Sirènes

À Copenhague, il y a toujours foule devant le rocher de La petite Sirène, devenue une attraction touristique de réputation mondiale.

Créature émouvante et sympathique, elle diffère des Sirènes de l’Antiquité.

Pour les Grecs et les Romains, les Sirènes étaient des êtres mi-femme mi-oiseau. Ni déesses ni humaines, elles séjournaient dans une île. De leur voix mélodieuse, elles attiraient les marins qui se noyaient en voulant les rejoindre. Seuls les héros Orphée et Ulysse furent capables de les affronter impunément.

Orphée le poète, qui avait pris part à l’expédition des Argonautes en quête de la Toison d’Or, sauva Jason et l’équipage de leur ensorcellement en jouant de sa lyre et en chantant mieux qu’elles —histoire racontée par le poète Apollonios de Rhodes dans Les Argonautiques (IIIè siècle avant notre ère).

Quant à Ulysse, héros de L’Odyssée d’Homère, averti par la magicienne Circé, il prit ses précautions pour déjouer leurs sortilèges. Après avoir mis de la cire dans les oreilles de ses rameurs (pour les rendre sourds à ses prières), il se fit ligoter serré au mât de son bateau et put, sans danger, entendre leurs paroles (chant XII, traduit par Philippe Jaccottet, 1955) :

Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce,
Arrête ton navire afin d’écouter notre voix !
Jamais aucun navire noir n’est passé là
Sans écouter de notre bouche de doux chants.
Puis on repart, charmé, lourd d’un plus lourd trésor de science.
Nous savons en effet tout ce qu’en la plaine de Troie
Les Grecs et les Troyens ont souffert par ordre des dieux,
Nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde.

Paroles certainement séduisantes pour un homme d’expérience comme Ulysse, car elles lui promettaient plus de savoir et de sagesse !

La sculpture ci-dessus représente une Sirène tenant une cithare et un plectre. Selon la mythologie gréco-latine, le chant des Sirènes accompagnait les morts pendant leur voyage vers le monde souterrain des Enfers. Elles ont, en effet, partie liée avec les dieux infernaux, notamment la déesse Perséphone (Proserpine, en latin).

Le poète latin Ovide, au Livre V des Métamorphoses, explique ce lien entre Proserpine et les Sirènes, ainsi que la raison pour laquelle ce sont des femmes-oiseaux :

D’où vous viennent vos plumes et vos pattes d’oiseaux, quand vous avez un visage de vierge ? Serait-ce qu’au moment où Proserpine cueillait les fleurs printanières, vous vous trouviez au nombre de ses compagnes, ô doctes Sirènes ? Vous l’aviez vainement cherchée sur toute la terre, quand soudain, pour que la mer eût aussi le spectacle de votre sollicitude, vous avez souhaité de pouvoir planer au-dessus des flots avec des ailes pour rames, les dieux ont été complaisants à votre prière et vous avez vu tout d’un coup vos membres se couvrir d’un fauve plumage. Mais, afin que vos chants mélodieux, faits pour charmer les oreilles, et que le talent naturel de votre bouche eussent toujours la même langue à leur service, vous avez conservé votre visage de vierge et la voix humaine (traduction de Georges Lafaye, 1930).

Ainsi les Sirènes seraient-elles devenues des monstres ailés et fatals lors du rapt de Proserpine par Pluton.

C’est encore l’image qu’en donne Guillaume Apollinaire, dans une strophe du poème “Vendémiaire” (in Alcools, 1913) :

Mais où est le regard lumineux des sirènes
Il trompe les marins qu’aimaient ces oiseaux-là
Il ne tournera plus sur l’écueil de Scylla
Où chantaient les trois voix suaves et sereines.

D’ailleurs, les “Sirènes” sont un thème cher à Apollinaire, qui compose un quatrain sur elles dans son recueil Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée illustré par des gravures sur bois de Raoul Dufy. Il écrit dans ses Notes : quant aux Sirènes, ces oiseaux merveilleux chantent si harmonieusement que la vie même de celui qui les écoute n’est pas un prix trop élevé pour payer une telle musique (Orphée, Apollinaire et Raoul Dufy).

Pourtant, quand de nos jours on évoque une Sirène, on pense plutôt à une créature aquatique, mi-femme mi-poisson.

C’est sous cette apparence que l’écrivain danois Hans Christian Andersen peint l’héroïne de son conte “La petite sirène” : sixième fille du Roi de la Mer, [elle était] la plus jeune, la plus belle de toutes, la peau fine et transparente tel un pétale de rose blanche, les yeux bleus comme l’océan profond … mais, comme toutes les autres, elle n’avait pas de pieds, son corps se terminait en queue de poisson.

H-C Andersen, Copenhague
H-C Andersen, Copenhague

Pour ceux qui n’auraient pas lu cette histoire, publiée en 1875, en voici un résumé : à l’âge de 15 ans, la petite Sirène ayant obtenu la permission d’aller à la surface de la mer sauve un jeune prince de 16 ans dont le bateau vient de se briser dans une tempête. Elle le ramène sur la terre ferme, sans se faire connaître, et revient régulièrement voir de loin ce qu’il devient, s’éprenant peu à peu de lui. Pour se faire épouser par le prince, et obtenir ainsi une âme immortelle, elle conclut un pacte avec la Sorcière de la Mer et, en échange de sa langue et de sa voix, elle obtient des jambes et ressemble alors à une humaine, vivant dans l’entourage du jeune homme. Mais, un jour, celui-ci va chercher l’épouse qu’on lui a destinée et, croyant que c’est la jeune fille qui l’a sauvé du naufrage, tombe amoureux et l’épouse. La petite Sirène, désespérée, sait qu’après la nuit des noces elle n’aura plus l’espoir d’être aimée et mourra, devenant  semblable à l’écume des flots, à moins de percer le cœur du prince avec le poignard que ses soeurs lui ont apporté pour la sauver. Au moment de poser le geste fatal, elle y renonce et jette l’arme dans la mer. Elle devient alors, du fait de sa générosité, une “fille de l’air” et s’envole. L’une d’elles lui déclare : Lorsque durant trois cents ans nous nous sommes efforcées de faire le bien, nous obtenons une âme immortelle et prenons part à l’éternelle félicité des hommes. Toi, pauvre petite Sirène, tu as souffert et supporté de souffrir, tu t’es haussée jusqu’au monde des esprits de l’air, maintenant tu peux toi-même, par tes bonnes actions, te créer une âme immortelle dans trois cents ans.

En conclusion, trois remarques s’imposent :

D’abord, la petite Sirène, de poisson devient oiseau, semblable en cela aux Sirènes antiques, mais avec un esprit plein de bonté.

Ensuite, même si c’est une fin heureuse, elle n’a rien à voir avec la version imaginée par les studios Disney (film du même nom), et la morale de ce conte est moralisatrice (le Bien/le Mal).

Enfin, dans l’imaginaire occidental, la Sirène apparaît, jusque dans des sculptures contemporaines, comme une combinaison des Grecques (moralement) et de la Danoise (physiquement) : femme dotée d’un grand pouvoir de séduction (notamment par sa chevelure et son buste), attirante, mais fatalement décevante (elle n’a pas de sexe).

Desinit in piscem : c’est une fin en queue de poisson !

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