guide de l’Antiquité imaginaire par Claude Aziza, éditions Les Belles Lettres (2008) — pour ce qui concerne Poppée ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (p. 680 et 1026 — pour les citations de la rubrique 8).

6. Thème : Historique.

Mais, par l’assimilation de la femme représentée (Diane de Poitiers) à la célèbre Poppée (Sabina Poppaea), la visée du peintre est satirique, voire polémique.

Poppée

Sabina Poppaea, Poppée (née en 30 et morte en 65 de notre ère), fut mariée successivement à Rufius Crispinus, puis à Salvius Othon, ami de l’empereur Néron (37-68).

L’historien Tacite la décrit ainsi : Rien ne manquait à Poppée, si ce n’est une âme honnête. Sa mère, qui surpassait en beauté toutes les femmes de son temps, lui avait transmis tout ensemble ses traits et l’éclat de son nom. Ses richesses suffisaient à son rang ; son langage était poli, son esprit agréable. Cachant, sous les dehors de la modestie, des mœurs dissolues, elle paraissait rarement en public, et toujours à demi voilée, soit pour ne pas rassasier les regards, soit qu’elle eût ainsi plus de charmes (Annales, XIII, 44 ; traduction de Philippe Remacle).

Poppée devint la maîtresse de Néron (alors marié à Octavie) en 58, puis sa femme en 62. L’historien Suétone raconte sa fin tragique : Néron épousa Poppée douze jours après qu’il eut répudié Octavie, et l’aima passionnément ; ce qui ne l’empêcha pas de la tuer d’un coup de pied, parce qu’étant enceinte et malade, elle lui avait reproché trop vivement d’être rentré tard d’une course de chars (Vies des douze Césars, XXXV ; traduction de Maurice Nisard).

Véritable courtisane, devenue impératrice, et divinisée après sa mort sous le nom de Poppaea Augusta, Poppée laisse l’image d’une femme aussi experte dans l’art d’aimer que dans celui de la manipulation. Plus âgée que Néron, elle avait beaucoup d’ascendant sur lui. On dit qu’elle le poussa à assassiner sa mère, Agrippine (en 59), et à bannir et faire exécuter sa première femme, Octavie (en 62).

Dans un domaine moins violent, mais tout aussi visible, elle aurait été la créatrice de produits de beauté à base de lait d’ânesse, pour adoucir la peau — produits que, dans sa Satire 6, Juvénal appelle poppaeana (neutre pluriel que je me permets de traduire, littéralement, par “les poppéanes”) !

C’est pourquoi le naturaliste Pline l’Ancien écrira un siècle plus tard : On croit que le lait d’ânesse efface les rides du visage et rend la peau plus douce et plus blanche, et l’on sait que quelques femmes s’en enduisent les joues sept fois par jour en observant bien ce nombre. Poppée, femme de l’empereur Néron, institua cet usage, utilisant même ce lait en bains et, pour cela, se faisait accompagner en voyage d’un troupeau d’ânesses (Histoire Naturelle, XXVII, 50 ; traduction d’Émile Littré, 1850).

Diane de Poitiers (1499-1566) perdit son mari (Louis de Brézé, grand sénéchal de Normandie) en 1531 alors qu’elle avait trente-deux ans. Le Dauphin, futur Henri II, qui venait d’épouser Catherine de Médicis, se prit de passion pour elle malgré la grande différence d’âge qui les séparait : elle avait vingt ans de plus que lui. Intelligente, d’une beauté sur laquelle les ans n’avaient pas de prise, ambitieuse, elle sut garder son pouvoir sur Henri II (devenu roi en 1547) jusqu’à sa mort en 1559, période pendant laquelle elle éclipsa Catherine de Médicis, la reine légitime, se comportant comme la véritable souveraine… Le roi la fit duchesse de Valentinois en 1548… Le rôle politique de Diane de Poitiers fut considérable. Catholique, elle lutta contre les Protestants. Riche, elle reçut en cadeau de son royal amant les châteaux d’Anet et de Chenonceaux. Après la mort d’Henri II, elle se retira à Anet où elle mourut d’une chute de cheval, toujours belle mais peu regrettée.

