J’espère que les fans de Quentin Tarantino ne m’en voudront pas de parodier le titre d’un de ses célèbres films (Pulp Fiction, 1994) pour introduire cet article sur poulpe, pieuvre, seiche, calmar et autres céphalopodes distingués !
Parce qu’il est à la fois relié au solstice d’été (20 juin), au Japon (lieu des prochains Jeux Olympiques en juillet-août 2021) et au monde gréco-romain, le poulpe m’a intéressée. Et, en cherchant ce qu’en disent les traditions ou superstitions antiques et modernes, je me suis aperçue que cet animal figurait souvent, en tant que monstre, dans des récits de fiction.
Présentons d’abord la famille des céphalopodes, ceux qui, étymologiquement parlant, ont seulement une tête (κεφαλη, képhalê, “tête”) et des pieds (πους, ποδος, pous, podos, “pied”) ou bien ont les pieds sur la tête (?) — des pieds munis de ventouses, donc redoutables pour leurs proies, mais délicieux pour les gastronomes non rebutés par leur aspect !
Dans cette famille tentaculaire, outre l’argonaute, le supion, le chipiron et autres termes culinaires régionaux, on trouve le calmar (ou calamar), dont le nom dérive du latin calamarius qui désigne la boîte contenant le stylet ou calame (calamus) — roseau taillé dont se servaient les Romains pour graver leur écriture sur les tablettes de cire. C’est à cause de sa poche d’encre (moyen de défense de l’animal qui en répand un jet pour échapper à ses prédateurs) — encre qui connote la notion d’écriture — que le “calamar” porte le nom du “calame”. Ce même calamar est aussi appelé “encornet” (à cause de sa forme) dans certaines régions de France.
On rencontre également la seiche, nommée ainsi pour sa poche d’encre : en latin sepia, en grec σηπια — ce qui a donné la couleur “sépia”, d’un brun tirant sur le violet, couleur de l’encre de seiche.
Enfin, on a le poulpe, dont le nom vient du latin scientifique polypus (du grec πολυπους – “qui a plusieurs pieds”) ou peut-être du latin tardif pulpa (“poulpe”). En anglais, on l’appelle octopus, mot d’origine grecque qui veut littéralement dire “huit pieds”.
Le nom “poulpe” a un synonyme d’origine normande, d’usage plus récent (XIXè siècle), mais plus fréquent, dans la langue française : la pieuvre.
C’est un mets qui fait la renommée du Marché Akashi de Kobe, au Japon.
Dans la littérature, la peinture (et le cinéma) combattre poulpe ou pieuvre gigantesque est un acte d’héroïsme.
Ainsi, une estampe japonaise (en japonais ukiyo-e, qui signifie littéralement “image du monde flottant”, ou “mouvant”), qui date de la période Edo (1603-1867) et a été effectuée par le peintre Utagawa Kuniyoshi (1798-1861), représente la scène mythologique du combat entre Tamakatzura Tamatori (ou Tamatora ?) et un poulpe géant.
La notice de l’aquarium de Monterey (Californie), où j’ai vu le facsimilé de cette estampe, indique seulement que l’héroïne est menacée par une des créatures marines qui défendent le palais du Roi Dragon, à qui elle vient de voler une perle. La scène est censée se passer sous la mer ; on remarque les ondulations du vêtement de la jeune femme et des tentacules du poulpe, qui créent l’effet de mouvement.
Comme c’est un animal dont la chair est appréciée au Japon, on en trouve des représentations artistiques plus modernes, comme ce combat homme-pieuvre sculpté en ivoire par un artiste inconnu, à l’ère Meiji (1868-1912).
Pour l’écrivain français Victor Hugo, pieuvres et poulpes sont fantômes autant que monstres et des amphibies de la mort, écrit-il dans “Les Travailleurs de la mer” (cité par Le Livre des Superstitions, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 1404).
Dans ce roman (1866), l’écrivain met en scène Gilliatt, un pêcheur solitaire, qui aide un armateur à récupérer l’épave de son bateau coulée au fond de la mer, près d’une grotte. Il se retrouve face à une pieuvre gigantesque, et leur combat prend une dimension épique — tel l’affrontement entre Hercule et l’Hydre de Lerne.
Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse … Une forme grisâtre oscille dans l’eau, c’est gros comme le bras, et long d’une demi-aune environ ; c’est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s’ouvre, huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. L’hydre harponne l’homme. Cette bête s’applique sur sa proie, la recouvre, et la noue de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l’eau. Elle est arachnide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c’est mou. Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité (Les Travailleurs de la mer, 2è partie, livre IV, chapitre 2).
Frappé d’émotion à la lecture de la scène décrite par Hugo, un autre écrivain du XIXè siècle, Jules Verne, s’en inspire pour raconter le rapt atroce d’un marin par un poulpe géant et un combat pathétique contre des poulpes dans Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870) — histoire du périple du capitaine Nemo dans son bateau sous-marin, le Nautilus.
Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses, était balancé dans l’air … L’infortuné était perdu. Qui pouvait l’arracher à cette puissante étreinte ? Cependant le capitaine Nemo s’était précipité sur le poulpe et, d’un coup de hache, il lui avait abattu un bras … Nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pénétrait l’atmosphère. C’était horrible … Un instant, je crus que le malheureux, enlacé par le poulpe, serait arraché à sa puissante succion … Mais l’animal lança une colonne d’un liquide noirâtre … Quand ce nuage se fut dissipé, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortuné compatriote ! (2è partie, chapitre XVIII).
De fait, selon le Dictionnaire des Symboles (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 758), la pieuvre, animal informe et tentaculaire, est une représentation significative des monstres qui symbolisent habituellement les esprits infernaux, voire l’enfer lui-même. Le poulpe se retrouve dans l’ornementation de l’Europe du Nord, du monde celte et de la Grèce … Il correspond au signe zodiacal du Cancer, et s’oppose au dauphin. Cette assimilation n’est pas sans rapport avec l’aspect infernal de l’animal, le solstice d’été étant la porte des enfers.
Mais tout n’est pas mauvais dans le poulpe ! Pourvu qu’il soit mort.
En Grèce antique, il pouvait servir d’amulette : on offrait à un enfant âgé de cinq jours un poulpe, dont les longs bras étaient censés par analogie renforcer sa poigne et donner le pouvoir à ses petits orteils de le faire trottiner, indique Le Livre des Superstitions.
Par ailleurs, l’historien grec Plutarque rapporte qu’à son époque les poulpes qui se laissaient échouer sur le rivage pour s’accrocher aux petits cailloux étaient le signe d’un grand coup de vent (Superstitions, ibid.).
Ce même Plutarque écrivit, dans les Vies parallèles ou Vies des hommes illustres (entre 100 et 120 de notre ère) la biographie de Thémistocle, homme d’État athénien, glorieux stratège dans la bataille de Salamine (en 480 avant notre ère) où la flotte grecque vainquit la flotte perse. L’historien raconte que, lors d’une discussion orageuse avec un chef grec sur le point de trahir son alliance avec Athènes, Thémistocle lui dit : “Vraiment, est-ce bien à vous de parler de guerre, vous qui, comme les calmars, avez un glaive sans avoir de cœur ?” (Vies parallèles, Thémistocle, traduction de A. Pierron, Paris, 1853).
Enfin, en philosophe et moraliste, Plutarque se fait l’écho de la doctrine de Pythagore, qui bannissait toute viande de son régime de vie et proscrivait tout meurtre d’animal à des fins alimentaires pour les hommes. Plutarque décrit le comportement du frugal Cynique Diogène qui fut si téméraire qu’il osa bien manger un poulpe tout cru afin d’ôter l’usage de préparer telles viandes par le feu. Ayant auprès et autour de lui plusieurs prêtres et d’autres hommes, il s’affubla la tête de sa cape et mit en sa bouche la chair de ce poulpe, disant : “je fais ici un essai périlleux et me mets en danger pour vous.” Vraiment, c’était un beau et louable danger … ce beau philosophe-là, combattant de l’estomac avec un poulpe, pour rendre la vie humaine plus bestiale et plus sauvage (traduction Amyot, 1678).
Même si c’est une histoire vraie, l’anecdote “Diogène et le poulpe cru” fonctionne comme un apologue, dont la morale est qu’il ne faut pas tuer ni cuisiner les animaux, fussent-ils a priori répugnants comme les pieuvres.
Aux antipodes de cette attitude, se trouve le goût des Japonais modernes pour le poulpe apprêté de diverses façons, en particulier en boulettes frites appelées takoyaki (tako, “poulpe” + yaki, “rôtir, griller”).
Revenons à la fiction avec ces serviettes décoratives pliées en forme de calamar ou pieuvre et — la réalité dépasse la fiction — Paul le poulpe devin, qui, avant chaque compétition du Mundial de 2010, montrait à l’avance au public français ébahi quelle équipe serait gagnante !
À noter que je n’ai pas mentionné Pline l’Ancien, qui parle du poulpe dans son Histoire Naturelle (Livre IX, paragraphes 44-46). Naturaliste consciencieux, Pline rapporte parfois, mais avec précautions, des croyances fantaisistes plus que des faits scientifiques ; mais dans le cas de cet animal, il fait de la poulpe-réalité et non de la poulpe-fiction ! Donc, exit Pline.
Il passe pour le moment sur Netflix un documentaire, paraît-il magnifique, sur une amitié entre une pieuvre et un homme, La sagesse de la pieuvre.
https://www.netflix.com/fr/title/81045007?s=a&trkid=13747225&t=cp&vlang=fr&clip=81251629