L’Année du Bœuf (ou du Buffle, en Asie), qui dans le zodiaque chinois commence le 12 février 2021, se terminera le 31 janvier 2022.
Le Bœuf zodiacal possède les traits de caractère que l’on attribue aussi à l’animal. Il est travailleur, solide, patient, tenace. En Occident, le bœuf est un symbole de bonté, de calme, de force paisible. Le bœuf, et plus encore le buffle, auxiliaires précieux de l’homme, sont respectés dans toute l’Asie orientale. Ils servent de monture aux sages, indique le Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 133).
Qu’en était-il dans le monde gréco-romain antique ?
Voici quelques anecdotes tirées de la langue, de la littérature, de l’Histoire et de la mythologie.
Étymologiquement, le nom “bœuf” vient du grec βους (prononcer : bouss) passé en latin sous la forme bos, bovis (qui signifie au masculin, “le bœuf”, au féminin, “la vache”). La déclinaison de ce nom latin est irrégulière : bos peut prendre la forme boum (mugitus boum = “le mugissement des bœufs”) ou les formes bobus ou bubus (= “par/avec des bœufs” etc.) selon sa fonction grammaticale dans la phrase — des mots aux sonorités qui amusent généralement les jeunes Latinistes !
À partir de la racine grecque on a le nom féminin boulimie (en grec βουλιμια, formé de βους “bœuf” + λιμος “faim, famine”) littéralement “une faim de bœuf”, qualifiant la faim dévorante, insatiable, de celle qui voudrait devenir aussi grosse que le bœuf — comme le dit, au Ier siècle, le fabuliste latin Phèdre dans la fable Rana rupta et bos, “la grenouille brisée et le bœuf”, reprise en français par Jean de La Fontaine, au XVIIè siècle. La boulimie est, de nos jours, considérée comme une maladie qui se manifeste par un désordre alimentaire.
On a également le nom féminin hécatombe (en grec εκατομβη, formé de εκατον “cent” + βους) littéralement “cent bœufs”, destinés à un très imposant sacrifice aux dieux, un sacrifice solennel. L’ampleur du nombre de victimes explique pourquoi ce nom est devenu synonyme de “massacre”.
De la même étymologie provient l’adjectif bucolique, popularisé par l’œuvre du latin Virgile (Bucolica, Les Bucoliques, poèmes écrits entre 43 et 35 avant notre ère), et qui s’applique à la poésie pastorale imitée du grec Théocrite (poèmes originellement intitulés βουκολοι, boukoloï, “les pâtres”). Sous l’allégorie pastorale, Virgile exprime toutes sortes de situations et, dans la Bucolique I, qui met en scène les bergers Tityre et Mélibée, il évoque les souffrances infligées par les guerres.
Des noms propres sont également issus de cette racine grecque.
Le Bosphore, littéralement “le gué des bœufs” (qui a exactement le même sens que le nom de la ville anglaise d’Oxford !), désigne deux lieux différents : le Bosphore thrace, détroit qui relie la Mer de Marmara (Propontide) à la Mer Noire et sépare l’Europe de l’Asie. D’après la mythologie grecque, c’est là que la génisse Io passa d’un continent à l’autre (peut-être d’Asie en Europe) ; le Bosphore cimmérien, détroit reliant la Mer Noire à la Mer d’Azov. On dit également de lui qu’il tire son nom d’une traversée faite par Io (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 154).
Alexandre le Grand accomplit ses conquêtes grâce à son cheval Bucéphale (littéralement “tête de bœuf”). On rapporte que ce cheval, puissant et fougueux, avait été offert au roi Philippe de Macédoine. Comme son fils, Alexandre, âgé de 12 ans, critiquait la maladresse de ceux qui cherchaient à le dompter, Philippe le mit au défi de maîtriser l’animal. Alexandre, qui avait remarqué que le cheval avait peur de son ombre, lui fit tourner sa tête vers le soleil, et parvint ainsi à le monter. Ce qu’il fit ensuite pendant une vingtaine d’années. Finalement, le cheval mourut de blessures reçues à la bataille de l’Hydaspe, en 326 avant notre ère. C’est en sa mémoire qu’Alexandre fonda la ville de Bucephala (probablement Jhelum, sur la rive ouest du fleuve Jhelum au Pakistan occidental), près de l’endroit où Bucéphale franchit le fleuve pour la dernière fois (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 160).
Chez les Grecs, le bœuf est un animal sacré. Et en raison sans doute de ce caractère sacré, de ses relations avec la plupart des rites religieux, comme victime ou comme sacrificateur (quand il ouvre, par exemple, le sillon dans la terre), le bœuf a été aussi le symbole du prêtre… La figure du bœuf marque la force et la puissance, le pouvoir de creuser des sillons intellectuels pour recevoir les fécondes pluies du ciel, tandis que les cornes symbolisent la force conservatrice et invincible (Dictionnaire des Symboles, p. 133-134).
La mythologie et la littérature grecques illustrent le fait que, parce qu’il est une créature consacrée à certains dieux, causer du mal à cet animal est sacrilège et dangereux.
Apollon avait ses bœufs qu’Hermès lui déroba ; celui-ci ne put se faire pardonner son larcin, ce sacrilège, qu’en donnant à Apollon la lyre qu’il avait inventée, faite d’une peau et de nerfs de bœuf, tendus sur une carapace de tortue (Symboles, p. 133).
