La Cité idéale

Un des chefs-d’œuvre picturaux exposés au Musée Walters de Baltimore (Maryland) est un immense panneau représentant La Cité idéale.

Il m’a particulièrement frappée, et j’en propose ci-dessous une explication.

1. Le peintre : La notice du Musée Walters indique que cette œuvre est attribuée, sans certitude, à Fra Carnevale (Bartolomeo di Giovanni Corradini). Il fut, sans doute un des architectes du palais d’Urbino, en Italie, à l’époque du duc Federico da Montefeltro. Hormis le fait qu’il était un clerc (Fra = Frère), contemporain de Bramante, Mantegna, Botticelli, Filippino Lippi, Carpaccio, Léonard de Vinci, Michel-Ange, et bien d’autres artistes italiens du Quattrocento, je n’ai rien trouvé sur la vie de ce peintre.

2. L’œuvre : La Cité idéale, huile sur panneau de bois, c. 1480-1484, dimensions : 60 cm x 220 cm (environ), acquise par Henry Walters en 1902 pour son musée, Baltimore, États-Unis.

3. Le Mouvement : “Première Renaissance” italienne.

Époque où les artistes et les auteurs redécouvrent l’Antiquité gréco-romaine et s’en inspirent pour renouveler la vie intellectuelle dans une optique humaniste, et non plus religieuse. Selon L’Histoire de la peinture pour les Nuls (p. 77-79), de véritables villes-États dirigées par de grandes familles s’opposent les unes aux autres et rivalisent de moyens pour briller par les arts. Si de multiples foyers comme Urbin, Padoue, Mantoue, Vérone ou Sienne se distinguent, c’est à Florence, sous l’impulsion des Médicis, que naît et rayonnera ce que l’on nommera la Première Renaissance.

4. Genre ou catégorie : Paysage.

5. Thème : Artistique et littéraire.

À cause de la découverte des lois mathématiques de la perspective (expérience de Brunelleschi à Florence en 1415), de la réflexion philosophique engagée à cette époque sur les villes, et du retour à l’Antiquité, les peintres tentent de représenter la nature et le monde tels qu’ils les voient. Dans l’expression “La cité idéale”, l’adjectif “idéale” contient la notion d’idée.

6. Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls (éditions First), Les Styles en architecture de W. Koch (éditions Solar, 1978, p. 88 et 158), le Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont), le Dictionnaire culturel du christianisme (éditions Nathan, p. 296) ainsi que la notice du Musée Walters sur ce tableau.

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7. Analyse iconographique :

La vision du spectateur qui observe cette ville est centrée sur le point de fuite, qui se situe dans l’arche centrale de l’arc de triomphe. Ce point de vue accentue les effets de symétrie de cet ensemble architectural ainsi que son harmonie. L’harmonie résultant de l’union d’éléments qui peuvent être disparates, les édifices ne sont pas similaires de part et d’autre, ceux du second plan pas plus que ceux de l’arrière-plan.

Le style des immeubles — avec colonnes, pilastres et arcades — est typique des palais de la Renaissance italienne. On y reconnaît l’inspiration gréco-romaine ; en effet, la voûte, le dôme et l’arche ont été inventés par des architectes romains de l’Antiquité.

Bien que cette ville soit imaginaire, elle possède des bâtiments déjà connus. L’amphithéâtre au fond à gauche ressemble au Colisée, et l’arc de triomphe qui le jouxte s’apparente à l’Arc de Constantin, à Rome. Voici d’ailleurs une vue moderne (inversée par rapport au tableau) de ces deux constructions :

La structure octogonale, au fond à droite, rappelle le Baptistère de Florence. Élevés aux premiers siècles du christianisme et au Moyen Âge, les baptistères, extérieurs aux églises, permettaient de procéder à des baptêmes (d’adultes, le plus souvent) par immersion dans la cuve baptismale, comme dans une piscine.

Devant ces édifices célèbres on peut voir des immeubles rectangulaires, peut-être des habitations car il y a des fenêtres avec des volets (ou rideaux ?) inégalement ouverts ou tirés.

Tous les bâtiments se trouvent surélevés sur une sorte de podium, qui leur confère un usage institutionnel (administratif, militaire, religieux).

En contrebas, le sol plat, nivelé, élégamment orné de dallages colorés, indique que la cité se situe dans une plaine. Au centre de la place formée de carrés se trouve une fontaine. Elle est entourée de quatre colonnes aux chapiteaux corinthiens, qui portent chacune une statue. Il s’agit des quatre Vertus morales ou cardinales : la Justice (avec le glaive et la balance), la Tempérance, la Force et la Prudence.

La présence humaine est visible, mais il faut de bons yeux ! On distingue un groupe de personnages devant le bâtiment blanc à gauche, et quelques individus disséminés dans la ville. Cette cité idéale paraît donc civilisée et riche, mais aucun indice n’est donné sur le type d’économie qui a permis cette richesse.

Le ciel bleu, couvert à l’horizon de nuages blancs, ainsi que la lumière blanche se reflétant sur les bâtiments évoquent un climat méridional, généralement clément.

8. Analyse chromatique :

La palette de couleurs contient blanc, gris, beige, brun, rose et bleu, qui procurent une impression de douceur. Il n’y a pas de symbolisme lié aux couleurs, mais cette atmosphère paisible donne un aspect irréel à la Cité idéale. D’autre part, l’absence d’ombres suggère que l’on est aux environs de midi ; le temps semble suspendu, ou inexistant.

9. Analyse symbolique :

Selon le Dictionnaire des Symboles (p. 1014), les villes sont traditionnellement carrées, symbole de la stabilité, tandis que les tentes nomades sont le plus souvent rondes, symbole du mouvement. La ville représentée ici contient les deux, c’est-à-dire qu’elle est stabilité et mouvement à la fois !

La Cité idéale apparaît donc comme un rêve plus que comme une réalité. C’est un monde dont la saleté, la misère et la laideur sont absentes — en un mot, une utopie. Une utopie est une construction imaginaire plausible, articulée sur une réflexion sur la société. Elle a une visée morale et/ou politique.

La Cité idéale

10. Charpente, composition et synthèse :

L’œuvre témoigne que le peintre maîtrise la perspective centrale. L’usage de la perspective (du latin perspicere qui signifie “voir à travers”) est encore relativement nouveau (et en rupture radicale avec la représentation picturale au Moyen Âge) au moment où l’artiste exécute ce panneau. Grâce à la perspective, il crée l’illusion de la profondeur de la ville, en diminuant la taille des bâtiments éloignés, tout comme les verrait l’œil d’un spectateur.

Le titre de l’œuvre adhère à la narration. En effet, l’expression “La Cité idéale” peut avoir deux sens.

Si “idéale” est synonyme de l’adjectif “imaginaire”, il indique un jeu gratuit de l’imagination, une vue de l’esprit — en un mot, une utopie. Donc irréalisable.

Mais s’il veut dire “parfaite”, il fait de cette ville un modèle à imiter. Est-ce la raison pour laquelle ce panneau décoratif a été peint ?

Il y a une autre œuvre (huile sur panneau) également intitulée La Cité idéale, attribuée à un certain Francesco di Giorgio Martini (XVè siècle) et conservée actuellement à la Galleria Nazionale delle Marche, à Urbino, en Italie.

La Cité idéale de Martini

Aimeriez-vous habiter l’une ou l’autre ? Et pourquoi ?

4 thoughts on “La Cité idéale

    1. Vous avez raison ! Désolée de cette erreur – que j’ai corrigée grâce à vous. Merci !

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