Le nom du mois de “janvier” vient de Janus, monstrueux dieu romain à deux faces.
Mais bien que monstrueux, il a été révéré dans l’Antiquité pour ses vertus créatrices, ayant dirigé toute naissance, celles des dieux, du cosmos, des hommes et de leurs actions (selon le Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 530).
De plus, puisqu’il regarde vers l’arrière et vers l’avant, vers le passé et vers l’avenir, il symbolise aussi l’omniscience et la clairvoyance.
Donc tout ce qui est monstrueux n’est pas nécessairement mauvais. Ainsi, dans notre vocabulaire moderne, n’appelons-nous pas “monstres sacrés” certaines superstars ?
Mais d’abord, qu’est-ce qu’un “monstre” ?
L’étymologie fait dériver du verbe latin monere (= avertir) le mot monstrum avec la définition suivante : prodige que les dieux présentent à l’esprit des hommes, pour les prévenir. D’où, en français, “monstre”, appartenant à la même famille que “montrer, montre (= qui affiche l’heure), démontrer, démonstration, prémonition, prémonitoire, moniteur, monument, monumental, monnaie, monétaire” etc.
À proprement parler, un “monstre” est un être qui se montre, ou bien que l’on montre.
La mythologie grecque regorge de personnages monstrueux.
Dans ce blog, j’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur des créatures fabuleuses telles que Pégase, le cheval ailé, Méduse, la Gorgone pétrifiante, les sirènes qui voulurent séduire Ulysse pour causer sa perte, Pan, le dieu champêtre provoquant la panique, le Sphinx cruel dont Œdipe résolut l’énigme, le Minotaure, mi-homme mi-taureau cannibale vaincu par Thésée, l’hydre de Lerne, et les centaures que tour à tour Hercule (Héraclès) affronta, l’hermaphrodite, qui fait s’interroger sur l’idée platonicienne d’un être originel unique etc.
Tous ces personnages appartiennent à des mythes, écrits en vers grecs notamment par les poètes Homère et Hésiode ou des dramaturges comme Sophocle — et plus tard en vers latins à Rome, par le poète Ovide. Ce sont des récits d’aventures contenant souvent des éléments d’astuce et de magie, pouvant impliquer des créatures surhumaines, par exemple des monstres et des géants … Un mythe est une histoire sérieuse au sujet des dieux (ou bien, en Grèce, des héros) et de leurs relations entre eux et avec les humains, indique le Dictionnaire de l’Antiquité (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 662).
Au cours de mes voyages, j’ai vu des représentations d’autres personnages monstrueux. En voici quelques-uns.
Au Art Institute Museum de Chicago, une huile sur toile peinte par Odilon Redon (dates indiquées : 1904-1910) met en scène Andromède.
Ce tableau représente le moment crucial de l’apparition du monstre venu dévorer la jeune Andromède, fille de Céphée, roi des Éthiopiens, et de Cassiopée. Celle-ci avait offensé les Néréides en disant que sa fille leur était supérieure par la beauté. Elles se plaignirent auprès de Poséidon, le dieu marin, qui envoya un monstre marin dévaster le pays. L’oracle d’Ammon annonça qu’il ne pouvait être apaisé que par le sacrifice d’Andromède. Celle-ci fut donc attachée sur un rocher au bord de la mer (Antiquité, p. 52-53).
Comme dans tout bon conte populaire, arrive alors à point nommé le héros Persée. Il est muni d’un casque d’invisibilité et de chaussures ailées, ainsi que de la tête de Méduse, qu’il vient de vaincre et de décapiter — mais qui a gardé son pouvoir pétrifiant.
Ovide fait un récit épique du combat entre le héros et le monstre, dont l’enjeu est, bien sûr, la belle princesse ! À peine le monstre a-t-il aperçu l’ombre (de Persée, qui s’est envolé au-dessus de lui) à la surface de la mer qu’il se jette sur cette ombre avec fureur … (Persée) s’abat sur le dos du monstre, et, d’un coup, il lui plonge son fer dans l’épaule droite … La bête rejette par la gueule les flots de la mer mêlés à son sang … (Persée) plonge trois ou quatre fois son fer dans les entrailles du monstre, sans lui laisser aucun répit (Métamorphoses, IV, traduction de Georges Lafaye, 1925-1930).
