Après avoir découvert une statue de Socrate à Yokohama (Japon) au printemps dernier, lors d’un récent voyage à New York j’ai eu la chance de voir le célèbre tableau de La Mort de Socrate peint par DAVID.
On a beaucoup écrit au sujet de ce tableau. Mais j’ose en proposer ci-dessous une analyse personnelle.
1. Le peintre : Jacques Louis David, peintre français, est né à Paris en 1748. Intéressé tout jeune par la peinture, il bénéficie des conseils des peintres François Boucher et Joseph Vien. Ce dernier l’inscrit à l’Académie. Ayant obtenu le Prix de Rome en 1774, il part pour l’Italie avec Vien (nommé directeur de l’École de Rome) — ce qui sera pour lui une révélation. Il écrit : À peine fus-je à Parme que voyant les ouvrages du Corrège je me trouvais déjà ébranlé ; à Bologne, je commençais à faire de tristes réflexions ; à Florence, je fus convaincu, mais à Rome je fus honteux de mon ignorance. Il y fait beaucoup de copies de monuments, statues, bas-reliefs et vases antiques. Il se rend ensuite à Naples et découvre avec admiration les ruines (récemment exhumées) de Pompéi et Herculanum (en 1779). Il déclare alors qu’il a été comme opéré de la cataracte ; ses œuvres témoignent en effet de son évolution vers des couleurs plus sombres et des compositions plus élaborées. De retour à Paris (1780-1783), il se marie, exécute plusieurs tableaux, est reçu comme membre de l’Académie (1783). Il repart pour Rome et y réalise pour le roi Louis XVI la célèbre toile Le Serment des Horaces (1784). Rentré à Paris, il peint La Mort de Socrate (1787) et Les licteurs rapportant à Brutus le corps de ses fils (1789), qui manifestent clairement son adhésion au néo-classicisme par son retour à l’Antiquité gréco-romaine. Engagé quelque temps dans le mouvement révolutionnaire (il vote la mort du roi et fait le portrait de Marat), il quitte la politique après la chute de Robespierre et un séjour en prison. Plus tard, fasciné par Napoléon Bonaparte, il exécute plusieurs tableaux, dont l’immense Sacre de Napoléon Ier (1805-1810). Après la chute de l’Empereur, lors de la Restauration David est contraint de s’exiler (en tant que régicide) à Bruxelles, où il peint jusqu’en 1824, et meurt (1825). Parmi les élèves qu’il a formés, on trouve notamment les peintres Gros, Ingres, Girodet, (le baron) Gérard et Guérin.
2. L’œuvre : La Mort de Socrate, 1787, huile sur toile, 770 cm x 502 cm, Catharine Lorillard Wolfe Collection, Wolfe Fund (1931), Metropolitan Museum of Art, New York, États-Unis.
3. Le Mouvement : Néo-classicisme (redécouverte de l’Antiquité gréco-latine, considérée comme un modèle idéal pour les arts).
4. Genre ou catégorie : Portrait et allégorie (de Socrate). Ce qui est représenté, c’est le moment où le philosophe dit adieu à ses amis.
5. Thème : Historique et philosophique.
En 399 avant notre ère, Socrate (âgé de 70 ans) fut accusé d’être impie (son comportement était considéré comme irrespectueux à l’égard des dieux de la cité d’Athènes, car il s’en remettait à sa propre conscience, son δαιμων daimôn) et de corrompre la jeunesse (ses élèves). Il fut condamné à mort par le tribunal et, refusant de se dérober à ce châtiment inique (il aurait pu s’exiler), il fut exécuté un mois après la sentence, le temps que revienne le navire de l’État, parti pour une ambassade religieuse à Délos, l’île du dieu Apollon.
À Athènes, on administrait du poison (ciguë) aux condamnés.
La source principale de David est le Phédon, dialogue de Platon auquel le peintre emprunte de nombreux détails sur la mort de Socrate. C’est sans doute en hommage que le peintre appose sa signature (L.D. = Louis David) sur le siège où Platon est assis.
