La pluie est universellement considérée comme le symbole des influences célestes reçues par la terre, indique le Dictionnaire des Symboles.
Le mythe de Danaé en est une illustration mythologique qui a fait l’objet de plusieurs interprétations picturales. J’ai vu l’une d’entre elles lors d’un voyage à Chicago et j’en propose une explication personnelle.
Le peintre : Tiziano Vecellio, dit (Le) TITIEN, est né à Pieve di Cadore (Italie) vers 1485. Élève puis collaborateur du peintre Giorgione, il découvre une nouvelle façon de peindre (unité de composition où éléments de décor, paysage et êtres humains sont en harmonie). À partir de 1516, il règne en maître sur la peinture vénitienne, après s’être adapté aux nouvelles découvertes que sont la technique de la peinture à l’huile et la toile de lin. Il travaille pour les Grands d’Europe, comme Philippe II d’Espagne (son mécène pendant vingt ans), François 1er et Charles-Quint, ainsi que les papes Sixte IV, Jules II et Paul III. Le célèbre Michel-Ange, à qui il a été présenté, dira de lui : “Si cet homme était aidé par l’art et par le dessin comme il a été favorisé par la nature, particulièrement dans la reproduction du vivant, on ne saurait faire plus ni mieux, car il a un bel esprit et une manière vive et brillante.” Ses dernières œuvres, où les figures disparaissent progressivement au profit de la couleur et des empâtements, seront plus tard appréciées par les impressionnistes. Il meurt de la peste à Venise en 1576, âgé de plus de 88 ans. Outre l’empreinte profonde qu’il laisse sur son siècle, Titien a formé également deux admirables continuateurs, le Tintoret et Véronèse.
L’œuvre : Danaé, c. 1554, huile sur toile, Art Institute Museum, Chicago (États-Unis). Dimensions non fournies. La notice du musée indique seulement : “Titien et atelier.”
Il existe une autre œuvre, datant de 1560-65, huile sur toile intitulée Danaé recevant la pluie d’or, 129,8 cm x 181,2 cm, visible au Museo Nacional del Prado à Madrid (Espagne). Le Guide du Prado explique que Titien se réfère aux “poésies”, six peintures mythologiques réalisées pour Philippe II entre 1535 et 1562, et destinées à un cabinet privé dont l’existence réelle est incertaine. “Danaé” appartient à cette série.
Certains artistes peignent plusieurs fois le même sujet. On l’a vu avec Ingres et ses Œdipe, par exemple. Dans le cas du Titien, il serait intéressant de faire une comparaison entre les deux tableaux, que voici :
Mais je vais plutôt analyser la toile vue à Chicago et j’ajouterai parfois quelques éléments concernant celle exposée à Madrid.
Classification : École vénitienne, Renaissance italienne.
Genre ou catégorie : Portrait et paysage.
Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms propres et L’Histoire de la peinture pour les Nuls, éd. First, 2006 (citations en italiques dans la biographie du peintre) ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont.
Thème : Mythologique. Le poète Ovide évoque plusieurs fois le destin de Danaé dans Les Métamorphoses (chants IV, VI, XI) et celui de Persée, son fils (IV et V).
Danaé est un personnage de la mythologie grecque, fille d’Acrisios, roi d’Argos. Un oracle avait prédit à Acrisios qu’il serait tué par le fils de sa fille, c’est pourquoi il enferma Danaé dans une tour de bronze afin qu’aucun homme ne pût s’approcher d’elle. Mais Zeus s’unit à elle sous la forme d’une pluie d’or, engendrant un fils, Persée. Acrisios plaça Danaé et l’enfant dans un coffre qu’il abandonna à la mer, mais ils abordèrent sur l’île de Sériphos où ils furent recueillis par Dictys, frère du roi Polydectès (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 276).
