Orphée, Apollinaire et Raoul Dufy

Analyse conjointe du poème Orphée, 4ème du nom, in Bestiaire de Guillaume APOLLINAIRE et de la gravure sur bois de Raoul DUFY (c. 1912).

Le texte :

L’œuvre d’Apollinaire s’intitule Le Bestiaire ou cortège d’Orphée. Le titre du recueil indique à la fois la présence du héros et celle des animaux. Il va de soi que le personnage éponyme est important ; d’ailleurs il donne son nom également à quatre poèmes différents.

Nous étudions le quatrième (page 168 dans l’édition de la N.R.F. à la fin du recueil Alcools).

Alcools-NRF

Apollinaire a rédigé des notes d’accompagnement pour faciliter la lecture de ses poèmes. Ainsi une note (p. 175) parle d’Orphée en ces termes :

Orphée était natif de la Thrace. Ce sublime poète jouait d’une lyre que Mercure lui avait donnée. Elle était composée d’une carapace de tortue, de cuir collé à l’entour, de deux branches, d’un chevalet et de cordes faites avec des boyaux de brebis. Mercure donna également de ces lyres à Apollon et Amphion. Quand Orphée jouait en chantant, les animaux sauvages eux-mêmes venaient écouter son cantique. Orphée inventa toutes les sciences, tous les arts.

Orphée, Fort Mac Henry, Baltimore (USA)

La description d’Orphée emprunte à l’œuvre poétique d’Ovide Les Métamorphoses (livre X – Orphée ayant perdu son épouse Eurydice qu’il est allé chercher aux Enfers, se met à raconter toutes sortes d’histoires d’amour pour distraire son chagrin — et livre XI, où Orphée meurt). Un autre auteur de l’Antiquité, Apollonios de Rhodes, décrit dans Les Argonautiques le pouvoir magique du chant d’Orphée qui, du haut du bateau Argo, avait vaincu le chant des Sirènes, lors de l’expédition de Jason en quête de la Toison d’Or. Également, Virgile, prédécesseur d’Ovide, a décrit dans L’Énéide Orphée heureux aux Champs Élysées (le “paradis” gréco-romain), jouant de la lyre et entouré des héros de la guerre de Troie. Orphée symbolise donc le Poète, et son chant, le Lyrisme.

Orphée et Pégase sont associés à la création poétique, ainsi que le mont Parnasse, siège d’Apollon et des neuf muses (cf. le tableau Le Parnasse d’Andréa Mantegna, c. 1497).

À propos des fonctions du Poète, on peut lire dans le manuel scolaire Littérature 1ère Hatier (édition d’avril 2001) :

Tout poète est l’héritier d’Orphée, inspiré par les muses et familier du Parnasse. Prêtre (et pour Orphée, fils) d’Apollon, le dieu de la poésie, il sait, par sa musique et par la force incantatoire de ses mélodies, enchanter la nature, calmer les bêtes sauvages, apaiser les passions des hommes. Il est un médiateur qui met en évidence les relations complexes qui unissent l’homme au monde qui l’entoure.

Le texte que nous étudions est donc le poème Orphée (un sizain), partiellement cité, puis annoté par Apollinaire (p. 177) :

La femelle de l’alcyon,
L’Amour, les volantes Sirènes,
Savent de mortelles chansons
Dangereuses et inhumaines.

Les navigateurs, entendant chanter la femelle de l’alcyon, s’apprêtaient à mourir, sauf toutefois vers la mi-décembre, où ces oiseaux font leurs nids, et l’on pensait qu’alors la mer était calme. Quant à l’Amour et quant aux Sirènes, ces oiseaux merveilleux chantent si harmonieusement que la vie même de celui qui les écoute n’est pas un prix trop élevé pour payer une telle musique.

Dans ces quatre premiers vers du sizain, on remarque la dualité Masculin/Féminin : sont masculins l’alcyon et l’Amour, sont féminins la femelle et les Sirènes. Tous ces personnages sont ailés, donc s’apparentent aux oiseaux – terme qui sera mentionné dans la suite du poème. Les Sirènes sont célébrées aussi dans ce Bestiaire (p. 169). Elles sont réputées pour leur pouvoir ensorceleur ; elles attirent les marins et les font se noyer : d’où ici le pluriel emphatique (et féminin péjoratif) de mortelles chansons / Dangereuses et inhumaines. Tout le monde connaît l’épisode de l’Odyssée (chant XII) où Ulysse échappe à leur piège séduisant mais fatal en bouchant à la cire les oreilles de ses marins et en se faisant lier serré au mât du bateau !

