Dans ma région d’origine (la Charente Maritime), en France, on consomme habituellement les huîtres, vertes, lors des “mois en R” (ce qui exclut mai, juin, juillet et août), bien que l’on puisse faire entorse à cette “règle”, tourisme gastronomique oblige !
Lors d’un voyage en mai à Baltimore (États-Unis), j’ai eu l’occasion d’en goûter quelques-unes, également délicieuses (photo ci-dessus).
Ce qui m’a amenée à chercher comment les dégustaient les anciens Romains, qui en raffolaient.
Dans son Histoire Naturelle, au Ier siècle de notre ère, Pline l’Ancien donne quelques informations concernant l’élevage des huîtres chez les Romains.
Il écrit qu’en 108 avant notre ère, Les parcs d’huîtres ont été établis pour la première fois par Sergius Orata à Baïes, du temps de l’orateur Crassus, avant la guerre des Marses ; et il les établit non pour un but gastronomique, mais pour gagner de l’argent. … Il fut le premier à donner la prééminence aux huîtres du Lac Lucrin ; car les mêmes espèces d’animaux aquatiques sont meilleures en certains lieux qu’en d’autres … Les rivages de la Bretagne n’étaient pas encore asservis quand Sergius Orata faisait la réputation des huîtres du Lucrin ; plus tard, on a jugé que c’était la peine d’aller chercher des huîtres à Brindes, au bout de l’Italie ; et pour qu’il n’y eût pas de rivalité entre les deux saveurs, on a imaginé récemment d’alimenter dans le lac Lucrin les huîtres de Brindes, affamées par ce long trajet (Livre IX, ch. LXXIX, édition d’Émile Littré, Paris, 1848-1850).
Les huîtres, un mets de riches car elles étaient “exotiques” et assez chères, étaient ouvertes avec un couteau, comme de nos jours, mais les Romains les mangeaient en se servant d’une petite cuillère pointue, la cochlea. Elles étaient servies généralement au début de la cena (repas du soir).
Leur accommodement était varié : crues, arrosées de quelques gouttes de sauce ou de garum ou cuites en terrines, et même en quenelles, indique le livre de La Cuisine romaine antique (éditions Faton, 1992). Le garum était un assaisonnement très populaire, à base de poisson fermenté, ressemblant au nuoc-mam vietnamien actuel. Quant à la sauce (douce), c’est le fameux gourmet Apicius, au Ier siècle de notre ère, qui en donne la recette dans l’ouvrage de cuisine qui lui est attribué et dont le long titre est abrégé en De re culinaria. En voici les ingrédients : Piper, ligusticum, ovi vitellum, acetum, liquamen, oleum et vinum. Si volueris, et mel addes. Poivre, livèche (sorte de céleri vert), jaune d’œuf, vinaigre, garum, huile et vin. Si vous voulez, ajoutez aussi du miel.
On dit que Sénèque préférait les spondyles (variété d’huître moins chère), semblables à ceux que présente le Musée Walters de Baltimore dans une salle d’exposition temporaire consacrée à l’Amérique latine :
Mais cette passion romaine pour les huîtres suscita aussi de nombreuses critiques aux premiers siècles de l’Empire.
Pline l’Ancien n’est pas seulement naturaliste, mais également moraliste lorsqu’il écrit que rien n’a plus contribué que la classe des coquillages au luxe et à la dévastation des mœurs (op. cit., IX, LIII). Et il déplore que les pêcheurs courent des dangers pour satisfaire la gourmandise des amateurs de poissons et de coquillages.
Bien plus, il dénonce la coquetterie de ceux qui veulent des pourpres, des coquillages et des perles. C’était peu, dit-il, de dévorer les dépouilles de la mer ; il a fallu encore en charger les mains, les oreilles, la tête, le corps entier des hommes et des femmes (ibid.).
Un peu plus tard, le poète Juvénal ironise sur un certain Montanus, contemporain de l’empereur Néron, qui “Du premier coup de dent distinguait enfin/Les huîtres de Circe, de Lucrin, de Rutupe : Circaeis nata forent, an/Lucrinum ad saxum, Rutupinove edita fundo/Ostrea callebat primo deprendere morsu” (Satires, IV, traduction de J. Lacroix, 1846).
Ce qui sous-entend que ledit Montanus était un “coureur de banquets”, si j’ose dire, qui n’avait rien d’autre à faire que de déguster des mets raffinés, comme étaient considérés les produits de la mer !
Outre leur valeur gastronomique et diététique, les huîtres fournissaient les perles et la substance qui permettait d’obtenir la pourpre.
D’ailleurs, en grec, le nom οστρεον (ostreon) désigne à la fois “l’huître” et “la pourpre”. La pourpre est une teinture rouge tirée d’un coquillage marin, le murex, dont on peut voir un spécimen — que j’ai encerclé en jaune — à côté d’une pieuvre, dans la mosaïque ci-dessous, trouvée à Pompéi.
Et le nom latin ostrea (huître) a donné l’adjectif ostrinus, qui signifie “de pourpre”. De ces mots proviennent les termes français “ostréiculture, ostréiculteur, ostréicole, ostréidé (famille des huîtres et espèces voisines)”, ainsi que, par déformation du latin, “huître” (l’accent circonflexe est le s du mot initial), “huîtrier” (oiseau des rivages, friand de mollusques), “huîtrière” (parc à huîtres). Également, les termes anglais “oyster”, allemand “Auster” et espagnol “ostra”.
D’autre part, il y a une parenté étymologique en grec entre l’huître (ostreon) et la coquille ou le tesson d’argile (οστρακον ostrakon) sur lequel, pour voter, les Grecs de l’Antiquité inscrivaient le nom de l’homme qu’ils voulaient bannir dix ans de la cité — pratique appelée “ostracisme”.
Mais les Romains appréciaient aussi les huîtres parce que, révèle Le Livre des Superstitions (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 881), ils croyaient qu’elles avaient une influence heureuse sur la virilité des hommes qui en mangent le matin, car l’huître contiendrait quelques gouttes d’eau de la mer qui engendra Vénus.
Croyance probablement encore répandue à Baltimore, si l’on en juge par ce slogan affiché au comptoir du bar à huîtres où j’en ai dégusté !