Le tragique destin de la jeune Iphigénie a inspiré de nombreux artistes, dès l’Antiquité. En Grèce, le peintre Timanthe, en Italie un sculpteur romain (cf. photo ci-dessus) et un peintre de fresques à Pompéi ont représenté le moment où, devant être sacrifiée, elle est sauvée in extremis par la déesse Artémis/Diane.
Je propose ici une analyse personnelle de la fresque Le Sacrifice d’Iphigénie trouvée à Pompéi, peinte d’après un tableau de TIMANTHE.
1. Le peintre : Timanthe, peintre grec, né à Cythnos à la fin du Vè siècle avant notre ère, fut l’un des représentants de l’école ionienne. Son œuvre la plus admirée était Le Sacrifice d’Iphigénie, dont on a cru reconnaître une transposition dans des fresques de Pompéi.
2. L’œuvre : Le Sacrifice d’Iphigénie, fresque de Pompéi, 123 cm x 126 cm, Musée national d’Archéologie de Naples, Italie.
3. Mouvement : Probablement du IVè style pompéien. Époque impériale (Ier siècle).
4. Genre ou catégorie : Scène de genre.
5. Thème : Littéraire et mythologique.
Parmi les sources antiques racontant le sacrifice d’Iphigénie, on trouve Iphigénie à Aulis d’Euripide, en grec, et De la Nature (livre I, vers 80-101) de Lucrèce et Les Métamorphoses (début du Livre XII) d’Ovide, en latin.
Agamemnon, frère de Ménélas et mari de Clytemnestre, est le commandant en chef de l’expédition grecque qui veut partir pour Troie reprendre Hélène, l’épouse de Ménélas enlevée par Pâris. Mais la flotte des Grecs est immobilisée à Aulis, faute de vent.
Dans la scène d’exposition de la tragédie d’Euripide (406 avant notre ère), Agamemnon explique la situation à un vieillard : Que faire ? Nous interrogeons Calchas, qui nous répond par cet oracle : Iphigénie, ma fille, doit être immolée à Artémis, qui règne sur cette contrée ; si nous offrons ce sacrifice à la déesse, nous obtiendrons un vent favorable et la ruine de Troie ; sinon, tout nous sera refusé. Je venais d’entendre cet arrêt, et j’allais donner l’ordre à Talthybios de proclamer à haute voix que je renvoyais toute l’armée, car jamais je n’aurais pu me résoudre à immoler ma fille. C’est alors que mon frère, alléguant mille raisons, me fit consentir à cet horrible sacrifice. Je pris des tablettes et, dans leurs plis, j’écrivis à ma femme de m’envoyer sa fille, comme pour la donner en mariage à Achille ; je lui vantais le mérite de ce héros, et j’ajoutais qu’il refusait de faire voile avec nous, s’il ne recevait de nos mains une épouse qu’il emmènerait en Phthie. Je n’avais que ce moyen de persuader Clytemnestre : inventer pour notre fille le prétexte d’un mariage imaginaire. Seuls de tous les Grecs, Calchas, Ulysse et Ménélas savent avec moi la vérité (traduction G. Hinstin, 1923).
D’après ce discours, qui atténue sa responsabilité, le dramaturge prête à Agamemnon des sentiments opposés : d’une part, l’horreur pour le sacrifice d’Iphigénie et l’amour paternel, d’autre part, l’ambition politique mêlée de crainte (de sa femme) et de dissimulation (il est influencé par Ulysse, connu pour son habileté à parler et sa ruse).
Quand Clytemnestre et Iphigénie arrivent à Aulis, elles apprennent le terrible sort qui attend la jeune fille, et le dramaturge exprime avec force leur désarroi, leur révolte, puis l’acceptation d’Iphigénie.
À la différence d’Euripide, Lucrèce, poète latin du Ier siècle avant notre ère, disciple d’Épicure et critique de la religion et de ses méfaits, blâme ouvertement Agamemnon et les dieux : Pourquoi l’élite des chefs de la Grèce, la fleur des guerriers, souillèrent-ils en Aulide l’autel de Diane du sang d’Iphigénie ? Elle fut enlevée par des hommes qui l’emportèrent toute tremblante à l’autel, non pour lui former un cortège solennel après un brillant hymen, mais afin qu’elle tombât, chaste victime, sous des mains impures, à l’âge des amours, et fût immolée pleurante par son propre père qui achetait ainsi l’heureux départ de sa flotte : tant la superstition a pu inspirer de barbarie aux hommes (traduction Ph. Remacle).
En effet, il existe deux versions du dénouement de cette histoire. Dans l’une, l’innocente Iphigénie est sacrifiée (ce que déplore Lucrèce), mais dans une autre version, plus douce, Iphigénie disparaît aux yeux de l’assistance, remplacée par une biche des montagnes [agréée par Artémis] de préférence à la jeune vierge, pour ne pas souiller l’autel d’un sang généreux, selon Euripide.
Malgré quelques réserves, Ovide (1er siècle) souscrit aussi à la version douce : Lorsque l’intérêt public a vaincu la tendresse d’Agamemnon pour sa fille, lorsque le roi a vaincu le père et qu’Iphigénie, prête à donner son sang pur, a pris place devant l’autel parmi les prêtres en larmes, la déesse est vaincue à son tour ; elle étend un nuage devant tous les yeux et pendant la cérémonie, au milieu du tumulte du sacrifice, au milieu du bruit des prières, elle remplace, dit-on, par une biche la jeune fille de Mycènes (Traduction de la collection Folioplus).
La sculpture en en-tête, effectuée à Rome au 1er siècle, montre Artémis venant aider Iphigénie.
