Comme février est le mois de Neptune, et qu’il figure dans beaucoup d’œuvres d’art relatives à la mer, je propose ici une analyse d’un tableau montrant l’alliance des créatures de la terre et de la mer lors du mémorable banquet des noces de Thétis et de Pélée.
1. Le peintre :
Hendrick van Balen, peintre flamand, né vers 1573 (ou 1575 ?) à Anvers, où il meurt en 1632. Il possédait un atelier de peinture, où il travailla pendant toute sa vie, mais quitta cependant la Belgique pour se former quelques années en Italie. L’Antiquité gréco-romaine fut sa principale source d’inspiration et il a peint plusieurs scènes mythologiques. Contemporain de Rubens (grand peintre baroque) et de Brueghel l’Ancien, il fut un des maîtres de van Dyck.
2. L’œuvre : Les Noces de Thétis et Pélée (De Bruiloft van Thetis en Peleus), huile sur toile, Musées royaux de Bruxelles, Belgique. Pas d’indication de date ni de dimensions.
3. Le Mouvement : Baroque.
L’esthétique baroque se manifeste dans des œuvres le plus souvent inspirées de la mythologie gréco-romaine et d’épisodes bibliques. Nourries de métaphores et de symboles, elles mettent en scène des passions dans une lumière éblouissante. Les personnages et les décors, saisis dans des perspectives fuyantes, donnent une illusion d’optique qui surprend : les vues sont audacieuses, l’imaginaire se mêle au réel (Le Baroque en France et en Europe, Pocket Classique n° 6262, p. 52).
4. Genre ou catégorie : Scène de genre.
5. Le Thème : Mythologique et littéraire.
Dans la mythologie gréco-romaine, Poséidon/Neptune a épousé Amphitrite, de qui il a eu un fils, Triton. Amphitrite est la sœur de Thétis ; toutes deux sont des Néréides, c’est-à-dire des filles d’un autre dieu de la mer, Nérée (qui a eu cinquante ravissantes filles de sa femme Doris).
Le poète latin Ovide raconte (texte en italiques) comment se conclut le mariage entre Pélée, simple mortel, et la divine Thétis, à qui on avait fait cette prédiction : Déesse de l’onde, il faut que tu deviennes mère ; de toi naîtra un fils dont les exploits surpasseront ceux de son père et qu’on proclamera plus grand encore. Alors, pour qu’il n’y eût rien dans le monde de plus grand que Jupiter, Jupiter lui-même, malgré la passion très vive qui s’était allumée au fond de son cœur, s’interdit de prendre pour épouse Thétis, nymphe des eaux. Cependant Jupiter choisit un de ses descendants, le héros Pélée, pour être l’époux de Thétis. Mais celle-ci se dérobe à ses tentatives en changeant de forme plusieurs fois. Finalement, avec l’aide d’autres divinités de la mer, Pélée parvient à surprendre la nymphe dans son abri. Pélée n’a pas encore étreint complètement son corps virginal que déjà elle passe d’une métamorphose à une autre ; à la fin elle s’aperçoit que ses membres sont entourés de liens ; alors elle gémit : “Ce ne peut être, dit-elle, que par la volonté des dieux que tu triomphes.” Et elle redevient Thétis ; entendant cet aveu, le héros l’entoure de ses bras, il prend possession de celle qu’il aime et la rend mère du grand Achille (Métamorphoses, XI, vers 217 sqq., traduction de Georges Lafaye, 1925-30).
6. Bibliographie : Notice du Musée, La Mythologie d’Édith Hamilton (éd. Marabout Université), Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont (pour les analyses symbolique et chromatique).
7. Analyse iconographique :
La scène représentée, dans un paysage à la fois marin et terrestre, fourmille de personnages — ce qui n’est pas surprenant car c’est une œuvre baroque (donc, par définition, pleine de mouvements), et qu’il s’agit d’un banquet de noces. Comme ce sont les noces de la Néréide Thétis (nymphe de la mer) et du héros (devenu roi) Pélée, l’assemblée est composée de créatures marines et d’êtres humains — groupes visuellement séparés sur le tableau.
Dans la moitié gauche, c’est le monde de la mer.
