Une mouche s’est longuement posée sur les cheveux du vice-président des États-Unis Mike Pence lors de son débat avec la sénatrice Kamala Harris le 7 octobre dernier. Cet “événement” a suscité a posteriori nombre de réactions et commentaires de la part des journalistes et des spectateurs.
À supposer que la scène se soit passée dans l’Antiquité, la présence de la mouche aurait-elle également été remarquée et commentée ? Et si oui, pourquoi ?
Que représentaient les mouches pour les Grecs et les Romains ? Que symbolisent-elles pour nous ?
Pour les Anciens, tout être ailé (fût-il un animal mythique comme le cheval Pégase) représentait un lien entre le ciel et la terre, entre les dieux et les mortels. Même les messagers divins d’apparence “humaine” qui, tels Hermès/Mercure ou Iris, faisaient connaître aux mortels les volontés des habitants du mont Olympe, avaient des ailes aux pieds.
Parmi les insectes, le papillon symbolise l’esprit ou l’âme (dont il porte le nom en grec ψυχη, psyché) et l’abeille, symbole de l’âme, est parfois identifiée à Déméter dans la religion grecque, où elle peut figurer l’âme descendue aux enfers ; ou bien, au contraire, elle matérialise l’âme sortant du corps … et, selon Virgile, les abeilles renferment une parcelle de la divine intelligence (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 1 et 2).
La mouche, elle aussi, peut représenter l’âme qui s’échappe d’un mourant — croyance de l’Antiquité qui s’est perpétuée pendant des siècles.
Chez les Grecs, la mouche était un animal sacré, auquel se rapportaient certains noms de Zeus et d’Apollon. Peut-être évoquait-elle le tourbillonnement de la vie olympienne ou l’omniprésence des dieux (Symboles, p. 652). L’allusion au “tourbillonnement de la vie olympienne” — c’est-à-dire l’agitation qui régnait sur l’Olympe où les dieux étaient enclins à se quereller (d’après Homère) — fait immanquablement penser au vrombissement des mouches.
D’ailleurs le nom même de la mouche a une étymologie fondée sur une onomatopée.
En effet, selon le linguiste Jacques Cellard, le nom latin musca, la mouche, vient du grec μυισκη (muiskê), diminutif de μυια (muia), la mouche (l’insecte). La racine du mot est MU-, radical expressif d’un son sourd et prolongé (cf. en français “meuh !”) ; ce son sourd apparaît dans quatre radicaux (dont je retiens seulement deux).
Sous la forme MUS-, outre musca il a donné moucheron, moucheté (parsemé de petites taches sombres, de mouchettes) ; moucheture ; il existe aussi la mouche, non plus l’insecte, mais le petit bouchon mis à la pointe d’un fleuret d’escrime pour le rendre sans danger, d’où fleuret moucheté. On appelle également “mouche” un espion, un policier (qui tourne autour des gens comme une mouche), d’où mouchard, moucharder (= dénoncer). De là l’expression “une fine mouche” pour, à l’origine, qualifier un agent de police habile à faire une filature et à attraper un suspect ; ensuite, cela a désigné une personne habile et rusée. Dans un de ses albums, le dessinateur Uderzo en a fait une illustration littérale humoristique !
Du radical MUT-, on a les mots muet (de mutus = qui ne peut former et faire entendre qu’un son muuu), mutisme ; et de muttum, bruit, son, est dérivé le mot motus ! = pas un mot, en faux latin (citations en italiques extraites des 500 racines grecques et latines, éd. Duculot, 1980).
Paradoxalement, l’onomatopée MU- est la racine de mots exprimant un bruit ou, au contraire, une absence de son articulé, voire le silence !
Quant à ce vrombissement de la mouche, le naturaliste romain Pline l’Ancien en rapporte une explication scientifique qui vient du savant philosophe grec Aristote. Dans son Histoire naturelle, (Livre XI, traitant des insectes), Pline écrit : Aristote pense que parmi les animaux ceux-là seuls ont de la voix qui sont pourvus de poumon et de trachée-artère, c’est-à-dire qui respirent : qu’ainsi il y a son et non pas voix chez les insectes, l’air s’introduisant à l’intérieur et résonnant par la compression qu’il éprouve … que les mouches, les abeilles et autres semblables, entendues quand elles volent, cessent de l’être quand elles ne volent plus ; que le son que produisent ces animaux est le résultat de l’air intérieur ou du frottement, et non de la respiration (traduction d’Émile Littré, Paris, 1850).
Et, de nos jours, quand “on entendrait une mouche voler”, c’est signe que l’atmosphère est lourde d’un silence inhabituel — présage d’une menace ou d’un danger, comme le montre la vignette ci-dessous, extraite d’un album des aventures de Lucky Luke.
De fait, ce qui caractérise les mouches, c’est que, sans cesse bourdonnantes, tourbillonnantes, mordantes, les mouches sont des êtres insupportables. Elles se multiplient sur la pourriture et la décomposition, colportent les pires germes de maladies et défient toute protection : elles symbolisent une incessante poursuite. Ce fut d’ailleurs le supplice de la pauvre Io, métamorphosée en génisse, que d’être harcelée par un taon (grosse mouche piqueuse) ; elle dut fuir de Grèce en Égypte la colère de la déesse Héra/Junon. Les expressions modernes “Quelle mouche le pique ?” (quand on s’étonne de la colère subite et inexpliquée de quelqu’un) et “prendre la mouche” (se fâcher sans raison et mal à propos) viennent de cette histoire.
