Ingres et ses Oedipe

En visitant le Musée Walters de Baltimore (États-Unis), j’ai découvert un tableau qui m’était à la fois inconnu et connu : il s’agit d’Œdipe et le Sphinx de J. A. D. INGRES, datant de 1864, acquis par Henry Walters en 1908 avec d’autres toiles du peintre.

La toile que je connaissais déjà — et dont je propose une explication ci-dessous — figure au Musée du Louvre.

Voici les deux représentations (à gauche, celle de Paris, à droite, celle de Baltimore).

1. Biographie du peintre : Français, né à Montauban en 1780, Jean-Auguste Dominique INGRES s’intéresse très jeune à l’art, notamment la peinture et la musique. Parallèlement à ses études à l’académie de Toulouse, il est Second violon de l’orchestre de la ville — et laissera son nom à un synonyme de “passe-temps” ou “hobby” : le violon d’Ingres ! Élève du peintre David à Paris, entre 1797 et 1801, il obtient le Prix de Rome (en 1801) et devient pensionnaire, et, plus tard, directeur, de la Villa Médicis. Tombé amoureux de la Ville Éternelle, il y séjournera  de nombreuses années (1806-1824 et 1834-1842). Il s’enthousiasme pour les œuvres de Raphaël et du Quattrocento italien, pour le dessin de nus, de portraits et de paysages, pour les vases grecs, pour l’Histoire antique — et illustre le courant néo-classique inauguré par David. Admiré par Baudelaire, il meurt à Paris en 1867 et y est enterré au cimetière du Père-Lachaise.

Ingres jeune, par Mme Gustave Héquet (c. 1850), Metropolitan Museum of Art, New York

2. L’œuvre : Œdipe et le Sphinx, huile sur toile, 189 cm x 144 cm, 1808, Musée du Louvre, Paris, France.

3. Mouvement : Néo-classicisme. Retour à l’Antiquité, à la mode depuis la découverte, en 1748, des vestiges de Pompéi et Herculanum.

4. Genre ou catégorie : Portrait allégorique.

5. Thème : Mythologique et littéraire.

Le mythe d’Œdipe a été traité notamment par le dramaturge grec Sophocle (Œdipe roi, Œdipe à Colone, au Vè siècle avant notre ère).

L’épisode ici représenté est le moment où Œdipe affronte le Sphinx, ou plutôt la Sphinge, car son nom grec Σφíγξ est féminin et signifie littéralement “l’étrangleuse”.

Selon le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, la Sphinge a un visage et un buste de femme surmontant un corps de lion doté d’ailes d’aigle. Elle fut envoyée par Héra, déesse du mariage, pour punir Laïos, roi de Thèbes, qui avait fait violence au jeune Chrysippe et se refusait, en revanche, à donner un enfant à son épouse légitime, Jocaste. Établi sur une montagne proche de la ville, le monstre soumettait aux passants des énigmes qu’ils ne réussissaient pas à résoudre, et il les dévorait. Œdipe seul y parvint ; le Sphinx, vaincu, se précipita lui-même du haut des rochers et périt. Selon une autre version c’est Œdipe qui le tua, le poussant dans l’abîme.

La fameuse énigme résolue par Œdipe était : Quel est l’animal qui marche tantôt à deux pattes, tantôt à quatre, tantôt à trois pattes, et qui est d’autant plus faible qu’il a plus de pattes ?

Réponse : L’Homme, qui, enfant, marche à quatre pattes, adulte, sur ses deux jambes, et vieillard, avec l’aide d’un bâton.

Ce thème a été un sujet de prédilection pour Ingres, car il en a peint trois versions (huile sur toile) : on les trouve respectivement au Musée du Louvre à Paris (1808), à la National Gallery à Londres (1826-27) et au Musée Walters de Baltimore (1864).

6. Bibliographie : Dictionnaire Robert des Noms propres et L’Histoire de la peinture pour les Nuls (pour la biographie) ; Dictionnaire culturel de l’Antiquité gréco-romaine, éd. Nathan (1995) et le Dictionnaire de l’Antiquité ainsi que le Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (pour le thème et les citations des analyses symbolique et chromatique).

Oedipe et le Sphinx (Louvre)
Oedipe et le Sphinx (Louvre)

7. Analyse iconographique :

La scène, un paysage constitué d’un défilé rocheux, présente trois personnages.

