Ces “brèves rencontres” sont une rétrospective de ce qui m’a frappé l’œil au cours de 2024. Ce qui me frappe l’œil a souvent — déformation professionnelle ! — à faire avec l’Antiquité gréco-romaine.
Tirées de mes lectures ou de mes sorties et voyages, voici donc (sans publicité aucune et avec des photos authentiques) les “brèves rencontres” que j’ai eues cette année au Canada, en France et au Japon.
Janvier 2024
Première de ces rencontres, les 16 et 18 janvier, à Ottawa : faisant ma promenade matinale dans notre quartier enneigé, j’ai vu une camionnette de l’entreprise Hyperion devant une maison en construction.
Dans la mythologie grecque, Hypérion était un des Titans, époux de sa sœur Théa ; il engendra avec elle Hélios (le Soleil), Séléné (la Lune) et Eos (l’Aurore), indique le Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 523).
Hypérion étant apparenté à des créatures lumineuses, il n’est pas surprenant de le voir associé à une entreprise d’électricité ! Et, sans doute pour insister sur son caractère “grec”, le logo de l’entreprise affiche un casque de soldat grec dont les ouvertures forment le H commençant le nom de ce dieu très ancien.
Février 2024
Visiblement — je l’avais d’ailleurs déjà remarqué en 2023 — Ottawa possède plusieurs sociétés commerciales dont les noms se réfèrent à la Grèce antique ou à Rome.
En me promenant le 23 février, j’ai vu, devant la même maison en construction, une camionnette intitulée Phoenix mechanical.
Le Phénix ou Phœnix (nom latin, repris en anglais) est un oiseau mythique, qui a été décrit par de nombreux auteurs (tels les historiens Hérodote et Tacite), et qui a une réputation universelle. En général, on pensait qu’il ressemblait à l’aigle, mais avec un plumage rouge (“phoinix”, en grec) et doré. Tous les cinq cents ans, il fait son nid et il meurt ; du nid surgit un nouveau phénix, qui emporte le cadavre de son père à Héliopolis en Égypte, pour des funérailles dans le temple d’Hélios (le Soleil). Selon la version qui devint populaire à l’époque moderne le nouveau phénix naît du bûcher funéraire que le vieux phénix s’était préparé (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 764).
Version moderne accréditée dans les films sur Harry Potter : on a pu voir dans un des épisodes la renaissance immédiate du Phénix après qu’il s’est consumé dans les flammes en présence de Dumbledore et du jeune Harry.
Quant à l’entreprise canadienne Phoenix mechanical, elle s’occupe notamment d’aménagement de nouvelles maisons et de rénovations — d’où l’allusion au Phénix, qui renaît de ses cendres et qui paraît toujours jeune !
Ce même 23 février, j’ai lu dans La Presse canadienne un article sur les programmes américains d’exploration spatiale. Le choix des noms des engins ou des missions aéronautiques aux États-Unis se réfère souvent à la civilisation grecque — avec ses connotations positives.
Dans cet article, on cite les noms d’Odysseus (nom grec et anglais d’Ulysse, le héros homérique qui, après dix ans de pérégrinations et de rencontres tantôt funestes tantôt providentielles, parvint enfin à revenir dans son royaume d’Ithaque). On cite aussi Artémis (ou Diane, déesse de la Lune) et son frère jumeau Apollon (Apollo, en latin et en anglais) — Apollon étant le dieu de la Lumière, parfois identifié au Soleil, sous l’épithète de “Phoibos” (Phoebus, en latin), le Brillant.
En résumé, pour atteindre les astres, il faut errer longtemps et savoir l’endurer !
Mai 2024
Le 15 mai, les photos d’un article de journal ont attiré mon attention. On y montrait l’anniversaire de Mark Zuckerberg qui fêtait ses 40 ans.
