Hommage au tournesol, symbole de l’Ukraine.
Ayant habité et travaillé un an (1980-81) à Mykolaïv dans le sud de l’Ukraine (en ce temps-là Nicolaïev, en U.R.S.S.), et bouleversée par les terribles événements qui s’y déroulent actuellement, je voudrais ici rendre hommage à ce beau pays et à la beauté de sa fleur emblématique.
Quelle est l’origine mythique du tournesol ? Que symbolise-t-il ? Quelles vertus a-t-il ? Quelle résonance a-t-il eu dans la création artistique en Occident à l’époque moderne ?
C’est le poète latin Ovide qui nous enseigne l’origine mythique du tournesol au Livre IV des Métamorphoses (traduction, en italiques, par Georges Lafaye, Paris, 1925-30).
Pour avoir révélé au grand jour les amours adultères et scandaleuses de Vénus (mariée à Vulcain) avec Mars, le Soleil est puni par la déesse furieuse. La déesse de Cythère, qui n’avait pas oublié la dénonciation, en tire vengeance ; elle veut qu’à son tour celui qui a trahi ses amours secrètes soit trahi dans des amours semblables.
Alors qu’il avait eu une passion jusque là sans bornes pour Clytie, le Soleil devient amoureux fou de la belle Leucothoé, fille du roi des Perses, et, par ruse, parvient à la violer. Par jalousie, Clytie publie partout l’adultère et, dans des termes calomnieux, le dénonce au père de Leucothoé. Celui-ci, cruel, impitoyable, condamne sa fille à être enterrée vivante. Le Soleil ne peut la sauver de la mort, mais elle est changée en arbre à encens.
Quant à Clytie, quoique l’amour pût excuser son ressentiment et le ressentiment sa dénonciation, elle ne vit plus jamais revenir à elle l’auteur de la lumière et il cessa de goûter avec elle les plaisirs de Vénus. Depuis lors elle se consuma, égarée par sa passion, sans pouvoir supporter la compagnie des nymphes … elle ne regardait que la face du dieu accomplissant sa course ; vers lui seul elle tournait son visage. Ses membres, dit-on, s’attachèrent au sol ; une partie, décolorée et transformée en tiges exsangues, se couvrit d’une pâleur livide … quoique retenue par sa racine, elle se tourne vers son cher Soleil ; même après sa métamorphose, elle lui garde son amour.
Clytie est donc devenue un tournesol. Cette histoire romanesque et tragique est un mythe étiologique, c’est-à-dire censé expliquer la raison pour laquelle la fleur de tournesol se tourne toujours vers le soleil.
D’ailleurs son nom le dit bien. Selon le dictionnaire Robert, le mot “tournesol” vient de l’italien tornasole ou de l’espagnol tornasol, et il est entré dans la langue française au XIVè siècle. En latin, le soleil se dit sol ; en grec ancien, ᾕλιος, hélios. D’où les autres noms sous lesquels on désigne le tournesol : l’hélianthe (ἂνθος, anthos, la fleur) et l’héliotrope (τρέπω, trépô, tourner, orienter — qui a aussi donné le mot “tropique”) : les grandes fleurs de tournesol se tournent vers le soleil.
Bien qu’il ne soit pas poète, mais plutôt vulgarisateur scientifique, le naturaliste romain Pline l’Ancien écrit avec sensibilité au Livre XXII, Tome 2 de son Histoire Naturelle : Nous avons parlé plusieurs fois de la merveille de l’héliotrope (heliotropium europaeum), lequel tourne avec le soleil, même par temps couvert, tant il a de sympathie pour cet astre. La nuit, comme s’il le regrettait, il ferme sa fleur (XXIX, 1 ; traduction d’Émile Littré, Paris, 1848-50). Peu après cet élan personnel, Pline signale plus objectivement les bienfaits de cette plante pour soigner les verrues et les fièvres.
Dans la rubrique “Tournesol”, le Dictionnaire des Symboles confirme que Le nom commun de l’héliotrope indique assez son caractère solaire, lequel résulte, d’ailleurs, non seulement d’un tropisme bien connu, mais encore de la forme radiée de la fleur (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 960-961).