On dit qu’elle prenait quotidiennement des bains d’eau froide — ce qui lui raffermissait les chairs.

Il existe de nombreux portraits de Diane de Poitiers, mais, la plupart du temps, elle est représentée sous les traits de la déesse latine Diane (par exemple, la statue de Diane chasseresse par Jean Goujon, actuellement au Musée du Louvre). Ce qui est ironique, car, à Rome, Diane était, entre autres, la déesse de la Chasteté et tenait farouchement à sa virginité !

7. Analyse iconographique : Diane de Poitiers, alias Poppée, est représentée en buste, à la manière des statues romaines. Cependant, si son visage est de face, son corps, recouvert d’un voile transparent qui ne dissimule rien, se tourne légèrement vers la gauche, dans un mouvement qu’elle fait pour se draper — geste de pudeur ou de coquetterie. Sa poitrine haute et menue, la blancheur de sa peau, et la longueur de ses doigts déliés (Maniérisme oblige !) correspondent aux critères de beauté du XVIè siècle.

Afin de faciliter la comparaison avec l’œuvre anonyme, voici un portrait de Diane de Poitiers (entourée de ses enfants et d’une nourrice) réalisé par François Clouet, huile sur bois (92,1 cm x 81,3 cm), exposé à National Gallery of Art de Washington :

8. Analyse symbolique :

La nudité : Dans l’œuvre intitulée Sabina Poppaea, la nudité de la femme est provocatrice. En effet, les artistes de l’Antiquité gréco-romaine représentaient les simples mortelles habillées, ou, au moins, recouvertes d’une draperie, quitte à ce que celle-ci soit mouillée et, de ce fait, révélatrice des formes. Seules les divinités pouvaient figurer nues. Le symbolisme du nu est ici celui de la vanité lascive, provocante, désarmant l’esprit au bénéfice de la matière et des sens. Il rappelle que Poppée (donc Diane de Poitiers) était une courtisane intrigante, qui devait beaucoup à sa perfection physique (mais pas morale) !

Le voile : En faisant son portrait, Tacite a mentionné que Poppée se voilait, par coquetterie. Rien n’est dit à ce sujet sur Diane de Poitiers. Mais le voile est ici un objet érotique, sensuel. Il est en même temps celui qui cache et celui qui révèle. Le voile, à la limite, peut donc être considéré davantage comme un truchement que comme un obstacle ; ne cachant qu’à demi, il invite à connaître.

9. Analyse chromatique : Il n’y a pas ici de symbolisme dû aux couleurs.

Cependant, on peut voir comment le fond noir est un repoussoir pour exalter la blancheur de la peau de la femme — effet de contraste typiquement maniériste.

10. Synthèse :

Chaque femme peut rappeler l’autre car elles ont de nombreux traits communs : beauté physique (et usage des bains !), naissance aristocratique, vie sentimentale agitée (et ascendant sur un souverain puissant), caractère marqué par l’ambition et le goût du pouvoir, destin exceptionnel etc.

L’Histoire romaine devait être bien connue des Français cultivés à la Renaissance, puisque la seule mention sur ce tableau de 1570 du nom de Sabina Poppaea était une dénonciation des mœurs adultères et des machinations politiques de Diane de Poitiers, même quelques années après la mort de celle-ci (en 1566).

Entre le peintre anonyme et les spectateurs du tableau, une complicité existait ; elle semble perdue de nos jours, sur ce tableau du moins.

Mais ce genre de complicité existe toujours dans les dessins ou caricatures journalistiques qui prêtent à une personnalité contemporaine les traits d’une autre du passé, afin de la ridiculiser ou de la dénoncer. Pour que la satire soit efficace, il faut qu’il y ait partage des mêmes références, et donc connivence, entre l’artiste et le public.

Par ailleurs, au cinéma, la liaison entre Néron et Poppée a été traitée, selon Claude Aziza, avec un humour “hénaurme” par Mel Brooks, en 1981, dans le film La Folle Histoire du monde.

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