Sophonibe et Masinissa

En ce jour de la Saint-Valentin, voici une histoire d’amour, mais tragique : Sophonibe, la mariée, meurt le jour de ses noces.

Illustrée sur un mur de Pompéi, cette histoire (vraie) nous est rapportée par Tite-Live.

Analyse de l’image : La Mort de Sophonibe (ou Sophonisbe).

1.    Le peintre : Anonyme.

2.    L’œuvre : Fresque provenant de Pompéi, actuellement au Musée National de Naples, Italie. Dimensions inconnues.

3.    Classification : Fresque de l’Antiquité romaine (Ier siècle)

4.    Genre ou catégorie : Fresque qui illustre le texte de l’Histoire Romaine, XXX, 15, ¶ 1-8 de Tite-Live (traduction d’A. Flobert, éd. Hatier Les Belles Lettres, 2002).

En 203 avant notre ère, Sophonibe (ex-femme de Syphax, roi d’Afrique du Nord vaincu par les Romains) est condamnée à mourir par Masinissa, roi numide, le jour-même de leurs noces. En effet, bien qu’allié des Romains, celui-ci ne peut accepter les conditions fixées par Scipion (à savoir que Sophonibe, fille du Carthaginois Hasdrubal, figure à son triomphe à Rome), ni la demande de Sophonibe (n’être soumise au pouvoir de personne).

“Masinissa fit venir un esclave en qui il avait confiance et qui conservait le poison que les rois ont l’habitude de prévoir contre les coups du sort. Il lui ordonna de porter à Sophonibe ce poison dans un breuvage en lui disant : Masinissa aurait aimé respecter son premier engagement, protéger sa femme comme un mari doit le faire, mais puisque ceux qui en ont le pouvoir ne lui laissent pas la liberté de tenir sa seconde promesse, lui éviter de tomber vivante au pouvoir des Romains, qu’elle décide de son sort, en se souvenant de son père, chef des armées, de sa patrie et des deux rois auxquels elle a été mariée.

L’esclave chargé de porter le poison avec le message arriva auprès de Sophonibe. Celle-ci déclara : —J’accepte, et même avec gratitude, ce cadeau de noces, puisque mon époux n’a pu m’en offrir de plus beau ; dis-lui pourtant de ma part que j’aurais mieux fait de mourir sans attendre ce mariage célébré en même temps que mes funérailles. Son comportement ne démentit pas ces fières paroles : prenant la coupe, elle la vida courageusement, sans manifester la moindre frayeur.”

5.    Thème : historique et littéraire

6.    Analyse iconographique :

Il s’agit d’un détail de la fresque, isolant trois personnages dans un décor de palais, constitué par une colonne et un lit (lectus) destiné aux repas dans le triclinium. À gauche, en arrière-plan, une servante, debout, yeux baissés, porte une fiole près de sa tempe. Elle a une tunique ouverte devant et agrafée sur l’épaule. Au centre, une femme riche, coiffée d’une couronne, semi-étendue, le bras gauche accoudé à un coussin, vêtue d’une tunique et d’une étole ou toge drapée, parée de bijoux (bague, bracelet) tient une écuelle (ou une coupe) de sa main droite et la contemple avec un air triste. À droite, en retrait derrière la femme, un homme à la peau sombre, coiffé d’une couronne aussi, torse nu mais enveloppé d’une toge qu’il retient par son bras gauche, tandis que sa main droite repose sur l’épaule droite de la femme en un geste protecteur. Son regard se porte vers l’horizon, hors champ, vers l’au-delà. Il a un air tendu, anxieux.

La scène correspond à ce qu’écrit Tite-Live, ce qui permet d’identifier les personnages : une servante, Sophonibe et son époux, avec la notable exception que Masinissa figure ici alors qu’il n’assistait pas à la mort de son épouse chez l’historien. Il a, en effet, ordonné cette mort malgré lui : c’est un geste politique et sacrificiel, en faveur de Rome. D’ailleurs, l’historien latin décrit ses vives réactions : cum crebro suspiritu et gemitu, quod facile ab circumstantibus tabernaculum exaudiri posset (les soupirs et les gémissements qu’il poussait sans relâche s’entendaient facilement du dehors).