6. Bibliographie :
Œuvres originales d’Euripide, Lucrèce et Ovide. Dictionnaire Robert des Noms propres (pour la biographie). Dictionnaire de l’Antiquité, et Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont) — d’où proviennent les citations en italiques des parties 8 et 10.
7. Analyse iconographique :
La scène représente Iphigénie, au centre, emportée par Ulysse (aux cheveux bouclés), à gauche, et par le jeune Diomède, à droite. Ulysse a été choisi par l’armée pour se saisir de la victime, alors que le roi Agamemnon gémit, détourne la tête, et, pour cacher ses larmes, se voile le visage. C’est donc Agamemnon qui se trouve à l’extrême-gauche, recouvert d’un grand manteau (pallium), et qui se dissimule le visage de sa main droite, en signe de deuil. On a parfois identifié le jeune homme à Achille. Mais la présence d’Achille serait étrange, car, dans la tragédie grecque, il s’est fait le champion de la jeune fille et s’est engagé à les protéger, elle et sa mère. Quant à Diomède, il a entrepris de nombreuses actions avec Ulysse lors de la Guerre de Troie. Iphigénie lève les yeux et les bras au ciel, vers Artémis et autres créatures que les humains ne peuvent pas voir.
Cependant, selon Euripide et Ovide, Iphigénie n’est pas portée à l’autel du sacrifice ; elle y va de son plein gré, consciente de la gloire qu’elle obtiendra en se dévouant à sa patrie et à toute l’Hellade. Elle dit : Que nul Argien ne porte donc la main sur moi ; je présenterai ma gorge en silence, et mon cœur ne faiblira pas. Selon cette version, le sacrifice d’Iphigénie est volontaire et non subi.
Mais le peintre de la fresque (copiant Timanthe, réputé pour ses effets pathétiques) a préféré montrer Iphigénie désemparée et suppliante. Il accentue les registres pathétique et tragique en attirant l’attention sur les visages.
À l’extrême-droite, Calchas, le devin âgé, porte sa main droite (armée d’un poignard) au menton — signe de deuil également. Il tient un fouet de l’autre main.
Sur une colonne à gauche, on voit une statuette féminine entourée de deux chiens ; c’est la déesse Hécate.
8. Analyse symbolique :
Artémis/Diane porte un arc, attribut de la chasse dont elle est la déesse. Vierge, elle protège les jeunes filles.
La biche est son animal favori, bien qu’il ait été aussi consacré à Héra/Junon, déesse de l’hyménée.
Le poignard est l’instrument du sacrifice, tandis que le fouet est l’attribut des dignitaires du pouvoir et des prêtres.
La colonne marque le passage d’un monde dans un autre […] dans son sens de lien entre ciel et terre, elle est, en certains cas, la pierre sacrificielle […] l’axe du sacré ou l’axe sacré de la société.
La statuette sur la colonne est une représentation d’Hécate tenant des torches. C’est la déesse des morts, non pas comme Perséphone, l’épouse d’Hadès, mais comme présidant aux apparitions des fantômes et aux sortilèges […]. Déesse chthonienne, elle relierait les trois étages du monde : les enfers, ici-bas, le ciel, et, à ce titre, serait honorée comme la déesse des carrefours. Redoutée et révérée à la fois, elle avait une fonction psychopompe, guidant les âmes des morts.
Les chiens, meute infernale qui accompagne Hécate, sont également psychopompes. Mais le chien, auquel l’invisible est si familier, ne se contente pas de guider les morts. Il sert d’intercesseur entre ce monde et l’autre, de truchement aux vivants pour interroger les morts et les divinités souterraines de leur pays.
9. Analyse chromatique :
La fresque Le Sacrifice d’Iphigénie n’a pas de symbolisme dû aux couleurs. On remarque cependant une gradation des tons, passant de l’ocre pour la terre au bleu du ciel, et créant deux zones : le monde des hommes et le monde des dieux.
On voit aussi que les hommes sont bronzés, alors qu’Iphigénie a la peau claire — ce qui révèle son statut aristocratique : elle ne sort pas du gynécée et ne travaille pas en plein air comme une servante. Par ailleurs, elle est blonde dans le texte d’Euripide (représentation habituelle des héros et des dieux), mais brune (plus humaine) sur cette fresque.
10. Composition, style et synthèse :
Le spectateur est invité d’en-haut à entrer dans la scène par le regard de la nymphe avec la biche. Cette nymphe désigne Artémis, la responsable du sacrifice. Ulysse, lui, regarde par en-dessous Agamemnon ou Hécate, tandis que Diomède observe le devin, et qu’Iphigénie lève les yeux (et les bras) au ciel. Calchas, plongé dans ses pensées, a un regard absent. Agamemnon n’a pas de regard. De ce fait, la communication entre les personnages semble impossible.
La composition s’organise à partir d’Iphigénie. Ulysse et Diomède la transportent vers son destin, et le mouvement est dynamisé par la courbe du corps de la jeune fille et par la musculature des jambes d’Ulysse. Calchas et Agamemnon délimitent la scène, et, comme des colonnes, indiquent des limites […] et marquent le passage d’un monde à un autre. En effet, c’est à cause de ces deux hommes qu’Iphigénie va passer du monde terrestre au monde céleste, habité par la déesse et sa nymphe.
Timanthe confère à Iphigénie un statut de victime suppliante, et incrimine un Ciel inexorable. Cela reflète-t-il une position philosophique de sa part ?
Le Sacrifice d’Iphigénie, Jean Racine en a repris l’histoire dans sa tragédie Iphigénie (1674), où il invente le personnage d’Ériphile (“qui aime la discorde”), jeune fille qui sera sacrifiée à la place de l’héroïne éponyme : version dure et douce à la fois.