Dans l’Odyssée (chant XII), Ulysse et ses compagnons arrivent dans l’île de Trinacia (la Sicile) où Hélios, le dieu Soleil, faisait paître ses bœufs, d’une blancheur immaculée et aux cornes dorées. Le devin Tirésias avait prévenu Ulysse de ne pas porter atteinte à ce troupeau. Malheureusement, ses compagnons affamés tuèrent les bêtes pour les manger. À cause de ce sacrilège, Zeus/Jupiter frappa de la foudre le bateau et son équipage. Seul Ulysse, qui n’avait rien fait de mal, survécut au naufrage et, accroché à une épave, finit par s’échouer sur l’île de la nymphe Calypso. La suite est une autre histoire …
Les troupeaux du dieu Hélios étaient fortement convoités. Une autre aventure met en scène Hercule qui accomplit le dixième de ses douze travaux par la capture des bœufs de Géryon. Pour se procurer ce bétail, il dut aller aux confins de l’Occident jusqu’au fleuve Océan (l’Atlantique). Hélios admira tant la témérité du héros qui le menaça de ses flèches parce qu’il était incommodé par la chaleur, qu’il lui donna la nacelle d’or dans laquelle il voyageait. À la fin du voyage, Hercule érigea deux colonnes, dites ‘colonnes d’Hercule’, une de chaque côté du détroit de Gibraltar. Ayant atteint l’île d’Erythie (“la Rouge”), Hercule tua, entre autres gardiens des bœufs, le nommé Géryon, un monstre à trois corps ou un ogre à trois têtes (Antiquité, p. 487).
C’est cette scène que représente le relief ci-dessous, qu’on peut voir au Musée Saint-Raymond de Toulouse. Il représente l’agonie du géant qui, revêtu d’une tunique identique à celle des généraux romains, un genou à terre, agonise. L’une de ses têtes est déjà morte (elle repose sur son épaule) ; la deuxième rend l’âme (elle s’affaisse sur le côté) ; Hercule s’apprête à frapper la dernière (extrait de la notice du Musée).
Quant aux Romains, peuple de guerriers et d’agriculteurs, ils appréciaient le bœuf d’abord pour sa puissance de travail. Au Ier siècle avant notre ère, en mentionnant les outils nécessaire à l’exploitation agricole, l’écrivain latin Varron déclare qu’il y a trois sortes d’instruments : instrumenti genus vocale et semivocale et mutum “le matériel vocal, le matériel semi-vocal et le matériel muet ; vocal, où sont les esclaves, semi-vocal, où sont les bœufs, muet, où sont les chariots” (De re rustica, I, 17 ; traduit par J. Heurgon, Paris, 1978).
Le naturaliste Pline l’Ancien, lui, rapporte comment on en fait de la bonne viande “de boucherie” : On assure qu’on les engraisse en les faisant baigner dans l’eau chaude, et en insufflant leur corps de l’air, à l’aide d’un roseau et d’une scission faite à leur peau (Histoire Naturelle, Livre 8, LXX, 3 ; traduction d’É. Littré, Paris, 1848).
Petite digression : au Japon, où la consommation populaire de viande a commencé seulement à la fin du XIXè siècle, on dit que certains éleveurs actuels des fameux bœufs de Kobé massent les flancs de leur bétail avec de la bière ou du saké pour que leur chair donne une viande grasse, dite “persillée”, très prisée. Mais il y a un jour de l’année, appelé Doyō no ushi no hi (le Jour du Bœuf), où l’on mange spécialement … de l’anguille ! Cette coutume, en vigueur pendant la période la plus chaude de l’été (entre la mi-juillet et le début-août), souligne la croyance japonaise qu’on peut ainsi éviter la fatigue due à la chaleur.
Pour en revenir à Rome, où il y avait un marché spécial aux bestiaux (le Forum Boarium, situé entre le Mont Palatin et le Tibre), la racine du mot latin a donné les mots bovin, bovidé, bouvillon, bouvier et bœuf (le F final venant du V de bovis) et bucrane.
Signifiant littéralement “crâne de bœuf”, le bucrane (bucranium) est un motif ornemental constitué d’une tête de bœuf sculptée et fréquemment employé dans l’architecture romaine.
Le Bouvier (alias Bootès, “le conducteur de bœufs, le charretier”) est une plus petite constellation près de la plus grande connue sous le nom du Grand Chariot. Quand le Grand Chariot est désigné par le nom de Grande Ourse, Bootès est appelé Arctophylax, ‘gardien de l’Ourse’ ; on l’appelle aussi quelquefois Arcturus, à tort, puisque ce nom ne désigne à proprement parler qu’une étoile de la constellation (Antiquité, p. 155).
Finalement, en français, de nombreuses expressions sont relatives au “bœuf”, preuve de l’importance (surtout alimentaire, mais pas toujours) de cet animal dans la culture populaire. Citons, par exemple, “fort comme un bœuf” (= très fort), “un vent à décorner les bœufs” (un vent extrêmement fort), “travailler comme un bœuf” (= beaucoup et longtemps), “Qui vole un œuf vole un bœuf” (proverbe qui sanctionne sévèrement tout larcin), “avoir un bœuf sur la langue” (garder un secret — qui ferait allusion à la pièce de monnaie à l’effigie de l’animal, pièce par laquelle on “achetait” le silence d’une personne, en Grèce antique), “mettre la charrue avant les bœufs” (au sens figuré, procéder de manière désordonnée), un “œil-de-bœuf” (= une fenêtre), “faire un bœuf” (argot des musiciens de jazz qui jouent une improvisation collective) etc.
Ce thème est loin d’être épuisé, mais je souhaite que cet article vous ait tout de même fait … un effet bœuf !
Bonne année du Bœuf (ou du Buffle) !