Au tout premier plan on distingue un animal monstrueux dans les flots. Au second plan, deux femmes nues, dont une assise sur l’animal, chacune tenant une lance au bout de laquelle est accroché un butin de pêche (poissons, poulpes et crustacés) ; l’une d’elles porte une sorte de cape rouge. Au second plan encore, un bébé ailé chevauchant un poisson, et deux êtres masculins nus, l’un, à l’extrême gauche, brandissant une conque, et l’autre de dos, tenant une brassée de produits de la pêche, à la lisière du monde terrestre.
Celui qui brandit une conque est le dieu Triton, trompette de son père, le dieu Poséidon/Neptune, dont il annonce solennellement la venue en soufflant dans ce coquillage. Au troisième plan, on distingue justement le dieu Neptune, avec son trident, et son épouse, Amphitrite — tous deux enveloppés de tissus colorés. Neptune conduit son char attelé de chevaux marins.
À l’horizon, des personnages dans le flou de la limite entre mer et ciel, et, dans un ciel bleu strié de nuages, des enfants ailés.
Le dieu de l’Amour (Éros/Cupidon) est habituellement représenté comme un bébé ailé, et sa place convient bien dans une scène de mariage. Ici, on voit plusieurs putti (représentations du dieu Amour dans la peinture italienne) sur l’eau, sur la terre et dans le ciel — manière de figurer l’union des éléments. D’ailleurs deux d’entre eux se trouvent près de la limite (indistincte) entre les deux espaces (mer/terre), aidant un personnage masculin et un féminin venus de la mer à donner leurs offrandes de poissons pour le banquet.
Dans la moitié droite de la peinture, c’est le monde de la terre.
Au tout premier plan, des plantes aquatiques (roseaux) faisant la jonction avec l’espace marin, et des fleurs. Au second plan, à droite, deux personnages debout, un homme torse nu mais le bas du corps enveloppé dans un tissu violet foncé, portant une corbeille, et une femme vêtue d’une robe rouge tenant une jarre dans sa main gauche et indiquant, de sa main droite, la tablée du fond. Ce sont des serviteurs dans l’exercice de leurs fonctions. Leur rôle pictural est aussi d’attirer l’attention sur la scène qui fait le titre du tableau. Au troisième plan, en effet, c’est la “noce”, au sens populaire du terme, c’est-à-dire un repas à une table recouverte d’une nappe blanche et de plats et flacons colorés, qu’entourent de nombreux convives assis. Cette manière de manger n’est pas “antique” (les Grecs et Romains mangeaient couchés), mais, comme les vêtements des personnages, elle actualise la scène à l’époque du peintre.
On peut déduire que le couple situé au bout de cette table est le couple Thétis-Pélée, lui en rouge tenant une coupe devant elle (nue) ; ils sont servis par une femme en vêtement bleu. Derrière ce banquet en plein air, on aperçoit un mur d’arbres et de feuillages dans lequel il y a une trouée de verdure, où l’on distingue encore confusément quelques silhouettes.
Il est intéressant de constater que Thétis et Pélée ne sont pas les personnages principaux du tableau — l’accent étant mis, grâce à la lumière, sur les belles femmes sorties de l’onde, les Néréides. D’autre part, aucun personnage ne le regardant, le spectateur est exclu de la scène mais peut exercer son jugement.
8. Analyse symbolique :
Le trident : Symbole des divinités de la mer, dont le palais est au fond des abîmes aquatiques. À l’origine, le trident était l’image des dents des monstres marins, semblables aux vagues hérissées d’écume que soulèvent les tempêtes ; il est aussi une des plus anciennes armes de pêche … Le trident est l’emblème de Poséidon (Neptune), dieu des océans, et indique sa domination sur le monde des eaux qu’il peut agiter ou calmer (Dictionnaire des Symboles, p. 970).
La conque : c’est une coquille marine dont la mythologie grecque … fait l’attribut des Tritons. Elle a un usage comme instrument de musique, ou, plutôt, comme producteur de son (Ibid., p. 277).
