En cette semaine de novembre 2018, la laitue romaine n’a pas bonne presse au Canada. L’Agence de la Santé Publique a demandé aux résidents du Québec et de l’Ontario de ne plus manger de laitue romaine jusqu’à nouvel ordre, en raison d’une éclosion de la bactérie E. coli, qui a rendu récemment malades de nombreux Canadiens et Américains. Or cette bactérie prolifère dans la laitue romaine.
Pourtant, depuis l’Antiquité, cette salade est appréciée au point qu’elle a donné naissance à l’expression bien connue : “Bon comme la Romaine” ! Aussi ai-je voulu savoir quelles étaient, pour les Anciens, les vertus de la laitue.
C’est le naturaliste Pline l’Ancien (Ier siècle) qui explique l’origine du nom de la laitue : le nom de lactuca qu’elle a reçu vient du lait qu’elle produit (Histoire naturelle, XIX, 38 ; traduction d’Émile Littré, Paris, 1848-50). Le lait (lac, lactis) dont il parle est le suc laiteux de cette plante.
De lactuca sont dérivés, entre autres, les noms français “laitue”, anglais “lettuce”, espagnol “lechuga”, italien “lattuga”. De plus, à Rome, il y avait des marchands de laitues (lactucarii). Et on qualifiait de lactucosus un lieu propice à la culture des laitues.
Tout ce lexique révèle l’importance de cette plante, qui se présentait sous plusieurs variétés. Pline l’Ancien les décrit abondamment dans les livres XIX et XX de son Histoire naturelle. Il rapporte des observations étonnantes : Les Grecs ont distingué trois espèces de laitues : la première a une côte tellement large qu’on en fait, dit-on, de petites portes pour les jardins …; la seconde espèce est arrondie ; la troisième est basse, on la nomme laitue de Laconie. D’autres ont distingué les espèces par la couleur, et par l’époque où on les sème : la foncée, que l’on sème en janvier, la blanche en mars, la rouge en avril … Des auteurs plus exacts ont distingué d’autres variétés : les laitues pourprées, crépues, cappadociennes, grecques … la laitue de chèvre, la laitue que les Grecs nomment caesapon, l’espèce qui vient dans les bois et qu’on nomme isatis, la laitue noire employée par les teinturiers en laine, les laitues sauvages blanches ... (ibid.).
Quel choix ! Mais à notre époque on peut encore en savourer de plusieurs sortes : laitue romaine, iceberg, lolo rosso etc.
C’est, en effet, d’abord un aliment, et il est fréquemment servi dans nos repas actuels.
Dans l’Antiquité aussi, les laitues étaient très consommées, surtout cuites et hachées, explique le chef cuisinier Renzo Pedrazzini, qui a actualisé, réalisé et édité des recettes provenant du célèbre gastronome romain Apicius.
Il ajoute que si, dans les temps anciens, la laitue terminait en général le repas, accompagnée d’une sauce au vinaigre et liqueur de poisson (acetaria), elle était servie en début de repas sous l’Empire (Gastronomie d’Apicius, éd. de Terran, 2010, p. 213).
Cependant, la laitue était également consommée crue. Pline fait valoir que toutes les laitues ont des propriétés rafraîchissantes ; aussi plaisent-elles à l’estomac en été, chassant le dégoût et donnant de l’appétit (Histoire naturelle, XIX, 38). Et si l’on en croit l’historien Suétone (fin du Ier siècle-début du IIè), l’empereur Auguste appréciait sa fraîcheur : au lieu de boisson (comprenez : au lieu de vin), il prenait du pain trempé dans de l’eau fraîche, ou un morceau de concombre, ou un pied de laitue (lactuculae thyrsum) ou un fruit acide et vineux (Vie des douze Césars, Auguste, 77 ; traduction de Maurice Nisard, Paris, 1855).
Ensuite, outre un aliment, pour les Anciens, la laitue avait des vertus médicinales. C’est un excellent remède pour mainte affection, déclare Pline, qui énumère de nombreux usages du suc des laitues sauvages — dont je ne citerai que quelques-uns : il guérit toutes les maladies des yeux …, il remédie aux blessures faites par les serpents, bu dans du vin …, on en fait des applications surtout contre les piqûres de scorpion … Bref, c’est une panacée !
Quant aux propriétés particulières des laitues cultivées, elles sont de procurer du sommeil, d’éteindre les feux de l’amour, de calmer la chaleur, de purger l’estomac, d’augmenter le sang … elles aident la digestion, sans être elles-mêmes jamais indigestes (Histoire naturelle, XX, 26).
Même si ce recensement des vertus curatives de la laitue nous étonne parfois, il n’en demeure pas moins vrai que la laitue est un sédatif. L’agronome romain Columelle (Ier siècle) admoneste les jardiniers : qu’on s’empresse d’admettre les laitues qui nous calment par un sommeil salutaire (De Re rustica, X, vers 179 ; traduction de Louis Du Bois, Paris, 1846). D’ailleurs, dans la phytothérapie moderne, la laitue entre dans la composition des tisanes apaisantes.
D’autre part, Pline rapporte que l’empereur Auguste fut sauvé dans une maladie, grâce à la sagacité du médecin Musa, par la laitue, que son médecin précédent Camelius lui interdisait scrupuleusement — anecdote confirmée par Suétone (op. cit.). Mais Pline ne dit rien de l’efficacité anti-aphrodisiaque de la laitue, qui est censée “éteindre les feux de l’amour” (il l’appelle eunuchion, l’eunuque) !
Aliment, médicament, la laitue avait aussi un usage religieux et symbolique dans l’Antiquité. Dans la mythologie, Aphrodite ayant caché Adonis (nouveau-né) dans des feuilles de laitue, un sanglier en mangea et tua l’enfant. La laitue, qui prenait place dans les repas funéraires des Anciens, est considérée comme une nourriture néfaste dont l’ingestion excessive provoque l’impuissance, empêche la conception ou, chez la femme enceinte, rendra imbécile l’enfant qu’elle porte (Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, p. 950).
Cette histoire n’est pas celle que l’on connaît traditionnellement sur la mort d’Adonis, et elle s’oppose aussi à une autre croyance, selon laquelle les Romains attribuaient à la laitue la propriété de rendre une femme féconde (ibid.). Mais c’est tout le charme de la mythologie gréco-romaine que d’être une mine d’histoires variées !
Pour finir, la laitue romaine est un des ingrédients de la Salade César.
Sur une étagère de supermarché canadien, j’ai vu ce kit à salade, dont le logo fait un clin d’œil à l’Antiquité, non sans prendre des libertés avec l’Histoire. Mais ce n’est pas pour me déplaire. Donc vivement qu’on puisse à nouveau acheter de la laitue romaine au Canada !
Toujours aussi passionnantes, vos chroniques, Catherine. Un grand merci, Myriam à Londres