C’est aussi en ce sens qu’une ancienne divinité syrienne, Belzébuth, dont le nom signifierait étymologiquement ‘le seigneur des mouches’, est devenue ‘le prince des démons’ — lequel Belzébuth, donc le diable, peut prendre la forme d’une mouche, selon diverses superstitions.
D’autre part, la mouche représente le pseudo-homme d’action, agile, fébrile, inutile et revendicateur : c’est la mouche du coche, dans la fable, qui réclame son salaire, après n’avoir fait qu’imiter les travailleurs — poursuit l’article définissant la “mouche” (Symboles, ibid.). Il est fait ici allusion à l’apologue “Le Coche et la Mouche” de Jean de La Fontaine (Fables, VII, 9 ; paru en 1678), dont la morale, visant d’abord les courtisans du roi Louis XIV, est devenue universelle : Ainsi certaines gens, faisant les empressés,/S’introduisent dans les affaires :/Ils font partout les nécessaires,/Et, partout importuns, devraient être chassés.
En latin, le mot musca (mouche) désignait déjà au sens figuré un “importun”.
La mouche (qu’elle soit “verte” ou “noire”, “domestique”, “à chevreuil”, “à merde”, “tsé-tsé”, “drosophile”, “cantharide” etc.) apparaît donc comme un insecte à éliminer sans ménagements. D’où l’invention, au XXè siècle, du “papier tue-mouches”, et du Fly Tox (produit en aérosol toxique pour les mouches), dont fait parfois usage la jeune héroïne argentine Mafalda, créée par Quino, alors que, souvent, observer une mouche la fait réfléchir.
Cependant, elle n’est pas toujours de mauvais augure : elle porte même chance si elle tombe dans un verre ou une assiette. Aux États-Unis, une mouche qui, bien qu’à chaque fois chassée, se pose trois fois sur un homme présage beaucoup d’argent (indique Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, p. 1159-61).
De plus, porter sur soi une mouche vivante enveloppée dans de la toile de lin guérissait, chez les Romains, les infections des yeux ; Mucien, qui fut trois fois consul, utilisait ce procédé, rapporte Pline (Superstitions, ibid.). En effet, Pline a rapporté de façon encyclopédique tous les remèdes connus de l’Antiquité sans faire nécessairement de “tri” entre le fait scientifique et la superstition. Dans le cas évoqué par cet exemple on pourrait parler “d’homéopathie homophonique”, car pour soigner une tumeur des yeux (appelée “myocéphale”, c’est-à-dire littéralement “mouche” + “tête”) on y appliquait une vraie mouche !
Une mouche, aux XVIIè et XVIIIè siècles, en Occident, c’était aussi un petit morceau de taffetas noir que les femmes se mettaient sur la peau pour en faire ressortir la blancheur, selon le Dictionnaire Robert. Ce “soin de beauté” a donné l’expression “faire mouche”. Le linguiste Claude Duneton l’explique ainsi : Les cibles s’étant perfectionnées en même temps que les armes augmentaient leur précision, on ajouta au centre du blanc un petit cercle noir semblable aux ‘mouches galantes’ que les dames se collaient sur le visage. ‘Faire mouche’, c’est placer la balle dans ce rond ; ce n’est pas à la portée du premier venu (La Puce à l’oreille, 1978).
Mais, de façon générale, pour notre époque (plus soucieuse d’hygiène ?), la mouche a une connotation péjorative. Le Dictionnaire du français argotique et populaire (éd. Larousse, 1977) recense les mots et expressions suivants, qui se rapportent à l’insecte : “mouchodrome” (crâne chauve sur lequel peuvent courir les mouches), “mouchique” (laid) ; “enculer les mouches” (pousser trop loin l’analyse, pinailler, être tatillon), “tuer les mouches à quinze pas” (avoir mauvaise haleine), “tomber comme des mouches” (mourir en grand nombre). Au sens figuré d’espion, “mouchard, moucharder, mouchardage”. Quant à la “moucharde”, c’est la Lune !
Les Mouches (pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre, 1942), Sa Majesté des mouches (Lord of the Flies, roman de William Golding, 1954, dont on a tiré un film), Sale temps pour les mouches (une aventure du Commissaire San Antonio, série romanesque de Frédéric Dard) — j’ai lu plusieurs ouvrages ayant “la mouche” pour titre, sinon thème ! Mais il y en a bien d’autres …
Il me reste à remercier : la mouche de Mike Pence qui m’a incitée à faire des recherches sur elle, mon ordinateur qui me permet de ne plus écrire en pattes de mouche, et les dessinateurs (dans l’ordre : Agathe, Uderzo, Morris, J-B. Oudry, Benjamin Rabier et Quino) qui ont illustré mon propos, car, à part les insectes entourant la vache savoyarde, je n’avais jamais pensé à photographier cet animal insaisissable.
Comme d’habitude, ton article m’enchante par les connaissances et l’humour partagé; merci Catherine pour ce nouveau billet!