7.    Analyse chromatique :

Les couleurs originelles sont des camaïeux d’ocre et de vert. Le fond est jaune-beige et la colonne ocre jaune. C’est un décor symbolique de la royauté. La toge de Sophonibe est ocre jaune, un peu plus foncée que la colonne. Sa tunique est verte, avec une bordure marron sur la poitrine. La toge de Masinissa est vert bronze. Le revêtement du lit vert clair en bas, vert bronze pour les coussins.

L’écuelle, la tunique de l’esclave, la peau des jeunes femmes et les couronnes sont blanches. C’est la représentation caractéristique des jeunes femmes depuis l’Égypte jusqu’à Cnossos en Crète : les femmes sont plus claires que les hommes, car elles passent leur temps dans le gynécée alors qu’ils chassent au grand air ! On remarque que le décor et les costumes, censés se passer en Afrique du Nord avec une Carthaginoise et un Numide (Sémite noir), sont, en réalité romains (et quelque peu idéalisés). La couleur jaune safran ou orangé était ordinairement celle de la mariée à Rome.

La gamme des couleurs est réduite à cette époque mais le contraste entre les couleurs chaudes (jaune = richesse, soleil, exotisme, foi et mariage) et froides (vert = désordre, folie, amour infidèle) — selon le code des couleurs — correspond à la signification de la scène : fin tragique d’un amour impossible. Par ailleurs, le contraste des peaux des personnages met en valeur l’héroïne à qui le personnage sombre sert de repoussoir. Et les couleurs symbolisent sans doute aussi des valeurs morales : pureté/noirceur, virilité /délicatesse.

8.    Analyse symbolique :

C’est une scène de banquet. En Grèce, les banquets étaient des moments de fraternité virile (cf. Le Banquet de Platon) ; à Rome, ils étaient mixtes (cf. Satiricon de Pétrone), et pas seulement les banquets de noces.

Ici, l’accent est mis sur le contraste signalé par Sophonibe dans les dernières paroles que lui prête Tite-Live : ce qui aurait dû être un repas de noces est une scène d’exécution. L’union des deux personnages, matérialisée par l’étreinte de l’épaule, est fatale.

9.    Charpente et style :

Les lignes de construction mettent en valeur l’histoire d’amour malheureuse. Le spectateur entre dans l’image par le regard de Sophonibe, triste et résignée. L’auteur de la fresque montre sa sympathie pour la jeune femme, comme l’a fait avant lui Tite-Live.

Une diagonale de droite à gauche, de mouvement descendant, traduit une descente vers la gauche (sinistra, en latin), d’où la mort, selon le code de composition classique. Sophonibe est soutenue par Masinissa dans sa mort.

Une ligne verticale au milieu sépare d’un côté l’esclave (avec la fiole qui a contenu le poison – passé, qu’on ne voit pas ici) et la coupe maintenant pleine (présent) du couple uni (pour toujours — message transmis de l’union de ces personnages devant la postérité).

L’exigence technique de la fresque, qui doit être peinte rapidement, montre une bonne connaissance du sujet par l’artiste.

10.    Synthèse :

Le style est adéquat à la narration.

Ce qui est remarquable, c’est qu’on peut lire l’image aussi bien de gauche à droite (lecture occidentale habituelle) que de droite à gauche : l’esclave a apporté le poison, la coupe est servie, la servante s’en va et sort de la scène. Il reste le couple.

Il est intéressant aussi de noter que le peintre Jacques-Louis David (1748-1825) utilisera la même disposition des personnages dans son tableau La Mort de Socrate (Metropolitan Museum of Arts, New York, États-Unis), car l’exhumation des ruines de Pompéi au XVIIIè siècle a beaucoup frappé les artistes français.

Pour laisser un commentaire, utilisez "Contact"