Il était un foie …

Sur certaines tables de réveillon, le foie gras sera à l’honneur. La réputation du foie gras remonte à l’Antiquité. Les Romains, en particulier, appréciaient ce mets que le célèbre gastronome Apicius appelait “somptueux”.

Mais, à côté du foie “gras” des gourmets, il y avait d’autres usages du foie.

Voici donc quelques éléments de l’histoire : Il était un foie …

Très superstitieux, les Romains ne se lançaient jamais dans des entreprises d’importance (transactions légales, affaires publiques, guerres) sans savoir si les dieux y étaient favorables, donc un jour faste.

Par exemple, un chef d’armée soucieux de savoir l’issue d’une bataille avant de la livrer consultait au préalable les augures ou les haruspices. Tandis que l’augure lisait l’avenir dans le comportement des oiseaux (leur vol, leur appétit etc.), l’haruspice, devin d’origine étrusque, interprétait la volonté des dieux telle qu’elle était manifestée par l’état des entrailles (exta) des animaux sacrifiés, ou par des monstra “prodiges”, ou des fulgura “éclairs” … Ce qui était significatif dans le cas des exta était la taille, la forme, la couleur et les marques portées par le foie et la vésicule biliaire (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 469).

Vignette extraite du dictionnaire Gaffiot

Ainsi l’historien Valère Maxime (Ier siècle) rapporte-t-il l’avertissement donné à Marcellus, général romain du IIIè siècle avant notre ère, qui combattit Hannibal. Comme Marcellus redoublait d’efforts dans le dessein d’anéantir l’armée carthaginoise en Italie ou de l’en chasser, il voulut s’assurer des dispositions des dieux par un sacrifice solennel. Or, dans la première victime tombée devant le foyer de l’autel, on trouva un foie sans tête ; au contraire la victime suivante en présenta deux. Après examen, l’haruspice répondit avec un air consterné qu’il n’était pas content de l’aspect des entrailles : car ce n’était qu’en second lieu, après l’apparition d’un viscère incomplet, que s’étaient montrés des organes bien développés et gras. C’était pour Marcellus un avertissement de ne rien tenter à la légère (Actions et paroles mémorables, I, 6 ; traduction de Pierre Constant, éd. Garnier, Paris, 1935).

En note (dans l’édition Garnier) on apprend que la doctrine des devins étrusques (ou haruspices) établissait que les extrémités saillantes du foie, surtout la protubérance terminant le lobe droit et appelée caput (“tête”), étaient les entrailles les plus significatives. Les signes étaient favorables ou défavorables, suivant que les viscères étaient bien développés et gras (laeta) ou mal conformés (turpia) ou incomplets (trunca).

Scène de sacrifice, Ara Pacis Augustae, Rome

Mais Marcellus ne tint pas compte du présage et, ayant quitté le camp la nuit suivante avec une petite troupe, il tomba dans une embuscade ennemie et fut tué. C’était en 208 avant notre ère.

Aux dires de Valère Maxime encore (ibid.), pareille tragédie se produisit pour le tribun de la plèbe Tiberius Gracchus (frère aîné des Gracques), promoteur d’une loi agraire contestée par les riches sénateurs. Il aurait négligé de prendre au sérieux le prodige suivant : à trois reprises le foie des victimes immolées devant lui fut dévoré sur l’autel par des serpents arrivés et repartis subrepticement. Tiberius Gracchus fut assassiné juste après cet “avertissement”, en 133 avant notre ère.

Enfin, l’historien grec Plutarque (Ier siècle) rapporte dans ses Vies parallèles (chapitre consacré à César) que Jules César, le matin même de sa mort, avait pris l’avis des haruspices, et que les sacrifices lui étaient défavorables. Il se rendit cependant à la Curie. On connaît la suite.

Bien qu’empreintes d’irrationnel, ces anecdotes concernant l’usage d’un foie d’animal font partie de l’Histoire romaine.

Mais, dans la mythologie grecque, c’est son foie lui-même que le Titan Prométhée mit en péril.

‘Prometheus bound’ par Thomas Cole (1847), Musée de Young, San Francisco

Ce héros, considéré comme le champion de l’humanité en butte à l’hostilité des dieux, vola le feu du ciel pour le donner aux hommes et leur apprit aussi toutes sortes d’arts et de sciences, améliorant ainsi leurs vies, proches de la condition bestiale.

Prométhée connaissait aussi le secret relatif au mariage de Thétis, mais refusa de le révéler à Zeus, qui souhaitait lui-même épouser Thétis. Pour le punir, Zeus le fit enchaîner sur un rocher isolé, que l’on situe habituellement dans le Caucase, où un aigle chaque jour venait dévorer son foie, qui se reformait à nouveau la nuit suivante (comme tous les Titans, Prométhée était immortel). Cette torture se prolongea très longtemps, jusqu’à ce que Prométhée soit délivré. Héraklès aurait abattu l’aigle avec son arc (Antiquité, p. 821-822).

Pourquoi le foie était-il spécialement concerné dans cette aventure ? C’est que les Anciens le considéraient comme étant le “siège des passions”.

D’ailleurs des poètes latins comme Horace ou Juvénal utilisent le mot jecur (parfois iecur ou jocur) “foie”, là où nous dirions plutôt maintenant “cœur”. Par exemple, dans sa Satire I, Juvénal, indigné par les turpitudes de ses concitoyens, s’écrie : Quid referam quanta siccum jecur ardeat ira ? “Comment exprimer la colère dont mon foie se dessèche et brûle ?”

Si le “foie” se dit jecur en latin, quelle est alors l’étymologie du mot français “foie” ?

Le dictionnaire Robert indique que ce nom est dérivé de l’adjectif latin ficatum, traduction de l’expression grecque (ηπαρ) συκωτον (hêpar) sukôton, qui signifie (foie) “nourri, engraissé avec des figues”.

Le figuier (ficus, en latin, συκη sukê en grec) était un arbre très prisé en Grèce, puis à Rome où l’on importait des figues d’Afrique et du Moyen-Orient pour satisfaire l’abondante consommation des humains comme des animaux.

En effet, le naturaliste Pline l’Ancien (Ier siècle) écrit que L’art s’est appliqué à développer le foie des truies comme celui des oies ; c’est une invention de Marcus Gavius Apicius : il les engraissait avec des figues sèches, puis les tuait soudainement après les avoir abreuvées de vin miellé (Histoire naturelle, VIII, 77 ; traduction d’Émile Littré, 1848-50, Paris).

Les Romains consommaient donc du foie gras de porc et aussi du foie gras d’oie. Un peu plus loin, Pline ajoute : Nos Romains ne connaissent les oies que par la bonté du foie. Le foie devient très gros dans les oies qu’on engraisse, et, tiré du corps de l’animal, on l’augmente encore en le trempant dans du lait miellé. Et ce n’est pas sans raison qu’on débat la question de savoir qui, le premier, a trouvé une aussi bonne chose … (Histoire Naturelle, X, 27).

Foie gras à la façon d’Apicius, par le chef Renzo Pedrazzini

Pour en finir une bonne fois pour toutes avec le foie — que l’on soit, ou non, désireux d’en manger (question de moyens et de goût, parfois de foi) —, laissons le mot de la faim au devin d’Astérix !

Album “Le devin” par Goscinny et Uderzo

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