La vie du demi-dieu Persée est remplie d’aventures. Un jour, Persée participa à des jeux en Thessalie et tua accidentellement Acrisios en lançant le disque, accomplissant ainsi la prophétie. Il refusa de prendre le royaume de son grand-père, dont il était l’héritier, et s’enfuit en Asie, où son fils Persès régna sur les Perses, dont le nom est censé dériver du sien ; ou, selon une autre version, il reçut Tirynthe en échange d’Argos et fonda Mycènes (Antiquité, p. 743).
Analyse iconographique : La scène est censée se situer dans une tour fermée et inaccessible, placée dans un paysage lointain avec des montagnes bleues, des arbres et taillis, et un plan d’eau avec deux oiseaux échassiers blancs. Mais elle présente surtout un décor théâtral — impression due au rideau rouge, placé au premier plan, du lit aux draps blancs sur lequel est étendue une femme nue, parée de bijoux et aux cheveux d’un blond vénitien. De sa main droite, elle semble caresser distraitement un petit chien pelotonné sur le lit à côté d’elle. Elle est, en effet, distraite par un fait insolite — mais qui ne paraît pas la troubler — situé à sa gauche dans le ciel : une pluie d’or qui tombe des sombres nuages, où l’on distingue la tête d’un personnage, le dieu Zeus. C’est l’instant où Danaé va concevoir miraculeusement son fils, Persée.
Aucun personnage ne le regardant, le spectateur n’est pas invité “dans” le tableau d’une scène intime, mais il peut exercer son jugement.
Analyse symbolique :
Le chien : Animal familier, compagnon fidèle, le petit chien est le seul être qui peut rassurer Danaé, enfermée loin de tout sur les ordres de son père.
Mais le chien a un symbolisme très complexe. Sa connaissance de l’au-delà comme de l’en-deçà de la vie humaine fait que le chien est souvent présenté comme un héros civilisateur … et également comme ancêtre mythique, ce qui enrichit son symbolisme d’une signification sexuelle. Certains aspects de la symbolique du chien que nous venons de décrire : héros civilisateur, ancêtre mythique, symbole de puissance sexuelle et donc de pérennité, séducteur, incontinent — débordant de vitalité comme la nature à son renouveau, ou fruit d’une liaison interdite — font apparaître le chien comme la face diurne d’un symbole (Dictionnaire des Symboles, p. 239-245).
La pluie : La pluie venue du ciel fertilise la terre … Symbolisme sexuel de la pluie considérée comme sperme (dans le mythe de Danaé) et symbolisme agraire de la végétation, qui a besoin de la pluie pour s’épanouir, se rejoignent étroitement. Le mythe rappelle également les couples lumières-ténèbres, ciel-enfer, or-bronze, qui évoquent l’union des contraires, origine de la fécondité (Symboles, p. 766).
L’or : Métal parfait. Dans la tradition grecque, l’or évoque le Soleil et toute sa symbolique : fécondité-richesse-domination, centre de chaleur-amour-don, foyer de lumière-connaissance-rayonnement … L’or est une arme de lumière. On n’usait que de couteaux d’or pour les sacrifices aux divinités ouraniennes, c’est-à-dire habitant au ciel, comme Zeus ou Apollon (Symboles, p. 705-707).
Mais le goût pour l’or, ou cupidité, pourrait ternir l’image d’une Danaé, montrée ici comme le serait une opulente courtisane vivant de ses charmes, comme Phryné, par exemple. C’est la différence essentielle qui existe entre les deux tableaux : dans la version exposée à Madrid, la cupidité est assumée par la vieille servante, femme du peuple à la peau tannée par le soleil — contrairement à l’aristocratique blancheur de Danaé, semblable à toute femme grecque enfermée dans le gynécée. Cette servante tend son tablier pour recueillir l’argent. Elle est active, tandis que Danaé a une posture d’abandon.
Ainsi Danaé, apparemment indifférente à la pluie d’or, semble-t-elle plus “pure” dans la version exposée à Chicago.