Au centre, un jeune homme nu, bel éphèbe grec — si l’on se fie aux critères picturaux du profil droit et du “nez grec”, de la chevelure bouclée et du “pied grec” (avec le deuxième orteil plus long que le premier). Situé en pleine lumière, il a la position d’un “penseur”, le coude appuyé sur le genou et l’index de la main gauche pointé en l’air. De l’épaule droite, il retient nonchalamment un manteau rouge et deux lances dont la pointe est tournée vers le bas. Sa jambe gauche pliée repose sur un rocher, qui porte la signature de l’artiste, et au bas duquel on distingue un pied blême, des ossements et un crâne — restes des précédentes victimes du monstre habitant ces lieux.

En effet, selon le titre de la toile, le jeune homme est Œdipe, qui fait face au “Sphinx”, alias la Sphinge, partiellement en retrait, à gauche, dans l’ombre, et qui arbore également un “profil grec” et une poitrine de femme. Une de ses pattes antérieures (de lion) est tendue vers le jeune homme, et l’on distingue le bout de sa queue (de reptile ou de dragon, car elle est la fille de la vipère Échidna), qui bat l’autre patte avant.

Un peu avant l’arrière-plan à droite, un homme barbu et nu regarde avec stupeur la rencontre. Son manteau qui s’envole dans le vent traduit le mouvement. L’homme semble arriver en courant d’une ville, visible dans le coin inférieur droit, derrière deux immenses parois rocheuses sombres percées d’une trouée de ciel bleu permettant de distinguer des détails architecturaux, notamment un temple à colonnes. Cette cité, c’est Thèbes.

8. Analyse symbolique :

Œdipe : Son nom Οιδιπους (Oidipous) signifie étymologiquement “pied enflé” (même origine que le mot “œdème”). Puni par le dieu Apollon (à cause du viol du jeune Chrysippe), le père d’Œdipe, le roi Laïos, avait été averti que son futur fils le tuerait. Quand finalement il eut un fils de son épouse Jocaste, il ordonna d’abandonner le bébé sur le mont Cithéron, après avoir fait percer ses pieds pour le suspendre à un arbre — blessure qui marquera physiquement Œdipe pour la vie et lui donnera son nom (certaines traditions en font d’ailleurs un boiteux, marchant avec un bâton). Mais le serviteur chargé de cette horrible besogne donna l’enfant à un berger ; celui-ci le remit aux souverains de Corinthe, Polybe et Mérope, qui l’adoptèrent. Quand Œdipe fut grand, il fut un jour traité de “fils adoptif”, et, voulant savoir la vérité sur ses parents, il alla consulter l’oracle de Delphes, dont la réponse le remplit d’horreur (il tuerait son père et épouserait sa mère) et provoqua sa fuite loin de Corinthe. Au cours de son voyage, il eut une altercation avec un étranger qu’il tua (c’était Laïos, son vrai père !) et arriva près de Thèbes, où il rencontra la Sphinge.

Ingres a donné à son Œdipe l’apparence d’un bel athlète, aux pieds intacts. Le jeune homme qui est peint est, à proprement parler, une “académie”, un portrait de nu, quelque peu idéalisé à la manière des statues grecques antiques. En effet, il y a un jugement très favorable porté sur la nudité par l’hellénisme, dont l’idéal sportif et artistique implique le dévoilement du corps. Ici, c’est un héros de noble naissance, et plusieurs indices le corroborent visuellement.

Les deux lances : La lance est l’attribut d’Athéna (Minerve), déesse de la Sagesse. Elle symbolise la sagacité d’Œdipe, qui a résolu l’énigme, et elle est aussi une marque de son éducation, classiquement grecque, de guerrier. De plus, dans l’Antiquité, la lance occupait une place symbolique dans ce qui relevait du Droit : elle protégeait les contrats, les procédures, les débats. C’est peut-être pour symboliser la difficulté de ce débat avec la Sphinge que le héros s’appuie ici sur deux lances ?

La main : Emblème de royauté et de justice, la main exprime les idées d’activité en même temps que de puissance et de domination… Les mains de l’homme sont également liées à la connaissance, à la vision, car elles ont pour fin le langage. La main d’Œdipe dont l’index pointe vers la Sphinge paraît détendue, sans aucune tension, car le jeune homme sait la réponse, et donc sa victoire sur le monstre.

