J’ai hésité à proposer comme titre de cet article : “L’insoutenable beauté du narcisse”. Ne fallait-il pas plutôt écrire : “L’insoutenable beauté de Narcisse” ?
Car, de la fleur au personnage, quel est le lien ?
C’est du nom du personnage que vient celui de la fleur, comme pour la jacinthe ou la menthe, par exemple. Son histoire est racontée par le poète latin Ovide (Ier siècle av. et ap. J.C.) au Livre III des Métamorphoses.
Dans la mythologie grecque, Narcisse était le fils de la nymphe Liriope et du fleuve Céphise. Sa mère demanda au devin Tirésias si son enfant verrait sa vie se prolonger dans une vieillesse avancée ; le devin, interprète de la destinée, répondit : “S’il ne se connaît pas.” Longtemps ce mot de l’augure parut vain ; il fut justifié par l’événement, par la réalité, par le genre de mort de Narcisse et par son étrange délire.
À l’âge de seize ans, Narcisse était très beau et très orgueilleux. La nymphe Écho s’éprit de lui, mais en vain. Très meurtrie d’avoir été dédaignée, elle se consuma jusqu’à ne plus être que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher…
Une autre personne qu’il avait méprisée s’écria : “Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour !” Et ce souhait fut exaucé par Némésis, personnification de la vengeance divine, qui châtie toute démesure chez les mortels.
Dans un lieu enchanteur, ombragé, s’étendait un gazon autour d’une source limpide. Là, Narcisse, qu’une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit par la beauté du site et par la fraîcheur de la source. Il veut apaiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu’il boit, épris de son image, qu’il aperçoit dans l’onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau ; il s’extasie devant lui-même … enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s’en douter, il se désire lui-même ; il est l’amant et l’objet aimé …
Ovide décrit longuement les vaines tentatives du jeune homme désireux de toucher, d’étreindre l’être qu’il voit dans l’eau. Ni la faim, ni le sommeil ne peuvent l’arracher à cette belle illusion, qui devient peu à peu un insoutenable délire, au point qu’il se frappe lui-même le corps pour se meurtrir. Il contemple d’un regard insatiable l’image mensongère. Il meurt victime de ses propres yeux … Ainsi il dépérit, consumé par l’amour (comme la nymphe Écho qui l’avait passionnément aimé) ; la mort ferma ses yeux, qui admiraient toujours la beauté de leur maître … Même après qu’il fut entré au séjour infernal, il se regardait encore dans l’eau du Styx. Ses soeurs, les Naïades, le pleurèrent. Écho répéta leurs gémissements. Déjà on préparait le bûcher funèbre ; le corps avait disparu ; à la place du corps, on trouve une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs pétales (traduction en italiques de Georges Lafaye, Paris, 1925-30).
Cette fleur, “métamorphose” du jeune homme, est, naturellement, le narcisse — la jonquille étant elle-même une variété de narcisse, à fleurs jaunes et odorantes. Comme souvent, chez Ovide, on a ici un mythe étiologique (αιτια, aïtia, la cause), c’est-à-dire un récit censé expliquer la naissance du narcisse et la raison de ses couleurs (blanc et jaune) — le personnage de Narcisse ayant un cou d’ivoire, un teint d’une blancheur de neige et des cheveux bouclés dignes d’Apollon (donc blonds, couleur de la chevelure des dieux).
Peu de temps après l’œuvre poétique d’Ovide, le naturaliste Pline l’Ancien (Ier siècle de notre ère) étudie d’un point de vue scientifique les variétés et usages de cette fleur. Deux espèces de narcisses sont employées en médecine : le narcisse à fleur purpurine (narcissus poeticus) et le narcisse à fleur herbacée (narcissus tazetta). Ce dernier est contraire à l’estomac, aussi est-il vomitif et purgatif ; il attaque les nerfs, il rend la tête pesante ; appelé narcisse, du narcotique, et non de l’enfant de la Fable, écrit-il au Livre XXI (paragraphe 75), faisant une allusion directe au mythe rapporté par Ovide. L’oignon des deux espèces a un goût mielleux. Appliqué avec un peu de miel sur les brûlures, il est utile ; de même, pour les plaies et luxations. Pilé dans de la polenta et de l’huile, il guérit les contusions et les coups de pierre. Il efface les taches noires de la peau. Les fleurs donnent l’huile de narcisse, bonne pour amollir les duretés et réchauffer les parties gelées. Elle est très avantageuse pour les oreilles, mais elle cause en même temps des douleurs de tête (traduction d’Émile Littré, Paris, 1848-50).
L’effet produit par l’ingestion de narcisse (tête pesante, douleurs de tête) réfère à l’étymologie de son nom. En grec, c’est le même mot, Ναρκισσος (Narkissos, Narcissus en latin) qui désigne la plante et le jeune homme. Mais l’origine de ce nom viendrait de ναρκη (narkê), qui signifie “engourdissement”, “torpeur”. D’où la mention du narcotique dans le texte de Pline, car ce terme et ses dérivés actuels (narco-trafiquant, narco-dollar etc.), ainsi que celui de narcéisme (un des alcaloïdes de l’opium) proviennent de cette même racine étymologique.
