À l’exposition sur la Grèce antique, que j’ai récemment vue à Montréal (Les Grecs et nous), j’ai remarqué une tête de Gorgone (Méduse, peut-être ?) en or, jadis ornement d’une cuirasse en cuir et lin portée par le roi de Macédoine Philippe II. Mais ce n’est pas elle qui figure en couverture de cet article ; nous y reviendrons.
Pourquoi le souverain macédonien — et, plus tard, son fils Alexandre le Grand — portait-il un tel ornement sur son armure ?
Et pourquoi retrouve-t-on dans de multiples endroits la tête de Méduse, la plus célèbre des Gorgones ?
Les trois Gorgones, nommées Sthéno, Euryalé et Méduse, étaient des monstres qui habitaient à l’extrémité du monde occidental, près du Jardin des Hespérides.
Le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine (éd. Nathan, 1996) en donne une description : “Pourvues d’ailes d’or, ces créatures féminines au regard étincelant ont la tête hérissée de serpents, des dents de sanglier, le cou écailleux et des mains de bronze ; quiconque contemple leur visage est changé en pierre.”
Elles étaient immortelles, sauf Méduse, qui, paradoxalement, avait été fort belle avant de devenir monstrueuse.
Dans le Livre IV des Métamorphoses, le poète latin OVIDE raconte que Célèbre pour sa beauté, Méduse fut recherchée par un grand nombre de prétendants qui se la disputaient jalousement ; il n’y avait dans toute sa personne rien de si admirable que ses cheveux.
Un jour, le dieu des mers Poséidon/Neptune la déshonora, dit-on, dans un temple de Minerve ; la fille de Jupiter se détourna, couvrit de son égide son chaste visage, et, pour ne pas laisser impuni un tel attentat, elle changea les cheveux de la Gorgone en serpents affreux (traduction de Georges Lafaye, Paris, 1925-1930).
Autrement dit, c’est la victime qui fut punie !
Est-ce la raison pour laquelle elle devint ensuite méchante et dangereuse ? Qui sait ? La mythologie n’est pas souvent morale.
C’est le héros Persée qui vainquit Méduse au pouvoir pétrifiant. Il reçut une aide divine pour accomplir cet exploit : d’abord des objets magiques (sandales ailées et serpe aiguisée de la part de Mercure, une besace et le casque d’invisibilité de Pluton), ensuite la collaboration de sa demi-sœur, la déesse Athéna/Minerve.
Ovide donne la parole à Persée qui raconte ainsi son histoire : çà et là, dans les champs et sur les routes, j’avais vu des figures d’hommes et d’animaux qui, ayant perdu leur forme première, avaient été changées en pierre à l’aspect de Méduse ; mais je ne regardai que le reflet de son visage hideux dans le bronze du bouclier que tenait ma main gauche et, quand un lourd sommeil se fut emparé d’elle et de ses couleuvres, je détachai sa tête de son cou (ibid.).
Certaines traditions disent que c’est Athéna/Minerve elle-même qui tenait le bouclier. En tout cas, Persée échappa aux deux autres Gorgones grâce au casque d’invisibilité.
Sur le chemin du retour, brandissant la tête décapitée, il accomplit d’autres actions mémorables, comme de produire le corail (en posant Méduse sur des herbes marines, qui se rigidifièrent), de changer le géant Atlas en une montagne pierreuse (la chaîne de l’Atlas en Afrique du Nord) et de pétrifier deux cents ennemis !
Enfin il donna son trophée à Athéna/Minerve, qui en fit un ornement de son bouclier, puis de son égide.
L’égide, peau de chèvre frangée de serpents, protégeait Athéna/Minerve tout en symbolisant la puissance protectrice de la déesse.
Selon le Dictionnaire des Symboles, l’égide n’est pas une arme destinée à frapper. C’est une arme psychologique, dissuasive, visant à inspirer la crainte et à inciter les mortels à ne placer leur confiance qu’en celui qui la mérite, le Dieu tout-puissant. À l’origine, elle symbolisait la tempête, génératrice d’épouvante et de panique (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 392).
Les anthropologues pensent que la tête de Méduse avait une valeur apotropaïque, c’est-à-dire protégeait du mal celui qui la portait, en détournant le mauvais œil.
Le mythologue Charles Delattre dit que cela tient à la conception même du regard dans le monde gréco-romain. Le regard est souvent défini comme une flèche qui part de l’œil et va vers sa cible… C’est un dispositif que l’on trouve avec Méduse ou avec le mauvais œil : l’œil est un agent agressif et lorsque vous croisez quelqu’un qui a le mauvais œil, il faut absolument détourner son regard ou utiliser une amulette en forme d’œil qui va être un contre-œil. Il faut éviter que les regards ne se rencontrent. Car “l’entre-chocs” des regards risque de produire un court-circuit qui fige les personnages. C’est ce que peuvent dire les mythes de Méduse et de Narcisse : le personnage est pétrifié par la neutralisation des regards (Philosophie Magazine, juin 2014, p. 47).
On comprend donc pourquoi la tête de Méduse, en tant que protectrice, figurait sur les portes et dans les maisons, et, comme gage de victoire, sur les armes des généraux, rois (comme Philippe II de Macédoine) et empereurs (comme Caligula, dont les bateaux arboraient l’effigie en bronze doré — voir ci-dessus, en photo de couverture).
Symbole de l’ennemi à combattre, et de la laideur fascinante, du mal qui attire et répugne à la fois, mais aussi d’une féminité inquiétante que le héros doit vaincre (Dictionnaire des Symboles), Méduse a donné, en français, son nom à l’animal marin, généralement objet de répulsion, dont les tentacules ressemblent à des serpents, la méduse :
C’est d’elle également que vient le verbe méduser, qui signifie “frapper de stupeur” et qui rappelle le pouvoir mortifère des yeux de Méduse. Mais, dans ce sens figuré, la paralysie est temporaire !
Ce personnage à la tête extraordinaire a également inspiré de nombreux artistes-peintres comme Le Caravage, Rubens et, indirectement, Géricault (Le Radeau de La Méduse, 1819, Musée du Louvre, toile représentant les rescapés du naufrage du bateau appelé La Méduse).
La créature à la chevelure de serpents est présente aussi dans des films comme La Gorgone (1964, Terence Fisher), Le Choc des Titans (1981, Desmond Davis) et Percy Jackson et les Olympiens (2010, Chris Columbus).
Quant au pouvoir pétrifiant, le film Harry Potter and the Sorcerer’s Stone (2001, Chris Columbus) en montre une transposition, lorsque la jeune Hermione rigidifie son condisciple Neville en lui adressant cette formule médusante (en latin de cuisine) : Petrificus totallus !