Danaé : Elle est représentée avec les canons grecs en Peinture : nue, le nez droit, le deuxième orteil plus long que le premier, les cheveux bouclés. Mais elle possède déjà des traits du Maniérisme (style des artistes italiens entre la Renaissance et le Baroque) avec ses membres effilés : ses jambes ont de longues cuisses et ses mains de longs doigts.
Sa nudité est ambiguë. Si la Renaissance européenne redécouvre l’esthétique de la nudité, c’est dans une perspective purement naturaliste et dépourvue de valeur symbolique … En fait, le symbolisme du nu se développe dans deux directions : celle de la pureté physique, morale, intellectuelle, spirituelle, et celle de la vanité lascive, provocante, désarmant l’esprit au bénéfice de la matière et des sens (Symboles, p. 680)
Danaé n’est pas “nue” puisqu’elle porte des bijoux : boucles d’oreilles et bracelet. “Bijou” et “Joyau” viennent de “Joie”, substantif du verbe “Jouir”, ce qui, partant du champ sémantique, permet aussi de délimiter le champ symbolique couvert par ce mot (Symboles, p. 123).
Les nuages (où se tient Zeus) : Quant au rôle du nuage producteur de pluie, il est bien entendu en rapport avec la manifestation de l’activité céleste. Son symbolisme se rattache à celui de toutes les sources de fécondité : pluie matérielle, révélations prophétiques, théophanies (Symboles, p. 680).
En grec ancien, le verbe ὕει (prononcer : u eï) “il pleut” conjugué avec ou sans sujet Ζεύς ou bien ὁ θεός (o théos, le dieu) — en d’autres mots, quand “il” pleut, c’est Zeus qui pleut.
Analyse chromatique :
Le blond de la chevelure de Danaé est traditionnel car chez les Anciens, dieux, déesses, héros, ont été blonds … C’est que cette couleur blonde symbolise les forces psychiques émanées de la divinité (Symboles, p. 132). Si la jeune femme est mortelle, être la future mère du demi-dieu Persée en fait une héroïne.
Le rouge est ambivalent, selon qu’il est clair ou foncé. Celui des draperies, tel celui des rideaux de théâtre, est foncé. Le rouge sombre est nocturne, femelle, secret … il représente non l’expression, mais le mystère de la vie … C’est la couleur de la libido, celle du cœur (Symboles, p. 831). Il représente aussi l’amour divin.
Le blanc est également ambivalent. Couleur de la pureté, de la virginité, mais aussi de l’initiation. Symboliquement, il est souvent associé au rouge, avec lequel il contraste. Le blanc est la couleur essentielle de la Sagesse … le rouge est la couleur de l’être mêlé aux obscurités du monde (Symboles, p. 127).
Composition, style et synthèse :
D’après les lignes de construction du tableau, Danaé occupe environ les deux tiers de l’espace, tant horizontalement que verticalement. Toute l’importance est donnée à son corps et à sa posture d’abandon. Les lignes de charpente qui épousent le mouvement des rideaux forment une pyramide dont le sommet pointe vers le ciel (élan dynamique de l’amour). Danaé regarde vers le ciel et son futur amant, visible sous l’aspect de la pluie d’or.
Zeus est placé dans le coin à droite juste au-dessus du paysage. Celui-ci est peint avec un effet de sfumato — de l’italien sfumare “estomper”, désignant l’ effet vaporeux de flou artistique en peinture, inventé par Léonard de Vinci (Peinture pour les Nuls, p. 491). Le plan d’eau pourrait représenter la force vitale fécondante (Symboles, p. 379) ou une vue idéalisée de la région de Venise. Les échassiers, près de l’eau, sont un symbole d’immortalité (p. 382).
Le tableau adhère à la narration du mythe.
Par sa manière de peindre en privilégiant de plus en plus la couleur (comme le faisait l’école vénitienne), Titien a inspiré des peintres impressionnistes, tel Manet dont l’Olympia (1863) ressemble à une Vénus ou à une Danaé antique, mais dotée d’une troublante modernité.