Ovide a décrit la métamorphose des Sirènes, mi-femmes mi-oiseaux. En effet, au livre V des Métamorphoses, il écrit (traduction de G. Lafaye, 1925-30) :

D’où vous viennent vos plumes et vos pattes d’oiseaux, quand vous avez un visage de vierge ? Serait-ce qu’au moment où Proserpine cueillait les fleurs printanières, vous vous trouviez au nombre de ses compagnes, ô doctes Sirènes ? Vous l’aviez vainement cherchée sur toute la terre, quand soudain, pour que la mer eût aussi le spectacle de votre sollicitude, vous avez souhaité de pouvoir planer au-dessus des flots avec des ailes pour rames ; les dieux ont été complaisants à votre prière et vous avez vu tout d’un coup vos membres se couvrir d’un fauve plumage. Mais, afin que vos chants mélodieux, faits pour charmer les oreilles, et que le talent naturel de votre bouche eussent toujours la même langue à leur service, vous avez conservé votre visage de vierge et la voix humaine.

Pour ce qui concerne Alcyone et son mari Céyx, changés en alcyons, Ovide écrit au livre XI (op. cit.) :

Alcyone monte [sur une digue] ; et même (c‘était un prodige qu’elle en fût capable), elle volait. Battant l’air léger avec des ailes qui venaient de lui naître, elle effleurait, oiseau lamentable, la surface des flots. En volant, elle poussait un cri plaintif […]. Quand elle eut touché le corps muet et exsangue [le cadavre de son mari noyé dans un naufrage], elle entoura de ses ailes récentes les membres de celui qu’elle aimait et lui donna vainement avec son bec dur de froids baisers […]. Les dieux, émus de compassion, les changent en oiseaux tous les deux. Soumis aux mêmes destins, leur amour est resté le même, leur fidélité conjugale n’a subi aucune atteinte depuis qu’ils sont oiseaux. Ils s’accouplent et se reproduisent ; pendant sept jours sereins de la saison d’hiver, Alcyone couve son nid suspendu sur les flots. Alors c’est en mer le calme plat.

En bref, tous les personnages mentionnés représentent un danger mortel ou un idéal inaccessible aux humains.

Voici la suite et fin du poème d’Apollinaire :

N’oyez pas ces oiseaux maudits,
Mais les Anges du paradis.

L’énonciation a changé car l’auteur s’adresse directement au lecteur. D’autre part, le verbe “ouïr”, terme désuet, est employé à l’impératif avec son sens traditionnel d’avertissement.  Comme on l’a déjà dit, il y a reprise de la notion de créatures ailées sous le terme oiseaux, qui, bien que masculin, est connoté négativement, du fait de son épithète péjorative maudits. Le vers 5 résonne comme une mise en garde, une défense.

Cependant, le dernier vers, lui, mentionne les Anges, autres créatures ailées, mais bienfaisantes (parce qu’asexuées ?). L’explication est apportée par Apollinaire (p. 177-178) :

Ceux qui s’exercent à la poésie ne recherchent et n’aiment rien d’autre que la perfection qui est Dieu lui-même. Et cette divine bonté, cette suprême perfection abandonneraient ceux dont la vie n’a eu pour but que de les découvrir et de les glorifier ? Cela paraît impossible, et, à mon sens, les poètes ont le droit d’espérer après leur mort le bonheur perdurable que procure l’entière connaissance de Dieu, c’est-à-dire de la sublime beauté.

Il ressort donc que ce poème possède un axe mythologique (grec) et un axe chrétien. Pourquoi sont-ils réunis dans le personnage d’Orphée ? C’est sans doute la note d’Apollinaire (p. 175) qui fournit l’explication :

Fondé dans la magie, il connut l’avenir et prédit chrétiennement l’avènement du SAUVEUR.

Orphée opère un syncrétisme religieux : il incarne le Poète, l’Artiste, le Messager du divin. Il a aussi un aspect christique, qu’on retrouve dans le tableau de Gustave Moreau Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée (1865-1866).

C’est à dessein que je n’approfondis pas davantage l’explication ; il y aurait encore d’autres choses à dire, mais mon projet est de mettre en relation le texte d’Apollinaire et la gravure de Dufy.