Dans le dialogue éponyme, Phédon (un disciple) rapporte la conversation qui se déroula entre Socrate et ses amis durant les dernières heures de sa vie, et les circonstances de sa mort. Le dialogue s’ouvre sur une remarque de Socrate : le philosophe authentique est celui qui désire mourir car c’est sa manière d’affirmer les principes qui ont gouverné sa vie ; le philosophe sera convaincu qu’après sa mort l’âme de l’homme juste est sous la protection de dieux bons et sages comme auparavant — et peut-être dans la compagnie des meilleurs hommes du passé ; de plus, grâce à la mort, l’âme est libérée du corps, et tel a été le but du philosophe durant sa vie, affranchir l’âme des vicissitudes du corps (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 750).
6. Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms propres, L’Histoire de la Peinture pour les Nuls (pour les citations en italiques dans la biographie du peintre), Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins (pour le thème), Phédon de Platon (traduit par V. Cousin, XIXè s.), Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins (analyses symbolique et chromatique).
7. Analyse iconographique :
La scène se passe dans une prison, donc un décor austère, où figurent de nombreux personnages. Tous les regards convergent vers Socrate, qui, assis sur un lit et sur le point de boire la coupe de ciguë, continue d’enseigner à ses disciples et amis.
Parmi ceux-ci, outre Phédon, il y a les Athéniens Apollodore, Critobule et son père Criton, Hermogène, Épigène, Eschine et Antisthène. Il y avait aussi Ctésippe du bourg de Péanée, Ménexène et encore quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade. Y avait-il des étrangers ? Oui, Simmias de Thèbes, Cébès et Phédondes ; et de Mégare, Euclide et Terpsion (Phédon, § 59b et c).
On peut noter que David ne représente que treize personnages en tout. Mais leur disposition, les couleurs des vêtements et le “cadrage” de la scène donnent l’impression que la prison est pleine de gens venus pour assister à la mort de Socrate.
À droite du tableau, six d’entre eux écoutent, tout en manifestant leurs émotions : pleurs, cris et hurlements (Ibid., 117c et d). Leur attitude renforce le pathétique et rappelle que, dans l’Antiquité, les larmes et l’expression visible du chagrin (s’arracher les cheveux, par exemple) font partie de la culture. Dans la rhétorique, de telles démonstrations appartiennent à ce qu’on appelle en latin actio (la gestuelle, cinquième étape de l’art oratoire, selon Cicéron).
À gauche du tableau, assis au bout du lit, la tête baissée, un personnage montre son accablement. Il s’agit du philosophe Platon, que David a représenté même si, malade, il n’assista pas à cette exécution. Socrate n’ayant rien écrit, c’est principalement par son disciple Platon que la postérité connaît sa vie et sa philosophie. C’est Platon qui, dans l‘Apologie de Socrate et le Phédon décrit les derniers moments de son maître à penser — d’où, symboliquement, le parchemin roulé et le nécessaire à écrire sur le sol à ses pieds.
Au-dessus de Platon, on aperçoit, sous une voûte, un autre disciple éploré, et, au loin, remontant un escalier trois personnages, dont une femme. C’est peut-être Xantippe, femme de Socrate. À celui-ci, en effet, on apporta ses enfants, car il en avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand ; et on fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en présence de Criton, et leur donna des ordres ; ensuite il fit retirer les femmes et les enfants (Ibid., 116b).
Presque aussi visible que Socrate, au premier plan, mais de dos, le bourreau, homme jeune et athlétique, vêtu de rouge, la tête dans la main gauche (… il se détourna en fondant en larmes, Phédon, 116d), très ému. D’ailleurs Socrate déclare à l’assistance : voyez quelle honnêteté dans cet homme : tout le temps que j’ai été ici il m’est venu voir souvent et s’est entretenu avec moi : c’était le meilleur des hommes ; et maintenant comme il me pleure de bon cœur ! (Ibid., 116d)
Aucun personnage ne le regardant, le spectateur n’entre pas dans le tableau, mais, tout en restant extérieur à la scène pathétique de la mort de Socrate, peut ressentir admiration ou critique.