Et dans la rubrique “Héliotrope”, on apprend que Cette plante symbolise le soleil tournant ou la lumière mobile dont le soleil est la source … Après avoir orné les têtes d’empereurs romains, des rois de l’Europe orientale et d’Asie, elle est utilisée dans l’iconographie chrétienne pour caractériser les personnes divines … La propriété de cette plante d’avoir un mouvement tournant, pour suivre l’évolution du soleil, symbolise l’attitude de l’amante, de l’âme, qui tourne continuellement son regard et sa pensée vers l’être aimé, la perfection toujours tendue vers une présence contemplative. Aussi l’héliotrope symbolise-t-il encore la prière … Par son parfum suave, la fleur symbolise aussi l’enivrement, celui de la mystique, comme ceux de la gloire ou de l’amour (Symboles, p. 496).
L’album de l’exposition “Van Gogh et Gauguin” organisée conjointement par le Art Institute de Chicago et le Musée Van Gogh d’Amsterdam (en 2002), explique que le tournesol, fleur rustique, occupe une place particulière dans la culture néerlandaise. Selon la tradition emblématique de la jeunesse de Vincent (van Gogh), il s’agit d’une métaphore pour la piété : à l’instar de la fleur géante suivant le soleil, les dévots sont incités à suivre le Christ, la lumière du monde.
Alors qu’il attend la venue de son ami le peintre Paul Gauguin, qui doit partager avec lui une maison-atelier dans la ville d’Arles, au sud de la France, Vincent van Gogh peint avec ardeur plusieurs tableaux de tournesols. Dans le contexte culturel de Vincent, le choix du tournesol est aussi symbolique qu’esthétique. Dans son premier échange de toiles avec Gauguin, il y avait deux peintures de tournesols. Symbole inaltérable d’une dévotion pour une force supérieure, le tournesol est devenu une expression iconique de l’admiration de Vincent pour Gauguin (op. cit.).
Et réciproquement, pourrait-on ajouter, car Gauguin peindra aussi des tournesols en hommage à son ami Vincent (mort en 1890).
En opposition avec le mythe tragique narré par Ovide, la présence du tournesol (ou de l’héliotrope) en Europe est une histoire heureuse ! Le célèbre botaniste Bernard de Jussieu (1699-1777) découvrit la plante dans la cordillère des Andes et l’introduisit en France. Le savant botaniste, charmé de sa nouvelle conquête, s’empressa de recueillir les graines de cette plante, et de les envoyer au “Jardin du Roi”, où elles ont réussi. Les femmes accueillirent cette fleur avec enthousiasme : elles la placèrent dans les vases les plus précieux, la nommèrent herbe d’amour … C’est donc sous les auspices des dames que l’héliotrope péruvien, cultivé pour la première fois à Paris en 1740, a fait fortune dans le monde et s’est répandu dans toute l’Europe (Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 854).
En effet, le tournesol “Grand Soleil” est une plante très bénéfique : en avoir dans son jardin attire la chance … En Chine, la plante est une nourriture d’immortalité (Superstitions, p. 1720).
Immortel est aussi, et ô combien sympathique (car prêtant souvent les lecteurs à sourire de sa surdité ou de sa distraction), le personnage du professeur Tournesol créé par Hergé dans les aventures de Tintin !
Albert Algoud, auteur de cette étude, souligne le lien évident entre le professeur et le soleil : Tournesol manque de périr foudroyé par une boule de feu dont la couverture des 7 boules de cristal reproduit la fulgurante spirale qui le soulève en l’air. Lancée telle une de ces pièces d’artifice tournantes appelées soleils ou tel un astre vangoghien tournoyant sur lui-même, cette boule de feu fait plus qu’épargner le professeur. Comme la flamme de l’Esprit saint descendue du ciel sur les apôtres le jour de la Pentecôte, elle vient lui donner un sublime signe de reconnaissance. Que Tournesol sorte complètement indemne et parfaitement calme de cet incident extraordinaire, cela n’a rien d’étonnant, car il s’agit de la consécration d’un être exceptionnel au destin solaire.
C’est peut-être pour cela qu’il sera, paradoxalement, celui grâce à qui On a marché sur la Lune !
Fleur synonyme de soleil, d’amour, de piété et d’immortalité, le tournesol tel qu’en lui-même l’éternité le change …