L’image :

Orphée-Dufy

J’indique d’abord différentes étapes de l’analyse d’image :

  1. Biographie de l’artiste
  2. L’œuvre : références
  3. Le Mouvement
  4. Genre ou catégorie
  5. Thème
  6. Analyse iconographique : inventaire de ce qu’on voit
  7. Analyse symbolique
  8. Analyse chromatique : le symbolisme des couleurs
  9. Style et synthèse : la composition, la charpente, la façon d’exécuter le tableau
  10. Conclusion (mentionner la bibliographie à part, ou bien au fil des analyses).

Je tente d’expliquer ensuite, selon cette méthode, la gravure de Raoul DUFY.

1. Biographie : Raoul Dufy, peintre, dessinateur et graveur français, né au Havre en 1877, mort à Forcalquier en 1953. Il subit l’influence de divers artistes, dont Toulouse-Lautrec, Boudin, Monet, Matisse, Marquet, Braque. En raison de difficultés matérielles, il s’orienta vers la gravure (bois gravés du Bestiaire d’Apollinaire) et, à partir de 1909, il conçut pour Paul Poiret de nombreux dessins de tissus. À partir de 1919 il élabora un style personnel. Son œuvre exprime une vision allègre et mouvementée de l’univers. Ses nombreuses illustrations (bois, lithographie) révèlent l’élégance de son graphisme [Réf. Dictionnaire Robert des Noms propres, tome II p. 128].

2. L’œuvre : Bois gravés ou xylographie (je n’ai pas trouvé d’autres références).

3. Mouvement : pas d’appartenance à un mouvement spécifique, mais de possibles influences. Dufy connaît l’apogée du Fauvisme (1905-1907), puis la naissance du Cubisme (1908)  et celle du Futurisme (1909 et surtout 1911).

4. Genre : Portrait.

5. Thème : mythologique, artistique et religieux.

6. Analyse iconographique : On voit au centre un personnage masculin grec (reconnaissable à sa musculature, sa tunique courte et ses cheveux bouclés) portant une lyre ; il marche dans un paysage semi-terrestre (plantes, sol, rochers) semi-céleste (ailes et mouvement de l’air et des nuages derrière lui). Son mouvement fait bouger sa cape ou pallium (manteau attaché par une broche ou fibule, bien visible). À sa droite, en arrière, une créature féminine (seins nus, cheveux longs dénoués, donc sensuelle), qui possède des ailes, le regarde. Elle a des bras et serres d’oiseau et/ou de lion, et s’appuie sur un rocher.

7. Analyse symbolique : On identifie les deux personnages comme étant Orphée et une Sirène. Orphée tient sa lyre : elle enchante et symbolise la tempérance. Celle de la gravure porte peu de cordes (et a perdu son apparence originelle de carapace de tortue au profit d’une représentation plus stylisée et connue), mais c’est Orphée qui, dit-on, ajouta deux cordes à la lyre fabriquée par Mercure, ce qui totalisa neuf cordes symbolisant les neuf Muses.

Le paysage naturel où évolue le chanteur le place hors d’atteinte de la Sirène. On se rappelle comment il avait triomphé du chant des Sirènes (cf. Apollonios de Rhodes). En outre, ce paysage symbolise les plantes et autres éléments naturels qui obéissaient à la voix d’Orphée (cf. Ovide).

8. Analyse chromatique : non applicable ici.

9. Composition et style :

Orphée est inscrit dans un triangle central et occupe la plus grande part de la gravure. Le spectateur est interpellé par son regard qui est dirigé vers lui. Orphée marche avec assurance tout en jouant de la lyre. Le dynamisme du mouvement est rendu par la position des pieds et les ondulations du vêtement.

La Sirène, elle, paraît statique, malgré ses ailes ; sa position en retrait crée un effet de profondeur, accentué par les traits délimitant le ciel et les nuages. Impuissante à le charmer, elle regarde Orphée.

La stylisation des rochers, feuilles, nuages provient du support utilisé pour cette œuvre (le bois, relativement rigide), dont nous n’avons ici que la reproduction de l’impression. Enfin il est permis de penser à un effet d’inter-iconicité, car la Sirène de Raoul Dufy évoque le Sphinx du tableau de J.A.Dominique Ingres Œdipe et le Sphinx (1808).

10. Conclusion : L’illustration de Dufy est adéquate au poème d’Apollinaire : elle représente Orphée. Mais la gravure n’est pas redondante par rapport au texte, car elle donne la suprématie à Orphée, qui n’est pas décrit dans le poème, malgré son titre, mais juste évoqué. Il est « l’Ange » (mot qui signifie « messager » en grec).

On constate donc l’originalité de Raoul Dufy qui produit sa propre vision du rôle d’Orphée.

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