8. Analyse symbolique :
Socrate : Cette toile est une allégorie de la pensée du philosophe : la mort de Socrate est en accord avec sa vie. Le torse, la jambe droite et les bras nus et éclairés par la lumière qui semble venir d’un soupirail placé en face et en haut du lit, Socrate est mis en valeur, idéalisé. Il capte l’attention par ses gestes : le bras gauche et l’index levés symbolisent son enseignement, tandis que sa main droite saisit la coupe de poison : il la prit avec la plus parfaite sécurité, sans aucune émotion, sans changer de couleur ni de visage ; il porta la coupe à ses lèvres et la but avec une tranquillité et une douceur merveilleuse (Phédon, § 117b et c).
Sa jambe droite est largement dénudée, ce qui attire l’attention sur sa cheville, légèrement rougie par le frottement de la chaîne qu’on vient de lui enlever. Socrate, se mettant sur son séant, plia la jambe qu’on venait de dégager, la frotta avec sa main et nous dit en la frottant : l’étrange chose, mes amis, que ce que les hommes appellent plaisir, et comme il a de merveilleux rapports avec la douleur que l’on prétend son contraire ! … je viens d’en faire l’expérience moi-même, puisqu’à la douleur que les fers me faisaient souffrir à cette jambe, je sens maintenant succéder le plaisir (Ibid., 60b et c).
Dans la composition du tableau, Socrate est placé au centre et regardant vers ce qui est la droite pour le spectateur. C’est le côté progressif. Ce qui, symboliquement, renforce l’idée que son enseignement est destiné à passer à la postérité.
Les chaînes : Elles représentent ici la captivité de Socrate et donnent lieu à un développement philosophique sur l’alliance des contraires : Car si le plaisir et la douleur ne se rencontrent jamais en même temps, quand on prend l’un, il faut accepter l’autre, comme si un lien naturel les rendait inséparables (Phédon, 60b).
Selon le Dictionnaire des Symboles, d’une façon générale, la chaîne est le symbole des liens et relations … entre deux extrêmes (p. 200).
Les critères “grecs” : Par convention picturale, les Grecs sont représentés avec des cheveux bouclés, un nez droit (cf. le profil de Platon, par exemple) et des pieds dont le deuxième orteil dépasse le pouce.
Avec le drapé des vêtements, David recrée ainsi une atmosphère à l’antique.
Le parchemin roulé (volumen, en latin) et le nécessaire pour écrire (encrier et calame) : c’est une mise en abyme de l’enseignement de Socrate. Sa parole est toujours présente, aussi bien dans l’écriture (dialogues de Platon) que dans la peinture (de David).
La lampe : Située au centre de la pièce, mais peu rayonnante (dans les cachots la lumière est rare), elle peut parfois (être) prise comme symbole de vie contemplative (Symboles, p. 558).
La lyre : En partie cachée par la jambe du philosophe, La lyre est un des attributs d’Apollon et symbolise les pouvoirs de divination propres au Dieu (Symboles, p. 597).
Le dieu Apollon était, entre autres, le protecteur des beaux-arts. Or Socrate était sculpteur de métier, comme son père, et il aimait la poésie, toujours accompagnée de musique. Il aimait les arts, au premier rang desquels, d’ailleurs, il plaçait la philosophie.
De plus, c’est à Délos, pour une fête religieuse au sanctuaire d’Apollon, que s’était rendu le navire de l’État athénien — ce qui permit à Socrate de vivre un mois de plus, avant son exécution.
Apollon, qui symbolise la suprême spiritualisation, n’est donc pas sans rappeler Socrate lui-même.
D’autre part, la lyre est souvent mentionnée dans ce texte, à titre de référence.
Par exemple, Socrate déclare : Je dis qu’autre est la connaissance d’un homme, et autre la connaissance d’une lyre. Simmias, son interlocuteur l’approuve. Eh bien ! continua Socrate, ne sais-tu pas ce qui arrive aux amants quand ils voient une lyre, un vêtement, ou quelque autre chose dont l’objet de leur amour a coutume de se servir ? C’est qu’en prenant connaissance de cette lyre, ils se forment dans la pensée l’image de celui auquel cette lyre a appartenu. Voilà bien ce qu’on appelle réminiscence (Phédon, 73d).
