Scipion l’Africain libérant Massiva

Une immense toile exposée au Musée Walters de Baltimore illustre la magnanimité d’un général romain à l’égard d’un captif ennemi : basée sur une histoire vraie, elle s’intitule “Scipion l’Africain libérant Massiva”. 

J’en propose une explication personnelle.

Le peintre : Giambattista TIEPOLO, né à Venise en 1696, mort à Madrid en 1770, est un peintre, graveur et dessinateur italien. Il passe pour être le plus grand décorateur de son époque. Au XVIIIè siècle, Venise devient la capitale des arts de l’Italie. La ville connaît le contraste d’une situation politique incertaine et d’une créativité nouvelle qui s’exprimera d’abord dans la grande décoration.

Influencé par le style de Véronèse, qui s’était installé à Venise au XVIè siècle et qui aimait les vastes architectures, Giambattista Tiepolo exécute de nombreux tableaux (à sujet biblique, mythologique ou allégorique) et fresques dans des villas, églises et palais vénitiens. Sa renommée s’étend hors de l’Italie et il est invité à décorer la résidence de Würzburg (1750-1753), un château allemand de style baroque, ainsi que le palais du roi Charles III d’Espagne à Madrid (en 1761). 

Ses immenses compositions dynamiques sont mises en valeur par ses jeux avec la lumière naturelle dont il est un précurseur, et son usage des couleurs claires.

Son œuvre graphique abondante — plus de 1500 dessins — fait apparaître toute sa fantaisie, et l’humour qu’il a pu parfois glisser dans un tableau.

Il a formé ses deux fils, Giandomenico et Lorenzo, au métier de peintre. 

Scipion l'Africain libérant Massiva
Dans la salle du Musée

L’œuvre : Scipion l’Africain libérant Massiva, huile sur toile peinte à Venise entre 1719 et 1721, dimensions non fournies, toile acquise en 1931 par Henry Walters et exposée au Musée Walters de Baltimore (États-Unis).

Le Mouvement : Baroque italien.

Né à Rome de la Contre-Réforme, c’est-à-dire en réaction à la Réforme protestante, à la fin du XVIè siècle, l’art baroque règne sur l’Europe aux XVIIè et XVIIIè siècles. Il privilégie la sensibilité sur le raisonnement, notamment par le goût du trompe-l’œil, les jeux de perspective et l’agitation des draperies en peinture (Pour les Nuls, p. 475).

Genre ou catégorie : Peinture d’Histoire (le genre le plus noble).

Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls, éd. First (Paris, 2009) — pour les citations en italiques dans la biographie du peintre ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Tite-Live Histoire romaine (Livre XXX) ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; la notice du musée. 

Plan rapproché du tableau

Le thème : historique.

L’épisode concernant Scipion et Massiva a été rapporté par Tite-Live (1er siècle) dans son Histoire romaine. L’introduction de l’ouvrage explique le projet de l’historien : commémorer les hauts faits de la cité maîtresse du monde, décrire les hommes et les modes de vie à l’origine de la grandeur de la ville et la décadence morale à l’époque des guerres civiles (1er s. av. J.-C.), de façon à ce que les lecteurs puissent tirer les enseignements de l’histoire. C’est donc un ouvrage à la fois de didactique et de morale (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 1003).

Scipion (Publius Cornelius Scipio Africanus Major), dit l’Africain ou le Premier Africain, général romain, héros de la deuxième guerre punique, conquérant de l’Espagne et vainqueur d’Hannibal. En 210 av. J.-C., alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans, le peuple le fit nommer commandant en chef en Espagne. Il devait cette promotion exceptionnelle à ses remarquables qualités de général. En 206, il avait chassé les Carthaginois d’Espagne … et en 202, il vainquit définitivement Hannibal à la bataille de Zama, ce qui lui valut le cognomen (surnom) d’Africain (Antiquité, p. 903).

Scipion l’Africain, Glyptotek, Copenhague

L’épisode, narré par Tite-Live au Livre XXX de l’Histoire romaine, et illustré ensuite par le tableau de Tiepolo, s’est passé en Espagne en 209 avant notre ère. Il a lieu pendant la deuxième Guerre Punique, qui, de 218 à 202, oppose les Carthaginois (commandés par Hannibal, qui a voulu envahir Rome en passant par les Alpes avec ses éléphants) et l’armée romaine (commandée par Scipion). Les Romains, ayant pris un camp carthaginois situé à Bæcula, en Bétique (actuelle Andalousie), dix mille fantassins et deux mille cavaliers ennemis sont faits prisonniers. Tous ceux d’entre eux qui étaient Espagnols, Scipion les renvoya chez eux sans rançon ; les Africains, il les fit vendre (comme esclaves) par le questeur