Ce qui m’a étonnée, c’est d’une part d’apprendre que le fondateur de Facebook était un fan de l’Histoire de la Rome antique : il paraît même que ses filles portent des noms féminisés d’empereurs romains ! D’autre part, dans le contexte de son anniversaire, la journaliste autrice de l’article expliquait qu’en 2016, lors d’une “compétition” commerciale avec la société Google™, Zuckerberg motivait son équipe en citant du latin ! Il utilisait la phrase célèbre de Caton : “Carthago delenda est” (ou “Delenda est Carthago” — la syntaxe latine étant assez flexible sur l’ordre des mots), “Il faut détruire Carthage”.
Selon le Dictionnaire de l’Antiquité (p. 838), Carthage s’était engagée à ne pas faire la guerre en Afrique sans la permission de Rome, mais en 151 (avant notre ère) les déprédations causées par Masinissa, souverain du royaume voisin de Numidie et ami de Rome, l’incitèrent à riposter (en 150). En 149, Rome déclara la guerre à Carthage, commençant ainsi la troisième guerre punique. Caton (le Censeur), par désir de vengeance et par peur, prôna sa destruction. Pour ce faire, il terminait tous ses discours au Sénat en répétant “Carthago delenda est (Romanis)” = Carthage doit être détruite par les Romains — ce qui fut fait en 146 par l’armée romaine commandée par Scipion Émilien.
Passer de Zuckerberg à Scipion, voilà une de ces “brèves rencontres” mémorable !
Août 2024
Sur la route de retour d’Islande, nous avons fait, le 16 août, une courte escale à Saint-Pierre et Miquelon, îles françaises au large des côtes canadiennes.
En visitant la ville de Saint-Pierre, j’ai vu la place du Monument aux morts sur laquelle figuraient une devise latine et une statue.
La devise latine “A mare labor” signifie littéralement “De la mer, le labeur” (c’est-à-dire la peine qu’on se donne pour faire quelque chose, la fatigue, le travail — selon la première définition du Dictionnaire latin-français Gaffiot). Le nom latin “labor” a une connotation plutôt péjorative (en témoignent des mots français comme “laborieux” ou bien “être en travail”, en parlant d’une femme qui va accoucher), car il signifie aussi situation pénible, malheur. Mais il a également le sens noble d’activité, de tâche à accomplir.
Cette devise apparaît comme un hommage aux marins disparus — pêcheurs de morue qui ont fait la réputation de Saint-Pierre et Miquelon particulièrement aux XIXè et XXè siècles.
Non loin de la place, un panneau rappelle l’époque où des marins de plusieurs nationalités, notamment des Espagnols, débarquaient et venaient se distraire ou refaire leurs forces dans le foyer d’accueil Stella maris.
Ce foyer, qui fonctionnera de 1972 à 1997, avait été fondé par un religieux catholique espagnol : l’appellation “Stella maris” (Étoile de la mer) est un des nombreux qualificatifs attribués à la Vierge Marie, sous la protection de laquelle se plaçaient les morutiers et autres marins.
Septembre 2024
En vacances en France, je suis allée quelques jours à La Rochelle. J’adore le poisson et les fruits de mer, et lors d’une visite au marché, le 27 septembre, de petites pancartes m’ont attiré l’œil.
La vendeuse m’a expliqué que les normes de l’Union Européenne imposent maintenant d’indiquer le nom savant de l’espèce animale présentée. On trouve donc le latin scientifique et international de la zoologie sur l’étal des poissonniers. C’est pratique, surtout pour les Latinistes qui voyagent en Europe !
Le 30 septembre, “brèves rencontres” avec des amis à Bagnères-de-Luchon.
Cette jolie ville, appelée plus communément “Luchon”, est célèbre pour ses cures thermales (d’où le nom de “bagnères”, qui vient du latin “balneum“, le bain). Dès l’Antiquité romaine l’activité principale de Luchon fut le thermalisme. On sait combien les thermes étaient essentiels à la vie des Romains, qui, à Rome, y allaient davantage pour se laver, se délasser et “socialiser” que pour des raisons médicales.
À Luchon les bâtiments modernes, datant du XIXè siècle, s’inspirent de l’architecture classique, avec leur péristyle et les chapiteaux doriques des colonnes. De plus, sur l’entrée du bâtiment principal se lit une inscription en latin.