Sur le tableau du peintre symboliste qu’est Odilon Redon, on remarque le contraste entre la silhouette blanche et frêle de la femme et la tête démesurément grosse, rouge et presque floue de la bête — façon picturale de souligner l’effroi que peut inspirer ce personnage monstrueux.
Délivrée, Andromède épousa Persée ; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants.
Après leur mort, bénis des dieux, ils devinrent des constellations dans le ciel. Le poète parnassien français José-Maria de Heredia a décrit leur apothéose dans un sonnet intitulé Le ravissement d’Andromède (du recueil Les Trophées, 1893).
À la National Gallery of Victoria de Melbourne, une huile sur panneau de bois (c. 1625-1630) a été attribuée à Pierre-Paul Rubens, bien qu’il s’agisse peut-être d’une copie d’un tableau perdu de Rubens faite par un artiste anonyme. L’œuvre s’intitule Hercule et Antée.
Ce tableau représente le combat d’Hercule et du géant Antée, fils du dieu Poséidon et de Gaïa (la Terre), qui vivait en Libye. Chaque fois qu’il était renversé à terre, il se relevait plus fort grâce à son contact avec sa mère la Terre. Héraclès s’en aperçut, et il le souleva en l’air pour le tuer en l’écrasant (Antiquité, p. 57).
La scène se situe dans un pays oriental, le paysage offrant une végétation exotique de palmiers. À voir les pieds du géant ne plus toucher terre, et son buste s’arc-bouter pour résister encore à l’étreinte étouffante du héros, on comprend que l’artiste montre ici la phase presque finale du combat.
Le géant est représenté à peine plus grand que le héros. Mais les Anciens croyaient à l’existence d’êtres humains extrêmement grands, ainsi que le rapporte, par exemple, le naturaliste romain Pline l’Ancien : L’homme le plus grand qui ait été vu de notre temps, sous le règne du divin Claude, s’appelait Gabbara ; on l’avait amené d’Arabie : il avait 9 pieds 9 pouces (2,87 mètres). Sous le divin Auguste, il y en eut deux qui avaient un demi-pied de plus (3,02 mètres) ; on en conservait le corps par curiosité dans le tombeau des jardins de Salluste (Histoire naturelle, Livre VII, traduction d’Émile Littré, 1848-1850).
Symboliquement parlant, Le mythe des Géants est un appel à l’héroïsme humain. Le Géant représente tout ce que l’homme doit vaincre pour libérer et épanouir sa personnalité (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 474) — tâche parfois herculéenne !
Au Palazzo Massimo de Rome, ainsi qu’à la National Gallery de Londres, se trouvent des représentations d’un autre géant — encore plus monstrueux celui-là : le cyclope Polyphème. À Londres, il s’agit d’un tableau de J.M. William Turner, intitulé Ulysses deriding Polyphemus (1829) ; à Rome, c’est un haut-relief en marbre (non daté) où figurent Polyphème et la nymphe marine Galatée.
Polyphème, personnage homérique dont le nom peut signifier “qui parle beaucoup” ou bien “dont on parle beaucoup, célèbre”, était fils du dieu Poséidon. Dans le chant IX de l’Odyssée, c’est un berger géant doté d’un œil unique qui élève béliers, moutons et chèvres, fabrique du fromage avec le lait de ses bêtes, mais se révèle un cruel anthropophage lorsqu’il repère Ulysse et ses compagnons qui ont pénétré chez lui. En effet, après avoir obstrué l’entrée de sa grotte avec une pierre colossale, il dévore plusieurs des matelots.
Ulysse fait boire du vin à Polyphème et l’enivre, puis détruit son œil avec un pieu aiguisé en pointe. Il avait dit au Cyclope que son nom était Personne (Outis). Les autres Cyclopes accourent au cri de Polyphème et il répond à leurs questions que Personne est en train de le tuer. Ils s’éloignent alors. Le lendemain matin, Ulysse attache les béliers trois par trois, et sous chaque groupe attache l’un de ses compagnons. Quand Polyphème aveugle laisse partir son troupeau, ils parviennent ainsi à s’échapper, et Ulysse se dissimule lui-même sous le ventre laineux du plus grand bélier. Il accable ensuite Polyphème de ses sarcasmes. Le Cyclope lance des rochers sur le bateau d’Ulysse qui s’en va (Antiquité, p. 797).