Alors que le questeur, sur l’ordre du général en chef, vendait les Africains, entendant dire  qu’un adolescent d’une rare beauté, qui se trouvait parmi eux, était de naissance royale, il l’envoya à Scipion. Celui-ci lui demandant qui il était, de quel pays, et pourquoi, à un tel âge, il s’était trouvé dans un camp, il répondit qu’il était Numide, que ses compatriotes l’appelaient Massiva ; resté orphelin de père, élevé chez son grand-père maternel Gala, roi des Numides, il était passé en Espagne avec son oncle Masinissa, qui, récemment, avait amené aux Carthaginois un renfort de cavalerie. Jusqu’ici, Masinissa lui avait toujours défendu, à cause de son âge, de prendre part à un combat ; le jour où l’on avait livré bataille aux Romains, prenant secrètement, à l’insu de son oncle, des armes et un cheval, il était allé en ligne ; là, son cheval, en s’abattant, l’ayant précipité à terre, il avait été pris par les Romains. Scipion, après avoir ordonné de mettre à part ce Numide, achève ce qu’il devait accomplir à son tribunal ; puis, s’étant retiré à son quartier général, il fait appeler l’adolescent et lui demande s’il veut retourner auprès de Masinissa. À la réponse, accompagnée de larmes de joie, que, certes, il le désirait, Scipion donne à l’enfant un anneau d’or, une tunique laticlave, avec un sayon espagnol et une agrafe d’or, un cheval tout harnaché, et, disant à des cavaliers de l’accompagner jusqu’où il voudrait, il le renvoya (XXX, 27, 19, 8-12 ; traduction de Eugène Lasserre, Paris, 1949).

Scipion l'Africain libérant Massiva
Scipion l’Africain libérant Massiva

Analyse iconographique :

C’est une mise en scène théâtrale de l’événement que le peintre Tiepolo propose au regard du public. D’ailleurs le public est placé assez loin du tableau dans la salle d’exposition, et regarde en situation de légère contre-plongée — ce qui grandit les personnages peints sur la toile. D’autre part, les dimensions cette œuvre picturale sont de grande taille — ce qui la rend impressionnante.

“L’événement”, censé avoir lieu en 209, c’est la comparution d’un jeune homme enchaîné entouré de soldats (à droite quand on regarde) devant un homme jeune assis sur un trône en haut d’un piédestal-escalier de pierre dont chaque marche est gravée d’une frise à la grecque (au centre). Cet homme, habillé d’un rouge qui attire le regard, brandit un court bâton en direction du captif. Son geste spectaculaire crée un effet de suspense.

À gauche, un autre groupe d’hommes, soldats et serviteurs, figure en bas des marches, devant et derrière une colonne. Debout, un porte-enseigne (aquilifer) déploie une bannière arborant les lettres S.P.Q.R. — situant l’action dans la Rome de l’Antiquité.

Le décor de la scène est une architecture classique et imposante. On distingue à l’arrière-plan une colonnade et un arc de triomphe ; ces monuments contribuent à la solennité du moment.

Que va-t-il se passer ? A priori, on ne le sait pas, et on peut ressentir peur ou pitié.  

Mais, d’après le titre du tableau Scipion l’Africain libérant Massiva, on comprend que le prisonnier est Massiva et le personnage sur le trône, Scipion. On comprend aussi, par le mot “libérant”, que la comparution se terminera bien. Scipion n’est d’ailleurs pas encore surnommé “l’Africain” par ses compatriotes : il le sera en 202, en hommage à sa victoire décisive sur les Carthaginois à Zama. C’est sous ce surnom qu’il est connu dans l’Histoire.

Cet anachronisme s’ajoute à un autre anachronisme, qui concerne les costumes portés par les personnages — lesquels costumes sont contemporains du peintre italien, et non des antiques Romains. En outre, par convention artistique, au XVIIIè siècle, les Africains du Nord de statut social élevé sont représentés comme étant similaires aux Européens : c’est pourquoi Massiva a la peau blanche.

De toute évidence, le peintre a choisi de montrer la tension dramatique qui a dû précéder le moment de la libération du jeune Numide tombé dans des mains ennemies. Massiva aurait pu être vendu comme esclave. Or il est renvoyé sain et sauf avec des cadeaux grâce à la générosité et au sens de l’honneur de Scipion, qui se comporte en véritable homme d’État. 

Les regards des deux protagonistes ne se croisent pas. Mais on entre dans l’histoire par le regard du jeune serviteur blanc, qui est peut-être un écuyer, car il porte une épée. Et, parlant de serviteur, il faut également considérer le jeune Noir (probablement un esclave des Romains) adossé à une colonne, mais qui est plongé dans ses pensées et étranger au drame qui se déroule.

 

Analyse symbolique :

L’escalier hausse le niveau où est assis le protagoniste principal, qui, selon Tite-Live, est en action à son tribunal. Ainsi sert-il de piédestal à la statue vivante qu’est Scipion, présenté par l’historien comme un Grand Homme. Et, pour Tite-Live, l’Histoire est faite par les Grands Hommes. La grandeur morale du Romain est ici portée en exemple. 

