Dieux, Sel et Terre

Le sel est plus qu’un condiment, c’est un symbole.

Utilisé depuis des millénaires au Japon comme dans les pays de l’Antiquité gréco-latine, il possède, dans ces cultures différentes, des vertus souvent similaires.

Au Japon, l’histoire du sel est liée à la religion shintoïste (Shintō = la voie des dieux).

Le Kojiki, destiné à établir l’autorité des empereurs successifs, est le plus ancien livre d’Histoire — il serait plus juste de dire “de mythologie” — du Japon. Datant de la fin du VIIème siècle, il raconte l’avènement des dieux et la création du monde.

Il y a très longtemps, la Terre flottait comme l’huile, ou comme une méduse, sur l’eau. Elle n’était pas encore devenue ferme. Les dieux du Ciel demandèrent alors à un couple de kamis (divinités), Izanaki et Izanami, qui appartenaient à la dernière des Sept générations de dieux, de terminer leur œuvre. Pour ce faire, ils leur donnèrent une lance céleste, Ameno nuboko, magnifiquement décorée. Ensemble, les deux kamis plongèrent la lance dans l’océan, mélangèrent les eaux, et l’en retirèrent. Venu des gouttes d’eau de mer qui tombaient de la lance, le sel s’amoncela et forma une île : Onogoro-shima (ou Onogorojima) créée naturellement (mais sans qu’on sache où elle est). Ensuite, le couple donna naissance à beaucoup d’autres îles.

Cette cosmogonie s’incarne encore dans le paysage nippon. Sur la plage de Futaminoura, dans la péninsule d’Ise, deux “rochers mariés” (Meoto Iwa), unis par une corde sacrée, représentent les créateurs de l’archipel né du sel.

Meoto Iwa

Mais, lorsque, plus tard, Izanami donna naissance au dieu du Feu Hinokagutsuchi, grièvement brûlée pendant l’accouchement, elle en mourut. Izanaki l’enterra, puis, désireux de la revoir, il descendit au Royaume de l’Après-Vie (Yominokuni). En vain. Car il ne trouva qu’un cadavre mangé des vers. À son retour sur la terre, il dut accomplir une cérémonie de purification (misogi) en se baignant dans l’eau salée de la mer. Ce faisant, il donna encore naissance à une quinzaine de nouvelles divinités, sorties de son corps et de ses vêtements !

Ces légendes, que j’ai résumées d’après la traduction anglaise du Kojiki par Tsuneyasu Takeda (2011), mettent en valeur les vertus du sel : créateur, protecteur et purificateur. D’ailleurs, selon Le Livre des Superstitions (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 1612), le sel, qui ne se corrompt pas, est un symbole d’immortalité et d’incorruptibilité.

La récolte elle-même du sel obéit à un rituel religieux.

Dans la péninsule d’Ise, les prêtres du Shintō produisent du sel sacré selon une méthode millénaire. Le moshioyaki consiste à fabriquer une sorte de saumure avec des algues marinées dans l’eau de mer et bouillies, et à former des cônes de couleur blanche.

Le sel n’est pas seulement réservé aux sanctuaires. Les Japonais ont, en effet, coutume d’en disposer de petits tas devant les magasins ou les maisons, pour les purifier d’éventuelles souillures.

Tas de sel devant une porte

De même, les champions de sumo, lutte traditionnelle japonaise, en répandent sur le ring avant les combats, en signe de purification et afin que le combat soit mené dans un esprit de loyauté (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 858-859)

La création du monde racontée dans la mythologie gréco-latine est différente du mythe japonais … mais ceci est une autre histoire !

Cependant, Grecs et Romains donnaient aussi au sel une valeur religieuse et sociale.

Selon Le Livre des Superstitions, les Grecs vénéraient ce ‘condiment des condiments’ (Plutarque), l’offraient aux dieux et lui attribuaient le pouvoir de conjurer les démons (ibid.).

Pour Homère, c’est le symbole de l’hospitalité. On le voit dans l’Odyssée. Quand, après ses tribulations, Ulysse arrive enfin — incognito — dans son palais à Ithaque, il a l’apparence d’un mendiant. Il est violemment raillé par Antinoüs, le chef des prétendants à la main de Pénélope (femme d’Ulysse et reine d’Ithaque) — prétendants qui occupent son palais et en pillent les richesses. Cependant, Ulysse, gardant son calme, dit : Certes, votre cœur ne répond point à votre beauté. Antinoüs, vous ne donneriez pas chez vous un grain de sel à un mendiant, puisque, dans une maison étrangère où tout est en abondance, vous ne donnez même pas un morceau de pain ! (chant XVII, traduction par E. Bareste, Paris, XIXème siècle).

Refuser de partager le pain et le sel, c’est un sacrilège dans un pays comme la Grèce antique, où l’hôte, quel qu’il soit, est sacré.

Quant aux Romains, ils accordèrent une valeur tant physique que morale et spirituelle au sel : destructrice ou, au contraire, conservatrice.

Ainsi, pour enlever la “souillure” de la guerre, mais surtout pour rendre les terres incultes et empêcher les Carthaginois de prospérer à nouveau, ils répandirent du sel sur Carthage, vaincue et détruite à la fin des Guerres Puniques, en 146 avant notre ère.

Mais, à l’opposé, Pline l’Ancien consacre un chapitre de son Histoire Naturelle à décrire les propriétés, et notamment les bienfaits, du sel. Ainsi écrit-il : Le sel sert de sauce, il excite l’appétit, il relève tous les aliments; et le fait est que, parmi les innombrables assaisonnements dont nous usons, le goût propre au sel domine toujours … On ne peut vivre agréablement sans sel ; et c’est une substance tellement nécessaire que le nom en est appliqué même aux plaisirs de l’esprit : on les nomme, en effet, ‘sales‘ (sels). Tous les agréments de la vie, l’extrême gaieté, le délassement du travail, n’ont pas de mot qui les caractérise le mieux. Il entre aussi pour quelque chose dans les honneurs et les rétributions militaires, puisque c’est de là que vient le mot ‘salaire’ … Mais c’est surtout dans les sacrifices que l’on voit l’importance du sel : il ne s’en fait aucun où l’on n’offre des gâteaux salés (Tome II, Livre XXXI, ch. 41 ; traduction par Émile Littré, Paris, 1850).

En conclusion, puisque Pline nous en fournit l’occasion, reprenons un peu de lexique lié au sel.

Non seulement le nom latin sal, salis (sel) a-t-il donné “salaire” (de salarium = ration de sel, puis argent pour acheter du sel, puis solde, gages, émoluments), mais encore des termes témoignant de sa vertu de conservateur : “salade” (sauce au sel), “salaisons” (dont saucisson, saucisse, salami), et “saumure” (harengs “saurs”) etc.

Pline évoque aussi le “sel” de l’esprit, qu’on savoure, même si parfois une plaisanterie “salée” (ou une addition “salée”, au restaurant) fait grincer des dents !

Il reste, bien sûr, beaucoup à apprendre sur le sel. Une bonne adresse à Tokyo pour cela :

Musée du Tabac et du Sel à Tokyo

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