Charon traversant le Styx

Le mythe de Charon, le passeur du Styx, est resté vivace de l’Antiquité à nos jours. Au XVIè siècle, Joachim PATINIR en donne une vision composite.

Analyse du tableau :  “Charon traversant le Styx “

1. Le peintre : Joachim PATINIR, également connu sous les noms de Patiner ou de Patinier, né vers 1480 à Dinant ou Bouvines, en Belgique actuelle, mort le 5 octobre 1524 à Anvers. Bien que son prestige ait été grand de son vivant, on a peu d’informations sur sa formation artistique. Il aurait été l’élève de Gérard David à Bruges et lié avec Jérôme Bosch. Peintre flamand, il devient membre de la Guilde de Saint Luc en 1515 à Anvers, et ce, jusqu’à sa mort. Il aurait fait un voyage en Italie (Gênes) en 1511. Son ami, le peintre allemand Albrecht Dürer, fit son portrait en 1521, et le surnommait der gute Landschaftmaler (le bon paysagiste), car Patinir fut un pionnier dans la peinture de paysage comme d’un genre pictural indépendant.

2. L’œuvre : Charon traversant le Styx, Huile sur bois, 1520-1524, 64 cm x 103 cm, Musée du Prado, Madrid, Espagne. Œuvre sans doute acquise par le roi Philippe II.

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3. Le Mouvement : Renaissance du Nord (Flamande).

L’association de références antiques (mythologiques) et modernes (chrétiennes) à des fins moralisatrices est une caractéristique de l’Humanisme, Mouvement littéraire et culturel européen.

4. Genre ou catégorie : Paysage.

Patinir est considéré comme le premier peintre paysagiste flamand et le premier à s’être spécialisé dans ce genre, au point de laisser parfois à d’autres confrères le soin de réaliser les figures, comme dans le Paysage avec les tentations de saint Antoine abbé (Guide en français du Museo Nacional del Prado, p. 332).

5. Thème : Mythologique et littéraire.

Le peintre emprunte son sujet à Virgile qui décrit Charon (ou Caron) dans le Chant VI de l’Énéide (vers 299-317) et à Dante Alighieri (Inferno, livre 3, dans La Divine Comédie).

Voici une traduction (dans l’édition Les Belles-Lettres) de la description de Charon par Virgile :

Un passeur terrible garde ces eaux et ce fleuve ; il est d’une épouvantable saleté ; c’est Charon ; une abondante barbe blanche, mal soignée, lui tombe du menton ; ses yeux pleins de flammes sont fixes ; un sordide manteau est noué à ses épaules. Il pousse lui-même son radeau avec la gaffe, le gouverne avec les voiles, et passe les corps dans la barque couleur de fer. Il est déjà assez vieux, mais sa vieillesse est solide et verte comme celle d’un dieu… Le triste passeur prend tantôt ceux-ci (les morts), tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il a écartés.

6. Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms propres ; Guide en français du Museo Nacional del Prado, Cinquième édition, 2016 (pour la biographie de l’artiste  et la catégorie de l’œuvre) ; Notice du musée du Prado (à côté du tableau) ainsi que Dictionnaire des Symboles, collection Bouquins (pour les analyses).

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7. Analyse iconographique :

Au centre d’un paysage, privilégiant la mythologie gréco-romaine (les Enfers) de préférence à la tradition chrétienne du Jugement Dernier (Paradis/Enfer), debout dans un bateau se trouve un homme à la stature colossale, vêtu seulement d’une étoffe blanche flottant au vent. Il s’agit de Charon, le terrible nocher (ou nautonier ou batelier) des Enfers antiques : il transporte les âmes des morts jusqu’à l’entrée des Enfers.

Le minuscule passager assis dans le bateau est une âme humaine au moment du choix entre le Paradis, à sa droite (à gauche pour le spectateur du tableau) ou l’Enfer, à sa gauche.

Le fleuve Styx divise le tableau du haut en bas. C’est l’un des fleuves du monde souterrain, et il mène au plus profond des Enfers : son nom signifie horreurs, indiquant quels tourments attendent les morts (Dictionnaire des Symboles, p. 450).

Sur le côté gauche du tableau, on voit une fontaine dont s’écoule le fleuve du Léthé (en grec, “oubli”), qui a le pouvoir de faire oublier le passé et de garantir une éternelle jeunesse. Au premier plan se trouvent des rochers bruns, près d’un marécage (trous d’eau et roseaux). Quelques animaux (paons et cerfs) parcourent cet espace.

Sur le côté droit, on voit comment Patinir imagine le monde infernal, avec des réminiscences de la peinture de Jérôme Bosch. C’est aussi une adaptation de ce qu’écrit le Grec Pausanias, qui situe une des portes de l’Hadès (autre nom des Enfers) au sud du Péloponnèse, dans un îlot, alors que le Latin Virgile en situe une autre en Italie. Devant les Enfers, se trouve Cerbère, le chien de garde à trois têtes. Quelques figures de damnés suppliciés pendent sur une massive tour. À l’arrière-plan, sec et brûlé, on aperçoit des flammes et de la fumée noire.

