Barba philosophum non facit, “La barbe ne fait pas le philosophe” ! Novembre, devenu dans quelques pays du monde actuel le mois de la Moustache (symbole du mouvement Movember), novembre donc me remet à l’esprit ce vieux proverbe latin, car moustache et barbe sont souvent associées.
Avec les photos de bustes et statues d’hommes de l’Antiquité gréco-romaine que j’ai prises lors de mes récents voyages, je me suis amusée à faire quelques recherches sur le port de la moustache et/ou de la barbe chez les Anciens. Qui portait ces ornements pileux en Grèce et à Rome ?
Principalement les dieux, les empereurs et les philosophes.
D’abord, c’était l’apanage de certains dieux et demi-dieux (héros).
Par exemple, les sculpteurs représentent toujours barbus et moustachus Zeus/Jupiter (dieu de l’Olympe), Poséidon/Neptune (dieu de la Mer), Hadès/Pluton (dieu des Enfers). Les dieux-fleuves aussi — ce qui explique d’ailleurs pourquoi les noms de fleuves sont masculins en latin.
Ce sont principalement des dieux ayant un fief sur lequel exercer leur autorité. De plus, relativement âgés, ils sont censés être pleins d’expérience.
Il n’est donc pas étonnant que la barbe soit un symbole de virilité, de courage et de sagesse, mais on donnait une barbe postiche aux hommes imberbes et aux femmes qui avaient fait preuve de courage et de sagesse (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 107). C’est donc aussi un symbole de majesté.
La sculpture ci-dessous du dieu typiquement romain Janus bifrons (“aux deux fronts”) est un bon exemple de l’importance de la barbe. Ce buste aux deux visages symbolise le passage vers une année nouvelle (Janus a donné son nom au mois de janvier). Tourné vers la gauche et regardant vers le passé, donc plus jeune, le visage du dieu est imberbe ; tourné vers la droite et regardant vers l’avenir, donc vieillissant et ayant acquis de l’expérience, il porte barbe et moustache.
Ensuite, beaucoup de souverains portaient la barbe — quelquefois artificielle, comme en Égypte. Mais, à Rome, les premiers empereurs n’arboraient aucun poil sur le visage. L’historien Suétone évoque l’absence de coquetterie de l’empereur Auguste, dont la beauté naturelle fut durable : Sa beauté traversa les divers degrés de l’âge en se conservant dans tout son éclat, quoiqu’il négligeât les ressources de l’art. Il s’inquiétait si peu du soin de sa chevelure qu’il occupait à la hâte plusieurs coiffeurs à la fois, et que, tantôt il se faisait couper la barbe, tantôt il la faisait raser, sans qu’il cessât, pendant ce temps, de lire ou d’écrire (Vies des douze Césars, Auguste, 79, traduction de M. Nisard, Paris, 1855).
Que son buste soit en bronze ou en marbre, Auguste est toujours représenté sans barbe ni moustache. L’art augustéen (Ier siècle) s’inscrit ainsi dans la tradition de l’art grec classique ; il donne l’image idéale d’un empereur éternellement jeune, reflet de la stabilité du régime impérial — et ce, d’autant plus que les portraits d’Auguste étaient disséminés dans de nombreux pays de l’Empire.
Bien qu’il ait vécu 77 ans, Auguste conserva toujours par choix le visage glabre de sa jeunesse. Cependant, en l’an 9 de notre ère, après la terrible défaite du général romain Varus en Germanie, où trois légions (18 000 soldats environ) furent massacrées dans une embuscade, Auguste (alors âgé de 72 ans) porta ainsi le deuil : On dit qu’il fut tellement consterné de ce désastre qu’il laissa croître sa barbe et ses cheveux plusieurs mois de suite, et qu’il se frappait de temps en temps la tête contre la porte, s’écriant : ” Quintilius Varus, rends-moi mes légions !” (Suétone, op. cit., 23).
D’ailleurs, se laisser pousser les cheveux (de même que barbe et moustache), sans les tailler ni les peigner, est signe de deuil pour de nombreux peuples, et souvent la conséquence d’un voeu. L’histoire contemporaine en présente un remarquable exemple avec les Barbudos de Fidel Castro, qui avaient fait voeu de ne se raser ni se couper les cheveux tant qu’ils n’auraient pas libéré Cuba de la tyrannie (Symboles, p. 234 sqq.).
Empereur de la dynastie julio-claudienne de 37 à 41 de notre ère, Caligula se distingua par ses extravagances lorsqu’il eut le pouvoir suprême. Suétone rapporte ses faits et gestes avec une ironie acerbe : Ses vêtements, sa chaussure et sa tenue en général ne furent jamais dignes d’un Romain, ni d’un citoyen, ni même de son sexe, ni, pour tout dire, d’un être humain … Très souvent on le vit avec une barbe dorée, tenant en main les attributs des dieux, le foudre, le trident ou le caducée, et même costumé en Vénus (op. cit., Caligula, 52, traduction de H. Ailloud, Paris, 1931).
Le port d’une barbe dorée est un attribut divin (en latin, l’expression barbam auream habere signifie “avoir une barbe d’or”, “être dieu”). Suétone stigmatise ainsi la folle démesure de Caligula — qui avait tenté de se faire déifier, mais finira assassiné avant d’avoir atteint l’âge de 30 ans.