Les poissons : bien entendu le symbole de l’élément Eau, dans lequel le poisson vit … Par ailleurs, le poisson est encore symbole de vie et de fécondité, en raison de sa prodigieuse faculté de reproduction et du nombre infini de ses œufs. Symbole qui peut se transférer au plan spirituel … Les poissons sont symboles d’union (Ibid., p. 773).
Poséidon (Neptune) : Dieu des Mers, des Océans, des Fleuves, des Sources, des Lacs, le domaine des eaux lui appartient … Dieu redoutable (qui) connut beaucoup de liaisons amoureuses … puissance chthonienne, dieu des tremblements de terre, les séismes provenant, selon les anciens, des tempêtes de la mer, sur laquelle reposent les continents … il met en branle la terre et les flots (Ibid., p. 783).
Les “Amours” ou putti : Le plus souvent il est représenté comme un enfant ou un adolescent ailé nu, parce qu’il incarne un désir qui se passe d’intermédiaire et ne saurait se cacher. Le fait que l’Amour soit un enfant symbolise sans doute l’éternelle jeunesse de tout amour profond, mais aussi une certaine irresponsabilité … Quels que soient les affadissements poétiques, Amour reste le dieu premier qui assure non seulement la continuité des espèces, mais la cohésion interne du Cosmos (Ibid., p. 35-36).
Le banquet : De façon générale, il est un symbole de participation à une société, à un projet, à une fête (Ibid., p. 105).
La trouée de verdure : Symbole de l’ouverture sur l’inconnu … symbole de toutes les virtualités (la trouée de verdure) se rattache aux symboles de la fertilité (Ibid., p. 979).
9. Analyse chromatique :
Dans cette toile très colorée, on distingue essentiellement des tons de bleu, rouge et vert.
Le bleu, couleur qui n’est pas de ce monde, connote l’infini. La profondeur du vert, selon Kandinsky, donne une impression de repos terrestre et de contentement de soi, tandis que la profondeur du bleu a une gravité solennelle, supra-terrestre (Ibid., p. 129-131).
Le rouge symbole fondamental du principe de vie, avec sa force, sa puissance et son éclat … Un rouge somptueux, plus mûr et légèrement violacé, devient l’emblème du pouvoir … c’est la pourpre : cette variété de rouge était à Rome la couleur des généraux, de la noblesse, des patriciens (Ibid., p. 831-833).
Par ailleurs, on remarque que, conformément aux coutumes de l’Antiquité grecque, les hommes ont la peau foncée (car ils travaillent dehors), tandis que les jeunes enfants et les femmes (qui restent dans le gynécée) ont la peau claire.
10. Composition :
La toile montre une séparation verticale (située pratiquement au milieu), qui correspond à l’opposition entre les deux mondes : marin/terrestre. Une ligne horizontale, qui correspond avec l’horizon, montre que la presque totalité des personnages se concentre dans la partie inférieure du tableau, marquant un contraste entre les êtres animés et la nature environnante. Mais les personnages marins, qui, pour la plupart, se déplacent de la gauche (côté régressif) vers la droite (côté progressif) créent un effet dynamique, alors que les personnages terrestres, majoritairement assis, apparaissent plus statiques. La trouée de verdure, près de l’intersection des deux lignes, annonce sur le plan de l’imaginaire … une attente (Symboles, p. 979).
Conclusion :
De quelle attente s’agit-il ?
Ce tableau représente l’instant avant que ne se passe un événement majeur dans la mythologie et la littérature grecques.
En effet, aux noces de Thétis et de Pélée, tous les dieux olympiens et secondaires avaient été invités, sauf Éris, la déesse de la Discorde. Profondément vexée, celle-ci arriva à l’endroit du banquet et jeta sur la table une pomme d’or, sur laquelle était gravée l’inscription À la plus belle. Bien sûr, une querelle s’ensuivit entre toutes les déesses qui convoitaient la pomme et le titre. Trois d’entre elles (Héra, Athéna et Aphrodite) voulurent que Zeus leur serve d’arbitre, mais il s’esquiva prudemment en leur recommandant de demander plutôt au berger Pâris, fils de Priam, roi de Troie.
Le jugement de Pâris entraîna la Guerre de Troie … où s’illustra le glorieux Achille, fils de Thétis et de Pélée.