La Sphinge/Le Sphinx : Outre son caractère fatal (au double sens d’instrument du Destin et de danger mortel), le monstre symboliserait la débauche et la domination perverse et, comme fléau dévastant un pays, les suites destructrices d’un roi pervers… Il ne peut être vaincu que par l’intellect, par la sagacité… Il est assis sur le rocher, symbole de la terre : il y adhère, il y est comme rivé, symbole de l’absence d’élévation. Il peut avoir des ailes, mais elles ne le portent pas ; il est destiné à s’engloutir dans l’abîme. Dans ce tableau, la Sphinge semble dominer le jeune homme et représenter une menace, que concrétisent les ossements en-dessous d’elle ; mais elle est située à gauche, côté régressif — donc sa domination n’est que temporaire.

La trouée sur la ville :  Elle est symbole de l’ouverture sur l’inconnu, … considéré(e) comme la voie d’accouchement naturel de l’idée … se rattach(ant) aux symboles de la fertilité sur le plan biologique, et de la spiritualisation, sur le plan psychologique. La trouée laisse ici apparaître la ville de Thèbes. Elle sera le théâtre de la gloire et de la perte du héros, qui, à son insu, accomplira l’oracle d’Apollon. En effet, ayant éliminé la Sphinge, Œdipe épousera Jocaste, la reine, récompense attribuée au vainqueur du monstre, et deviendra donc roi. Mais Jocaste est sa propre mère, et, de ce fait, cette union contre-nature entraînera toutes sortes de malheurs. Ici, la trouée de ciel bleu apparaît très mince entre les noires parois rocheuses, et le geste de l’homme effrayé traduit la menace qui plane sur la suite de l’histoire d’Œdipe.

9. Analyse chromatique :

Le brun : C’est la couleur de la terre et la terre symbolise la fonction maternelle. On peut interpréter le mariage d’Œdipe et de Jocaste comme synonyme de l’attachement excessif à la terre. Œdipe exalte ses désirs terrestres et s’en fait le prisonnier. Le brun est aussi une couleur à connotation péjorative (excrémentielle) — qui correspond à la Sphinge et à sa perversité.

Le rouge : Les deux hommes portent un vêtement rouge, couleur qui symbolise le pouvoir. Dans le cas d’Œdipe, cela confirme son ascendance royale et renforce son statut de guerrier-héros.

On remarque que le brun et le rouge sont repris en dégradé par leurs nuances données aux rochers et aux chairs des personnages.

10. Composition et synthèse :

Une verticale et une oblique soulignent le double caractère d’Œdipe, héros qui se tient debout, mais avec une certaine difficulté (due à ses pieds), pour affronter la Sphinge. La ligne oblique imaginaire qui part d’en haut à gauche vers le bas à droite montre l’histoire du héros : il court à sa perte en allant vers la cité de Thèbes.

La construction adhère donc à la narration.

Mythe exploité par la Littérature et la Psychanalyse, l’étrange histoire d’Œdipe connaîtra de nombreuses réécritures et interprétations picturales (par Gustave Moreau et Max Ernst, en particulier).

Mais pour en revenir à Ingres, et à sa fascination pour le sujet, je ne souhaite pas prolonger cet article, déjà long, en montrant l’évolution de la représentation d’Œdipe face au Sphinx.

C’est pourquoi je laisse à mes lecteurs sagaces le soin de comparer la peinture du Louvre (1808) et celle du musée de Baltimore (1864), que revoici :

Oedipe et le Sphinx (Walters)
Oedipe et le Sphinx (Walters)

Et, pour ajouter à la comparaison, voici un tableau exécuté en 1983 par le peintre irlandais Francis Bacon, qui revendique ouvertement l’influence d’Ingres en l’intitulant Œdipus and the Sphinx after Ingres :

f-bacon-oedipus-and-the-sphinx-after-ingres

Cette peinture (huile sur toile, 198 cm x 147,5 cm), qui appartient à la Coleçâo Berardo du Centre Culturel de Lisbonne (Portugal), témoigne de la préoccupation de son auteur pour la condition humaine après les deux guerres mondiales.

Œdipe est ici un athlète blessé au pied (ce qui est souligné par le rond bleu peint par Bacon) qui montre sa blessure à la Sphinge.

À l’arrière-plan, la créature ensanglantée symbolise l’impitoyable Destin !

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