L’inscription “Balneum Lixonense Post Neapolitense primum” signifie littéralement que “Le bain de Luchon est le premier après (celui de) Naples” — affirmation glorieuse que l’on mettra plutôt au pluriel en “bon français” : “Les bains de Luchon sont les premiers après ceux de Naples” !
Quant au “vaporarium“, qui désigne le lieu des bains de vapeur, il signifie en latin “calorifère à vapeur”. Au premier siècle avant notre ère, Cicéron mentionne ce mot dans une lettre à son frère Quintus : parlait-il de la même chose ?
Octobre 2024
Le 2 octobre, j’étais à Albi, une belle ville, riche en Histoire.
D’ailleurs, comme dans de nombreuses villes de France, l’hôtel de ville est classé “Monument historique” (depuis 1971).
Heureusement, la plaque en latin figure avec sa traduction en français !
Elle a fait mes délices, autant que le nom prometteur de cet édifice albigeois :
Là, une traduction n’est pas nécessaire !
Après ce court séjour en France et ses “brèves rencontres”, je suis rentrée au Canada.
Le 15 octobre, en traversant le campus de l’Université d’Ottawa, j’ai vu cette sympathique — quoique illégalement collée — affichette sur une colonne :
Vous avez bien lu : ce n’est pas l’annonce d’un cours universitaire, mais une publicité.
La tête de (celui que je crois être) l’empereur Hadrien, modernisé et rendu plus actuel et attractif par des lunettes de soleil, fait la promotion de la philosophie stoïcienne envisagée comme un moyen de “naviguer dans notre vie quotidienne” semée d’écueils et de défis. Une philosophie lucrative — si l’on en juge par le prix de l’atelier proposé.
Décembre 2024
Fin novembre-début décembre, j’étais au Japon. Ayant séjourné plusieurs années dans ce pays, j’y ai remarqué l’influence croissante de la culture française dans certains domaines comme la mode et la gastronomie.
Avant de quitter Tokyo, le 8 décembre, j’ai pris le train pour l’aéroport de Narita à la gare de Tokyo. Cette gare, qui fête ses 110 ans cette année, n’a rien de vieillot ; bien au contraire, car la plupart des stands et boutiques qui s’y sont installés sont contemporains. Au hasard des rencontres, j’ai cependant été stupéfaite et ravie de trouver dans la gare “Burdigala Tokyo“, une boulangerie-pâtisserie à la française, où s’approvisionner en pains, sandwiches et délicieux gâteaux.
“Burdigala” est le nom latin de Bordeaux. On trouve donc dans la boutique des cannelés, une des spécialités culinaires de Bordeaux, et d’autres gâteaux en vogue à la période des fêtes de fin d’année, telle la bûche de Noël — gâteaux qui n’ont rien de romain !
De retour au Canada, en allant au centre-ville d’Ottawa le 18 décembre, j’ai vu, placardée dans l’autobus, une petite pancarte publicitaire pour un organisme traitant de psychologie et de psychothérapie appelé “Catharsis“.
Ce nom est tout un programme. En lettres capitales sont vantés les résultats de la “catharsis” opérée par cet organisme : “Guérir les cœurs, changer les âmes”.
En effet, la “catharsis” , dont l’étymologie grecque est l’adjectif “Katharos“, pur, est un mot tiré de la Poétique d’Aristote, qui désigne ce que le philosophe appelle la purgation des passions, c’est-à-dire la purification que produit chez le spectateur le spectacle tragique. Le mot s’emploie pour désigner surtout le ravissement esthétique qui fait taire momentanément dans l’âme toutes les autres passions (Vocabulaire des études littéraires, éd. Hachette, p. 37).
De ces “brèves rencontres” il s’en produit tous les jours, ou presque.
C’est pourquoi, pour terminer cette année 2024 en beauté, je vous dédie un “mantra”, affiché dans une boutique de Luchon et extrait d’une ode du poète Horace : “Carpe diem“, Cueille le jour (en d’autres mots : Vis l’instant présent !).