De quelques drogues …

En cette année 2018 où, le 17 octobre, le Canada légalise l’usage récréatif (expression francophone officielle) du cannabis, il est beaucoup question de ce sujet — et des drogues en général — dans les conversations à travers le pays.

Je n’ai pas ici l’intention d’exprimer mon point de vue, mais juste, à cause de mon intérêt pour la présence de l’Antiquité dans le monde moderne, de parler de quelques drogues actuelles qui portent un nom grec ou latin.

Cannabis : masculin en français, ce nom féminin en latin (cannabis, is) vient du grec κανναβις et signifie “le chanvre”. Probablement est-ce la plus connue des drogues. Le mot cannabis est aussi la racine étymologique du mot “chanvre” (de can › “chan” + bis › “vre”) ainsi que des termes suivants : “chanvrier” (ouvrier qui travaille le chanvre), (industrie) “chanvrière”, “chènevis” (graines de chanvre appréciées des oiseaux), “chènevière” (champ où pousse le chanvre, appelé aussi “canebière” ou “cannebière” en provençal) et de la “Canebière” (célèbre promenade de la ville de Marseille).

Parmi les drogues légalisées (cannabis)
Sur un bus de San Francisco (juin 2016)

Il est d’abord mentionné par le romain Columelle, qui publie un traité intitulé L’Agriculture, vers 60-65 de notre ère. Au livre II, Columelle cite “des espèces de légumes” : Parmi les espèces nombreuses de légumes, les plus recherchés et les plus employés par l’homme sont la fève (faba), la lentille (lenticula), le pois (pisum), le haricot (phaselus), le pois chiche (cicer), le chanvre (cannabis), le millet (milium), le panis (panicum), le sésame (sesama), le lupin (lupinum), aussi bien que le lin (linum) et l’orge (hordeum), qui sert à faire la tisane (De re rustica, II, 7, 1 ; traduction de L. Du Bois, Paris, 1844).

Il décrit aussi quel terrain convient à chaque légume : Cannabis solum pingue stercoratumqueLe chanvre demande un sol gras, fumé et arrosé, ou bien situé en plaine, humide … On sème six graines par pied carré … en février … Il n’y aurait pourtant pas d’inconvénient à différer jusqu’à l’équinoxe de printemps, si le ciel était pluvieux (ibid. II, 10, 21).

À peu près au même moment, Pline l’Ancien rédige son Histoire naturelle (qui sera publiée, à titre posthume, après l’année 79 de notre ère). On y trouve le mot cannabis au livre XIX (chapitre 56) “traitant de la nature du lin et de l’horticulture” : Utilissima cannabisLe chanvre, si utile à la fabrication des cordages, se sème à partir du Favonius 〈nom du vent d’Ouest, également connu sous le nom de Zéphir, et associé au printemps, selon le Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, p. 409〉 ; plus on le sème dru, plus les tiges sont menues. La graine est mûre et se récolte à l’équinoxe d’automne ; on la fait sécher au soleil, ou au vent, ou à la fumée. Ipsa cannabis … Le chanvre lui-même s’arrache après la vendange ; on le taille dans les veillées … on s’en sert surtout pour faire des filets (Naturalis Historia, XIX, 56 ; traduction d’É. Littré, 1848-1850).

Les deux écrivains latins parlent de l’usage du cannabis/chanvre comme légume et comme matière textile — c’est donc une plante utile dans l’Antiquité. Mais il n’est pas question de le mettre au rang des drogues ni, a fortiori, de lui donner un usage récréatif !

Morphine : le mot n’est ni grec ni latin, à proprement parler, mais vient du nom du dieu gréco-romain Μορφευς, Morphée, fils d’Hypnos (Υπνος, le Sommeil) et de Nyx (Νυξ, la Nuit). C’était le dieu des Songes — et non celui des drogues !

Outre le mot “morphine” (entré en 1817 dans la langue française, selon le Dictionnaire Robert), il a donné les termes et expressions suivants : “morphinomanie, morphinomane” (personne qui consomme régulièrement de la morphine), “être dans les bras de Morphée” (dormir), “sortir des bras de Morphée” (s’éveiller) — “expressions employées couramment par plaisanterie” (écrit le Dictionnaire Culturel de la Mythologie gréco-romaine, éd. Nathan, p. 167). Ce dictionnaire ajoute que “en médecine, on appelle morphéiques certaines manifestations du cerveau au cours du sommeil.”

Morphée (détail d’un tableau de J-F Lagrenée l’Aîné, 1774)

Dans Les Métamorphoses, le poète latin Ovide imagine le palais du dieu Sommeil, séjour du repos muet, et le rôle de Morphée : Au milieu du peuple de ses mille enfants le dieu réveille le plus habile imitateur de la figure humaine, Morphée. Aucun autre ne reproduit avec plus d’art la démarche, le visage, la voix et jusqu’aux vêtements et propos les plus familiers de chaque personne ; mais il ne contrefait que les hommes. … Morphée s’envole à travers les ténèbres sans que ses ailes fassent aucun bruit (Livre XI, vers 635 sq. et 647 ; traduction de G. Lafaye, 1925-1930).