C’est ce dernier épisode que montre la toile de Turner — lequel est passé maître dans la représentation des effets de la lumière dans ses marines (la mer, étant aussi un de ses thèmes de prédilection).
Le Cyclope Polyphème (difficilement discernable) est situé sur les montagnes à gauche, tandis que le soleil levant illumine les (presque imperceptibles) chevaux tirant le char d’Apollon, dieu du Soleil. Des nymphes marines transparentes nagent devant le bateau.
C’est d’ailleurs une nymphe marine, nommée Galatée (“blanche comme lait”), qui, malgré elle (car elle est amoureuse du berger Acis), va provoquer une violente passion dans le cœur de Polyphème … et un changement dans son allure, qu’il se met à soigner pour lui plaire. Pour faire sa cour il tient à Galatée un long discours (presque cent vers dans le texte d’Ovide), d’abord aimable, mais qu’il conclut par des menaces pathétiques : Pourquoi repousser le Cyclope et donner ton amour à Acis ? … Car je brûle ; mes feux contrariés font éruption avec d’autant plus d’impétuosité ; il me semble que l’Etna a passé en moi avec toute sa violence et que je le porte dans ma poitrine. Et toi, Galatée, tu restes insensible (Métamorphoses, XIII, trad. G. Lafaye).
Finalement, le Cyclope arrache de la montagne un quartier de roc et le lance contre Acis, qui est écrasé, mais transformé en rivière par la nymphe.
Dans les deux histoires, on constate que Polyphème manie sans peine de lourds rochers. Lui, c’est pour enfermer ou détruire ; les autres cyclopes, pour bâtir. C’est à ces êtres monstrueux que la légende attribue les monuments dits cyclopéens, à Mycènes et Tirynthe notamment, pour l’énormité des pierres qu’ils superposent et qui pèsent jusqu’à 800 tonnes (Symboles, p. 331).
L’enceinte du château d’Osaka de même que les murs incas de Machu-Picchu, par exemple, apparaissent comme cyclopéens.
Animal monstrueux, car assemblage d’éléments hétéroclites (corps de lion, tête et ailes d’un aigle), le griffon était révéré dans plusieurs civilisations anciennes (Perse, Grèce, Rome). Au Art Institute de Chicago ainsi qu’au Musée Walters de Baltimore, on rencontre différents griffons.
À Chicago, les deux griffons (VIè siècle avant notre ère) d’origine grecque en bronze incrusté d’ivoire ornaient un vase cérémonial dans un sanctuaire religieux. D’autre part, le précieux panneau de stuc (placé en tête de l’article) peint et incrusté d’or est romain (1er siècle) et décorait une riche maison ou bien des thermes (bains publics) : une jeune femme presque entièrement nue tend la main vers un superbe griffon, au corps svelte de chat plus que de lion, et aux ailes et bec d’oiseau.
À Baltimore, le sarcophage romain sur lequel figurent des griffons au corps de panthère entourant un vase dédié à Dionysos (Bacchus) symbolisaient l’ascension vers le ciel de l’âme de la personne défunte.
Chez les Grecs, ce sont les griffons qui gardent les trésors au pays des Hyperboréens ; ils surveillent le cratère de Dionysos rempli de vin ; ils s’opposent aux chercheurs d’or dans les montagnes. Ils servent de monture à Apollon. Ils symbolisent la force et la vigilance, mais aussi l’obstacle à franchir pour arriver au trésor (Symboles, p. 487).
Quant au griffon du Musée byzantin de Thessalonique, d’époque chrétienne, il est un symbole des deux natures — humaine et divine — du Christ. Il évoque également la double qualité divine de force et de sagesse (Symboles, p. 486).
Pour conclure, on est frappé à propos des mythes grecs de l’importance que les Grecs leur ont accordée jusqu’à la fin du Vè siècle (pour expliquer des phénomènes naturels, des comportements humains etc.).
Mais au cours de ce même siècle, le support de la pensée sérieuse est devenu la prose (c’est-à-dire l’Histoire, la philosophie et la science). Le mythe continua à garder du sens en poésie et en art tant qu’il conserva son importance religieuse dans les cultes et les rituels, mais devint de plus en plus un élément décoratif, moins imprégné de valeur intellectuelle et émotionnelle (Antiquité, p. 663).
Malgré sa longueur, ce répertoire n’est pas clos. C’est peut-être monstrueux, mais il y a encore bien des monstres à découvrir !