Donc l’étymologie ainsi que l’influence du mythe du jeune homme éperdu, voire “engourdi” d’amour pour lui-même au point d’en mourir, ont fait du narcisse, qui couronnait la tête des morts, des Furies, des Parques, de Pluton, une fleur funèbre symbole de l’engourdissement et de la mort, selon Le Livre des Superstitions. Mais dans la mesure où il pousse au printemps et dans les endroits humides, le narcisse est rattaché à la symbolique des eaux et des rythmes saisonniers et, en conséquence, de la fécondité. Ce qui signifie son ambivalence : mort-sommeil-renaissance (coll. Bouquins, p. 1182).
L’histoire de Narcisse a suscité diverses créations artistiques. D’ailleurs, en général, Ovide fut une grande source d’inspiration pour les artistes florentins de la Renaissance. Ainsi, au Musée des Beaux-Arts d’Ottawa (Canada) peut-on admirer un petit tableau (huile sur bois) peint par Antonio di Donnino Mazzieri vers 1525.
Ce tableau, intitulé Scènes des Métamorphoses d’Ovide, présente simultanément trois histoires : à gauche, celle de Daphné poursuivie par Apollon, au centre, celle de Narcisse se mirant dans une eau en forme de miroir, et, à droite, la mort d’Adonis (tué par un sanglier), pleuré par son amante, la déesse Vénus penchée sur son corps, ainsi que par deux nymphes debout.
Le protagoniste (un homme à la tunique rouge et au chapeau allongé) est identique dans les trois scènes ; c’est, sans doute, une convention picturale comme on en voit au Moyen âge et à la Renaissance. Cela peut nous paraître étrange, car Narcisse n’a pas connu d’autre amour que lui-même. Mais le point commun entre ces scènes, qui ne pouvaient au XVIè siècle n’être comprises que par un spectateur instruit (probablement un aristocrate), c’est une vision tragique de l’amour.
Dans cette œuvre, Narcisse est représenté habillé de vêtements contemporains de l’époque du peintre — ce qui actualise ce mythe ancien.
Autre façon d’actualiser l’histoire de Narcisse — cette photo-tableau de grandes dimensions que j’ai vue lors de l’exposition “Age of Classics!” à Toulouse (France) en 2019. Intitulée sobrement Narcisse, cette œuvre a été réalisée par les artistes Pierre et Gilles en 2012. Ce duo français, qui expose des photographies peintes ou retouchées à l’acrylique, a créé une trentaine de productions antiquisantes (et flamboyantes) entre 1988 et 2014.
Sur ce tableau d’une nature où l’on distingue des fleurs de narcisses, le jeune Narcisse est représenté nu, allongé, regardant son reflet dans l’eau. Sa nudité correspond au texte d’Ovide : Au milieu de ses plaintes, il arracha son vêtement depuis le haut et, de ses mains blanches comme le marbre, il frappa sa poitrine nue (ibid.). Mais ce qui est une manifestation de désespoir dans le récit ovidien renvoie ici plutôt à un goût esthétique “gréco-romain” : l’admiration pour le corps nu de l’athlète, ou de l’éphèbe — que l’on retrouve dans la statuaire antique où les dieux et les héros sont représentés nus.
D’autre part, Pierre et Gilles, s’ils sont des pivots de la culture gay, font ici allusion à l’engouement actuel pour les selfies. La surabondance d’autoportraits photographiques semble “faire écho” à ces mots d’Ovide : Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image fugitive ?
C’est dans cette même perspective critique de la pratique trop répandue des selfies que la page 24 de l’album de BD intitulé 50 nuances de Grecs (Tome 1) propose avec humour une actualisation (en 2017) du mythe de Narcisse.
Réalisé par le dessinateur Jul et le philosophe Charles Pépin, cet album montre la force et la permanence des mythes de l’Antiquité grecque dans notre monde contemporain. Et si le dessin fait sourire, le commentaire, lui, fait réfléchir. Charles Pépin conclut en disant : Le jeune et beau Narcisse n’est pas, comme on le dit souvent, mort de s’être trop aimé, mais d’avoir trop adoré son image, ce qui n’est pas la même chose. Le problème, en effet, n’est pas l’amour de soi — il vaut mieux s’aimer trop que pas assez —, mais la fascination pour une image qui, justement, n’est pas soi. Une image qui réduit le soi, l’appauvrit, le fige. Penché sur son reflet, ébloui par son apparence, Narcisse est passé à côté de sa profondeur, de sa richesse : il est passé à côté de lui-même. Il est passé à côté des autres. Il faut sortir de la fascination pour apprendre à aimer.
Le Dictionnaire des Symboles met en parallèle la fleur et le personnage en expliquant qu’à un degré symboliquement inférieur, elle rappelle la chute de Narcisse dans les eaux où il se mire avec complaisance : de là vient qu’on en ait fait, dans les interprétations moralisantes, l’emblème de la vanité, de l’égocentrisme, de l’amour et de la satisfaction de soi-même (coll. Bouquins, p. 659).
En bref, l’emblème du narcissisme — mot qui “existe” depuis la fin du XIXè siècle seulement, et qui, en psychologie, désigne, selon le Dictionnaire Robert, une fixation affective à soi-même. Cependant, dès le XVIè siècle, un “narcisse” désignait un homme qui se contemple, s’admire — appellation à connotation péjorative.
Paradoxalement — et pour rester optimiste devant la beauté de ces fleurs printanières — une superstition indique que Conserver sur soi un narcisse des prés cueilli fin mars favorise l’amour.
Dans le climat du Canada où j’habite, ce sera plutôt début mai que fin mars !