Regarder les étoiles avec Ulug’Beg

La présence (brève) d’Alexandre le Grand à Samarcande n’a pas marqué la ville ; il en est tout autrement avec celle d’Ulug’Beg.

Ulug’Beg — dont le nom peut être transcrit avec diverses orthographes (Ulugh Beg, Ulug’Bek, Oulough Begh etc.) — est un personnage hors du commun !

Né dans une famille illustre — c’est un des petits-fils d’Amir Timur alias Tamerlan —, ayant exercé dans le domaine politique (gouverneur de Samarcande), militaire (chef d’armée) et religieux (théologien), il fut surtout un scientifique érudit, passionné de mathématiques et d’astronomie.

La présence d’Ulug’Beg à Samarcande (entre 1409 et 1449) correspond à l’âge d’or — l’apogée de la splendeur — de la ville.

En effet, après avoir été complètement détruite par les Mongols au XIIIè siècle, Samarcande est devenue la capitale de l’empire d’Amir Timur et de sa dynastie entre 1370 et 1499. Telle le phénix, elle est re-née de ses cendres et va prospérer de nouveau. De prestigieux monuments sont érigés aux XIVè et XVè siècles.

Le centre de la ville s’appelle Régistan (mot signifiant “place sablonneuse”). Ulug’Beg transforme ce vaste espace en un lieu grandiose dédié particulièrement à la Culture.

L’ensemble architectural est impressionnant, et ô combien photogénique !

Les bâtiments ayant été endommagés au fil du temps, ce que l’on voit actuellement a été restauré au cours du XXè siècle.

En quatre ans (entre 1417 et 1420), sur le côté Ouest (à gauche quand on regarde la photo de la place), sur l’ordre et sous la direction d’Ulug’Beg, a été bâtie la médersa appelée “Médersa Ulug’Beg”. C’est son père qui en était l’architecte. 

Une médersa est un établissement d’enseignement religieux musulman (Dictionnaire Robert). Celle d’Ulug’Beg au Régistan accueillait une centaine d’étudiants, auxquels étaient dispensés des cours de mathématiques, de théologie, de philosophie et d’astronomie.

Ulug’Beg lui-même et son ami Ali Kushchi y enseignaient en compagnie d’autres érudits.

Sur le portrait où il figure seul, Ulug’Beg pose devant le Régistan (on voit la coupole bleue d’un bâtiment en arrière-plan). La peinture (faite à l’époque moderne) le montre avec un globe terrestre, un volumen (parchemin roulé), un ciel pur constellé d’étoiles — vision idéalisée du gouverneur de Samarcande connu pour ses travaux d’astronome.

On trouve d’autres portraits mettant en valeur “l’astronome” à Tachkent dans le métro (station Kosmonavtlar) ainsi qu’au Musée Amir Timur. 

Après la construction de la médersa, Ulug’Beg commença, en 1428, à faire bâtir sur une colline de Samarcande un immense observatoire, unique en son genre. 

Comme au Régistan, le bâtiment ayant été très endommagé, il a été redécouvert et restauré au début du XXè siècle.

L’observatoire, un édifice de trois étages, contenait un quadrant géant en marbre d’un rayon de 40 mètres environ. Cet instrument permettait de mesurer avec une grande justesse les coordonnées du Soleil, de la Lune et des planètes pendant leur passage à travers le méridien … L’observatoire était équipé d’autres instruments de mesure tels le cadran solaire, l’astrolabe ou la sphère armillaire, explique un guide sur l’Ouzbékistan (éd. Davr Nashriyoti, 2018).

En face de l’observatoire il y a un musée — très populaire — consacré à Ulug’Beg.

Y sont exposés non seulement des instruments et autres artefacts astronomiques, mais aussi des documents originaux ou des facsimilés d’anciennes publications scientifiques.

Parmi ses multiples talents, c’est l’astronomie qui a fait passer Ulug’Beg à la postérité —  une postérité mondiale.

Encore fallait-il que les gens puissent lire ses ouvrages, rédigés en persan et en arabe !

La diffusion en Europe s’est faite par le truchement du latin — ce qui est un paradoxe, car Rome n’a rien apporté à la science de l’astronomie (selon le Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 112) !