9. Analyse chromatique :
Le symbolisme des couleurs ne prend son sens que par rapport à l’atmosphère imaginée et représentée par David pour la mort de Socrate.
Le gris : Les murs de la prison sont gris, couleur de demi-deuil (Symboles, p. 488).
La lumière blafarde qui tombe sur la scène assourdit les couleurs vives, et notamment le blanc (des vêtements), qui paraît gris. C’est une manière de rendre la tristesse.
Le blanc : couleur du vêtement de Socrate, le blanc symbolise positivement la pureté (et ici, son innocence).
Mais dans toute pensée symbolique, la mort précède la vie, toute naissance étant une renaissance. De ce fait, le blanc est primitivement la couleur de la mort et du deuil. C’est encore le cas dans tout l’Orient, et ce le fut longtemps en Europe… C’est la couleur du linceul, des revenants (Symboles, p. 125-127).
Le brun : couleur du vêtement du disciple assis devant Socrate (peut-être Phédon ?), le brun rappelle la tristesse… (il) est un symbole de l’humilité — humus = terre (Ibid., p. 150).
Le rouge : couleur du vêtement du bourreau, ce rouge sombre alerte, retient, incite à la vigilance, et, à la limite, inquiète ... C’est le rouge des interdictions. Par ailleurs, l’interdit s’est longtemps étendu à tout homme qui versait le sang d’autrui, fût-ce pour une juste cause ; le bourreau aux habits rouges est comme le forgeron un intouchable, parce qu’il touche à l’essence même du mystère vital, qu’incarne le rouge du sang et du métal en fusion (Ibid., p. 832).
10. Charpente, composition et synthèse :
À l’intersection des diagonales du tableau de La Mort de Socrate se trouve la main du bourreau contenant la coupe de ciguë sur laquelle le philosophe met la main : c’est l’instant crucial qui est ainsi mis en valeur.
Comme on l’a vu plus haut, tout concourt à faire converger les regards vers Socrate, le meilleur des hommes de ce temps que nous avons connus, le plus sage et le plus juste de tous les hommes (Phédon, fin).
Deux ans avant la Révolution Française et la chute du roi, la toile semble une métaphore de la résistance à une autorité injuste.
Il est possible que, par admiration pour l’Antiquité, David se soit inspiré, sur le plan pictural, de la fresque La Mort de Sophonibe, qu’il a pu voir à Pompéi.
La notice du Metropolitan Museum de New York explique que l’éditeur John Boydell, ayant vu l’œuvre de David au salon de 1787 à Paris, avait plus tard écrit à Sir Joshua Reynolds que c’était the greatest effort of art since the Sistine Chapel and the stanze (rooms) of Raphael.
La Mort de Socrate : une magistrale leçon de philosophie, aussi !
Merci et bravo pour cette analyse rafraichissante et très instructive pour un néophyte de l’art.
Encore, encore !
Je ne savais pas que Socrate avait le choix entre mourir ou s’exiler. On ne sait pas ce qu’ont dit femme et enfants, ou même ses disciples à l’annonce de sa décision ? Platon n’en fait pas état ?
Merci pour ce commentaire enthousiaste ! Socrate est une personnalité encore très populaire de nos jours ! Les réponses (qui seraient un peu longues ici) à vos questions se trouvent dans au moins 3 écrits de Platon disponibles gratuitement en ligne : L’Apologie de Socrate, Phédon et Criton.
Un tout grand merci pour cette analyse et le complément d’informations. Voilà le genre d’enseignement qu’il conviendrait de prodiguer dans nos écoles.
Je vous remercie de votre aimable appréciation. Je souhaite – et c’est le but de ce blog – que professeurs et étudiants puissent utiliser mes articles s’ils y trouvent de l’intérêt.