On voit également des arbres, de couleur brun-brûlé, la ligne d’horizon du fleuve bleu foncé, le ciel bleu pâle, accentué par des nuages blancs et gris.

L’âme dans le bateau choisit finalement son destin en regardant vers l’Enfer et en ignorant l’ange, qui lui fait signe. Mais ce choix résulte de la conduite de l’être humain de son vivant, et non de l’âme seule au moment de la mort. Cela révèle que le chemin qui mène au Paradis est ardu, difficile.

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8. Analyse chromatique :

Ici, Patinir utilise une composition (dite Weltlandschaft) typique du Maniérisme, avec trois couleurs : du brun au premier plan, du bleu-vert, puis du bleu pâle dans le fond. Cette disposition des couleurs produit l’effet d’une vue à vol d’oiseau sur un large paysage. Le paysage paraît lointain parce que le camaïeu de bleus et de verts exprime la diminution causée par la distance.

Le peintre utilise aussi l’effet de repoussoir (le noir, les amas de rochers ou les groupes d’anges de petite taille) pour suggérer la profondeur.

9. Analyse symbolique :

Le symbolisme provient principalement des couleurs. Elles sont utilisées de façon à montrer nettement la différence entre le Paradis et l’Enfer, le Bien et le Mal – idée qui est chrétienne et, plus discrètement, gréco-romaine.

Le Paradis est symbolisé par le ciel bleu clair, les eaux pures comme du cristal, la claire fontaine et les anges qui se promènent dans des collines verdoyantes. Le bleu est une couleur immatérielle. Les mouvements et les sons y disparaissent … comme un oiseau dans le ciel… Immatériel en lui-même, le bleu dématérialise tout ce qui se prend en lui. Il est chemin de l’infini, où le réel se transforme en imaginaire… Le bleu n’est pas de ce monde : il suggère une idée d’éternité tranquille et hautaine qui est surhumaine, ou inhumaine (Symboles, p. 129).

L’Enfer a un ciel très sombre, presque noir, car la fumée des feux allumés sur les collines l’obscurcit. Le brun est, avant tout, la couleur de la glèbe, de l’argile, du sol terrestre. Mais il peut avoir (et il a ici, du fait de sa teinte foncée, brûlée) un symbolisme infernal, comme le noir (Ibid., p. 150).

On trouve aussi d’autres symboles, dont :

La barque : c’est le symbole du voyage, d’une traversée accomplie soit par les vivants, soit par les morts. Elle se retrouve dans toutes les civilisations. Pour Gaston Bachelard (L’eau et les rêves, Paris 1942), la barque de Caron va toujours aux enfers. Il n’y a pas de nautonier du bonheur. La barque de Caron serait ainsi un symbole qui restera attaché à l’indestructible malheur des hommes (Ibid., p. 108-109).

Les animaux :

Le paon, dans la tradition chrétienne, symbolise la roue solaire et de ce fait il est un signe d’immortalité ; sa queue évoque le ciel étoilé (Ibid., p. 726) ; mais c’est également l’oiseau favori de la déesse Junon, et cela donne aussi une connotation païenne et antique au tableau.

Le cerf : symbole dans de multiples religions de la lumière, du soleil levant, médiateur entre le ciel et la terre, et image du Christ pour les Chrétiens (Ibid., p. 195-198).

Charon traversant le Styx

10. Charpente ou composition :

Par les lignes obliques parallèles (que j’ai tracées en jaune) qui accentuent la symétrie et les diagonales (en rouge) qui se coupent sur le sommet de la tête de Charon, le spectateur est forcé de penser que les personnages dans la barque sont le point focal du tableau.

L’importance des “Enfers” est soulignée par le fait qu’ils se trouvent dans la partie droite du tableau, c’est-à-dire côté progressif. La partie gauche consacrée au Paradis paraît plus grande, mais ce n’est pas là que va Charon lors de cette traversée !

Aucun personnage ne le regardant, le spectateur se sent extérieur à la scène et peut donc exercer son jugement.

11. Style et synthèse :

Ce tableau adhère à la narration : il montre bien Charon faisant traverser le Styx aux morts.

Au XVIè siècle, la Renaissance favorise des échanges divers en Europe : les Pays-Bas et l’Allemagne s’imprègnent d’influences italiennes, particulièrement en ce qui concerne la représentation du monde naturel.

Les tableaux à thème religieux de Patinir incorporent des observations précises de la Nature avec un imaginaire hérité de Jérôme Bosch, et un effet de syncrétisme religieux (Antiquité mêlée à Christianisme).

Comme on l’a dit au début, le personnage mythique de Charon est resté vivace de l’Antiquité grecque (chez Euripide, Aristophane, Platon, Pausanias, Lucien de Samosate) et romaine (Virgile, Ovide, Properce, Apulée) à l’époque moderne (Baudelaire “Don Juan aux Enfers” in Les Fleurs du Mal) et contemporaine (Yves Bonnefoy Les Planches courbes, 2001). Il s’incarne également dans la B.D. québécoise (Bryan Perro et Nicolas Journoud “La clé de Braha” dans la série Amos Daragon, “Le Styx” texte et manga) et dans bien d’autres œuvres.

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