Depuis le XIIè siècle, de nombreux ouvrages écrits en grec, en arabe ou en syriaque sont traduits en latin par des clercs. Au XVIIè siècle on utilise encore beaucoup le latin en Europe, surtout chez les philosophes (comme Descartes et sa fameuse formule “Cogito, ergo sum” = Je pense donc je suis) et chez les scientifiques. C’est la langue de communication entre les intellectuels.

Ainsi, de savants anglais comme le directeur de l’observatoire de Greenwich (Londres) et un professeur de l’université d’Oxford, ayant eu connaissance des écrits d’Ulug’Beg,  ont-ils contribué à la diffusion de ces écrits en les faisant publier en latin aux XVIIè et XVIIIè siècles :

Quant aux ouvrages contenant des travaux d’Ulug’Beg traduits, ils sont publiés en Angleterre ou en Pologne, et probablement dans d’autres pays européens aussi. 

La précision des calculs faits dans l’observatoire par Ulug’Beg est remarquable. Elle lui vaut de compter, à partir du XVIIè siècle, au nombre des plus grands astronomes du monde — et ce, en Europe, où il est alors rare qu’un Oriental connaisse la notoriété.

Aussi ai-je été très intéressée de voir au musée une gravure (ou son facsimilé ?) datant de 1690 en ajout à l’œuvre de Jan Geveliy (nommé Hevelius, en latin) intitulée Prodromus astronomiæ (“Quoi de neuf en astronomie ?” traduction libre) et publiée à Gdansk. Cette gravure, de couleur sépia, représente Uranie, la Muse de l’astronomie, présidant un collège d’astronomes.

Uranie et les astronomes, gravure, 1690

On voit (un peu difficilement, car c’est derrière une vitre) au centre Uranie, portant comme un miroir une effigie du Soleil dans sa main droite, tandis que sa main gauche tient délicatement un croissant de lune.

À la droite d’Uranie figure Ulug’Beg, qui paraît exotique sans perruque et avec de longues moustaches. À côté de lui, deux astronomes européens : le roi Wilhelm IV et le Polonais Jan Geveliy.

À la gauche d’Uranie sont assis le Grec Claude Ptolémée, le Danois Tycho Brahé et l’Italien Riccioli. Chacun a derrière lui une phrase en latin : est-elle sa devise personnelle, sa méthode, son testament spirituel — je ne saurais dire. Je crois cependant que les mots latins prêtés à Ulug’Beg “Successoribus rem seriō commendo” pourraient signifier “Je confie avec sérieux mon œuvre à mes successeurs”.

Cette gravure unit symboliquement des astronomes qui ont vécu à des époques et dans des pays différents. Non moins symbolique est la place occupée par Ulug’Beg, la place d’honneur, juste à droite de la Muse !

Sur la table, vers le bas de la gravure on distingue un globe terrestre et le “catalogue d’étoiles” qui assura la renommée d’Ulug’Beg, recensant les coordonnées de 1018 étoiles ! 

De part et d’autre de la scène, deux colonnes cannelées portent chacune deux adverbes latins. À gauche, Vigilanter (avec soin, attentivement) et Diligenter (scrupuleusement, consciencieusement) ; à droite, Prudenter (avec science, avec sagacité) et Constanter (d’une manière concordante). Ce sont les qualités requises pour un bon travail scientifique.

Et tout en haut, les astronomes scrutent le ciel avec leurs instruments (voir la photo en-tête de l’article).

Finalement, il n’est pas étonnant que plusieurs corps célestes de notre galaxie aient reçu une appellation qui se réfère à l’Ouzbékistan.

 

Sur cette carte figurent, par ordre chronologique de nomination, Uzbekistania, l’Ouzbékistan (1934), Avicenne (1973), Ulugbek (1977), Beruni (1986), Khorazmi (1997). Les quatre derniers noms sont ceux de mathématiciens, et souvent astronomes, natifs d’Ouzbékistan. En 2009, le nom de Samarkand a été choisi. 

Samarcande, la merveilleuse cité d’Ulug’Beg, méritait bien de figurer au firmament. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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