À l’instar de Caligula, un empereur (qui régna de 54 à 68 et mourut jeune, à 31 ans) révéla peu à peu son caractère cruel et “mégalomane”. Né Lucius (son praenomen, prénom) Domitius (son nomen, nom de famille) Ahenobarbus (son cognomen, ou surnom, “à la barbe de bronze”), il est connu par son deuxième surnom, Néron, qui signifie “courageux” en langue sabine. Le surnom Ahenobarbus avait été attribué à son ancêtre, Lucius Domitius. Suétone raconte que celui-ci, revenant un jour de la campagne, rencontra deux jeunes gens d’une beauté céleste, qui lui ordonnèrent d’annoncer au sénat et au peuple une victoire que l’on regardait encore comme incertaine. Pour lui prouver leur divinité, ils lui caressèrent les joues, et de noire qu’était sa barbe, elle devint rousse. Ce signe demeura à ses descendants, qui presque tous eurent la barbe de cette couleur (op. cit., Néron, 2).
Parce qu’il se réclamait d’ascendance, sinon divine, du moins bénie des dieux, Néron fit conserver sa première barbe dans une boîte d’or et de pierreries, indique Le Livre des Superstitions (coll. Bouquins, p. 187 sqq.). Au demeurant, c’était un événement important chez tous les Romains, et on rendait une visite cérémonieuse à ceux à qui on coupait la barbe pour la première fois. Par ailleurs — et peut-être à cause de la cruauté de Néron — avoir une barbe de couleur rousse a longtemps été un signe de sinistre réputation.
Ayant vécu à la cour de Néron, l’écrivain Pétrone met en scène dans son Satiricon un esclave affranchi, nommé Trimalcion, qui, devenu riche, offre un banquet mémorable dans sa maison, à Rome. Bavard intarissable, il raconte à ses invités son incroyable ascension sociale : Je suis venu d’Asie, je n’étais pas plus haut que ce chandelier. Pour vous dire, tous les jours j’avais l’habitude de me mesurer dessus, et pour avoir plus vite du poil au bec je me tartinais les lèvres avec l’huile de la lampe (traduction d’O. Sers, Paris, 2001). Autrement dit, moustache et/ou barbe sont signes de maturité !
D’après ces écrits, on constate que ces ornements pileux devinrent progressivement populaires, et même indices de modernité, alors qu’à l’époque de Cicéron (Ier siècle avant notre ère) l’adjectif latin barbatus, “barbu”, “qui porte la barbe”, équivalait à “ancien”, “antique”, par référence à une époque où on ne se rasait pas !
C’est Hadrien, empereur de 117 à 138, qui lança la mode. En effet, soucieux de cacher des marques disgracieuses de son visage, et à la différence des empereurs précédents qui étaient rasés de près, Hadrien arborait une barbe soignée, une moustache bien taillée et des cheveux bouclés.
Il est probable qu’il portait aussi la barbe par admiration pour les philosophes grecs, et pour la civilisation grecque en général. En tout cas, à partir de cet empereur, la barbe devint un “accessoire” de la dynastie des Antonins. La preuve en est visible sur ces deux bustes de Marc Aurèle, empereur de 161 à 180. En 144 (il a 23 ans), on “maquille” son portrait en le vieillissant par l’ajout d’une moustache et d’une barbe. Ainsi paraît-il plus mûr, digne de confiance.
Mais Marc Aurèle fut également un ardent philosophe, auteur de Pensées (écrites en grec) inspirées par le Stoïcisme. Elles le montrent sans illusion, découragé, rassemblant son énergie face à la peur de la mort, aux soucis de ce monde, aux méfaits et aux injustices des autres. Aussi est-il mieux connu que tout autre homme d’État ou empereur romain depuis Cicéron (Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 607).
Qu’ils soient stoïciens, épicuriens, platoniciens, cyniques, ou représentants d’une autre école, les philosophes (en grande majorité grecs) portaient la barbe ! D’ailleurs, une expression latine imagée, tirée des Satires du poète Horace et teintée d’ironie, barbam sapientem pascere, littéralement “entretenir une barbe de philosophe”, signifie en réalité “faire profession de philosophe”.
Mais les Romains, s’ils admiraient les Grecs, ne les aimaient pas trop, les considérant souvent comme des beaux parleurs ! Ils se méfiaient des prétendus philosophes, mais réels escrocs, capables d’extorquer de l’argent à des auditeurs naïfs. D’où le proverbe “La barbe ne fait pas le philosophe”, qui trouve un écho dans le proverbe français “L’habit ne fait pas le moine”.
De nos jours, dans les sociétés occidentales, la barbe et la moustache ne sont pas chargées des mêmes connotations.
Si une moustache (nom dérivé du grec ancien μασταξ mastax, “la mâchoire”, qui a aussi donné le mot “mastication”) peut prendre le nom de “bacchantes” (à la gauloise) ou de “vibrisses” (chez certains animaux comme souris et lapins), le “cigare à moustache” désigne en argot le membre viril (Dictionnaire du français argotique et populaire, éd. Larousse) !
Quant à la barbe (barba), qu’elle apparaisse sous forme de “barbiche”, “barbichette”, “bouc”, “collier”, “à l’impériale” (petite touffe de poils sous la lèvre inférieure), “à poux” (frisée), “à papa” (comestible !), elle semble moins glorieuse que la moustache, puisqu’elle peut indiquer une duperie (“agir au nez et à la barbe de quelqu’un”) ou une situation pénible (alias “barbante”, “rasoir”) : quelle barbe !