Ovide rapporte, sous forme de mythe, la croyance des Anciens fondée sur une analogie lexicale entre Μορφευς Morphée et μορφη morphê = la forme, la figure, la beauté. Selon cette croyance, le dieu, pour entrer dans les rêves d’un dormeur, prenait la forme d’un être humain la plupart du temps connu de lui. Ainsi les images et paroles contenues dans les rêves pouvaient-elles faire l’objet d’une interprétation prophétique (appelée “oniromancie”) ou thérapeutique.

Platon considérait les songes comme un moyen d’allier les cieux à la terre tandis qu’Aristote y voyait les effets d’un ordre supérieur et divin. Hippocrate et Galien 〈deux médecins〉 croyaient en la signification des rêves et les prenaient en considération dans leurs prescriptions médicales, indique Le Livre des Superstitions (coll. Bouquins, p. 1523).

Ainsi le sommeil (et les rêves) et le traitement médical étaient-ils liés. C’est donc par analogie que le terme “morphine” a été créé au XIXè siècle — morphine qui est un dérivé de l’opium.

Sur le tableau de J-F Lagrenée l’Aîné (ci-dessus), on voit comment Morphée endort ; il tient à la main des fleurs rouges : des pavots ! Le pavot est, d’ailleurs, l’attribut de la déesse Cérès/Déméter et il symbolise la terre, mais représente aussi la force de sommeil et d’oubli qui s’empare des hommes après la mort et avant la renaissance (Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, p. 735).

Pavot de jardin

Opium : ce nom latin neutre (opium, opii) vient du grec οπιον (opion) et signifie “opium, suc de pavot”. L’espèce dont on tire le suc s’appelle papaver somniferum (= pavot qui apporte le sommeil — ce qui est le cas du sirop ci-dessous, qui ne fait pas partie des “drogues”, mais des somnifères).

Drogue apaisante
Syrupus (de) Papavere Erratico. NGV, Melbourne (Australie)

Sont issus du mot “opium” les termes suivants : “opiomanie, opiomane” (c’était le cas du poète Baudelaire, qui a écrit sur ce thème, notamment “Le Poison” poème XLIX in Les Fleurs du Mal, 1857), “opiacé” (qui contient de l’opium), “opioïde” etc.

Opium (parmi les drogues), Apotek, Bruges
Opium, Apotek (pharmacie) de l’Hôpital St Jean, Bruges

Toujours dans l’Histoire naturelle, au livre XX (chapitre 76) “traitant des remèdes fournis par les plantes de jardin”, Pline l’Ancien décrit longuement les variétés de pavots et l’opium. En voici quelques extraits : Le pavot noir est soporifique par le suc que fournit l’incision de la tige au moment où la plante commence à fleurir … Ce suc non seulement a une propriété soporifique, mais encore, si on le prend à trop haute dose, il cause la mort par le sommeil ; on le nomme l’opium. C’est de cette façon que mourut en Espagne, à Bavilum, le père du personnage prétorien Publius Licinius Cecina : une maladie qu’il ne pouvait supporter lui avait rendu la vie odieuse. Plusieurs autres se sont donné la mort de la même façon. Aussi l’opium a-t-il été l’objet de grands débats (trad. É. Littré).

Pline mentionne l’usage médicinal de l’opium pour lutter contre l’insomnie et contre la douleur. C’est encore pour ses vertus sédatives et antalgiques qu’il est ou a été utilisé à l’époque moderne.

D’après les textes cités, il ressort que l’Antiquité gréco-romaine n’utilisait ni le cannabis ni l’opium en tant que “drogues”, i.e. substances toxiques, pour un usage récréatif.

Pourtant, les Anciens connaissaient des drogues — que les médecins aussi utilisaient, notamment Hérophile, à Alexandrie, au IIIè siècle avant notre ère, qui les appelait “les mains des dieux” (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 497).

Par exemple, dans l’Odyssée, Homère raconte comment Hélène, revenue à Sparte auprès de son époux Ménélas après la Guerre de Troie, accueille Télémaque, le fils d’Ulysse, qui est parti à la recherche de son père. Pour apaiser le chagrin du jeune homme, Soudain, elle jeta une drogue (φαρμακον pharmakon) au cratère où l’on puisait à boire : cette drogue (νηπενθες nêpenthès), calmant la douleur et la colère, dissolvait tous les maux ; une dose au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait bu de verser une larme (Chant IV, vers 220-223 ; traduction de V. Bérard, 1924).

Le “pharmakon”, le “nêpenthès” existaient-ils vraiment ? Ou bien n’est-ce qu’une invention poétique ? Peut-on dire qu’il en était fait un usage récréatif ? D’ailleurs cette notion existait-elle dans l’Antiquité ?

Il reste encore bien des mystères à (essayer de) découvrir !

2 thoughts on “De quelques drogues …

  1. Merci! Comme toujours passionnant!Et je vais pouvoir mieux expliquer, grâce à vous, à mes étudiants l’interprétation du songe comme message divin….Le rôle des rêves dans les Textes fondateurs est un des axes que nous allons suivre, c’est tellement intéressant! Merci!

    1. Merci beaucoup ! Je suis heureuse de savoir que cet article peut contribuer à votre activité professionnelle !

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