Escalier, piédestal de Scipion

L’escalier est le symbole de la progression vers le savoir, de l’ascension vers la connaissance et la transfiguration (Symboles, p. 413).

Le bâton de Scipion apparaît ici comme un sceptre, symbole de souveraineté, de puissance et de commandement, tant dans l’ordre intellectuel que dans la hiérarchie sociale… Le bâton est le signe même de l’autorité légitime qui est confiée au chef d’un groupe (Symboles, p. 112).

Bâton de Scipion

Tite-Live rapporte que Scipion avait refusé avec force d’être salué du titre de “roi” par les prisonniers espagnols qu’il avait libérés à Bæcula, en Bétique (dans le paragraphe précédant le récit sur Massiva, XXX, 27, 19, 1-7). Mais il a, dans la rencontre avec Massiva, le rôle d’un souverain tout-puissant.

Les colonnes : elles attestent du caractère antique du décor.

Les colonnes symbolisent la solidité d’un édifice, qu’il soit architectural ou qu’il soit social ou personnel.

Colonnes autour de Scipion

Dans l’art gréco-romain, la colonne symbolise aussi les relations entre le ciel et la terre, évoquant à la fois la reconnaissance de l’homme envers la divinité et la divinisation de certains hommes illustres (Symboles, p. 269-273).

Le vase précieux posé au pied de l’escalier rappelle que les vainqueurs (l’armée de Scipion) ont pris du butin chez les vaincus (le camp carthaginois).

Mais un vase d’or peut signifier le trésor de la vie spirituelle, le symbole d’une force secrète. Le fait que le vase soit ouvert par le haut indique une réceptivité aux influences célestes (Symboles, p. 994).

Analyse chromatique :

Le Dictionnaire Robert des Noms propres, analysant la facture des œuvres picturales de Tiepolo mentionne sa gamme chromatique claire et lumineuse où dominent le bleu, le rose et le jaune.

Sur la toile Scipion l’Africain libérant Massiva, on trouve des couleurs claires, mais aussi un rouge et un bleu éclatants ainsi que des zones d’ombre.

Le rouge est central, puisque c’est la couleur dont est enveloppé Scipion.

Scipion

Il est, en effet, revêtu du paludamentum, la cape pourpre portée par l’imperator, le général en chef dans l’armée romaine. Le rouge vif, diurne, solaire, centrifuge incite à l’action ; il est image d’ardeur et de beauté, de force impulsive et généreuse, de jeunesse, de santé, de richesse (Symboles, p. 832).

Cette teinte vive fait ressortir la jeunesse du visage (Scipion a 26 ans) et la musculature de son corps, entraîné au combat.

En contraste, les couleurs de l’habillement de Massiva, presque similaire à celui  de Scipion, paraissent moins vives. Ce qui retient l’attention quand on le regarde, ce sont ses chaînes. Dans la situation montrée par le tableau, il n’est qu’un captif.

Tiepolo le représente quand il comparaît devant le vainqueur. Mais le peintre a sans doute lu Tite-Live, qui écrit que, en le libérant, Scipion donne à l’enfant un anneau d’or, une tunique laticlave, avec un sayon (ou casaque) espagnol et une agrafe d’or.

Le terme “enfant” utilisé par l’historien permet de penser que le Numide a 14 ou 15 ans.

La tunique laticlave, réservée aux sénateurs à Rome, est ornée d’une large bande pourpre. D’autre part, l’or est une arme de lumière (Symboles, p. 707).

Donc le jeune Massiva libéré retrouvera son statut aristocratique grâce aux généreux dons d’un Romain.

Laticlaves de sénateurs, Ara Pacis, Rome

Composition, style et synthèse :

 

Les lignes de construction sur la toile délimitent trois zones : au sommet du triangle central se trouve Scipion, le principal personnage ; à droite, le groupe contenant Massiva  et, à gauche, l’entourage de Scipion, incluant l’enseigne S.P.Q.R.  C’est la partie où est Scipion qui est la plus lumineuse, mais il y a du ciel bleu là où est Massiva. Le regard et le geste de Scipion sont dirigés vers la droite, côté progressif, là où est encore Massiva. La représentation adhère à la narration, puisque l’épisode se termine en faveur du Numide, pour la plus grande gloire du Romain.

Le style de Tiepolo appartient au Baroque, comme on le voit par les mouvements des personnages (bras tendu de Scipion), par les costumes fastueux (les soldats ont des casques très ornés), par l’agitation des draperies (notamment l’enseigne). En outre, on dénote quelques traces de Maniérisme (Mouvement artistique du XVIè siècle) dans les postures un peu “tordues” des soldats ainsi que dans les musculatures. 

Tite-Live rapporte ensuite que le retour de Massiva chez lui impressionna tellement son oncle Masinissa qu’il se rallia aux Romains. Cependant, cela ne lui porta pas chance … mais ceci est une autre histoire !

 

 

 

 

 

 

 

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