Bientôt la fin de l’automne dans l’hémisphère Nord, et, pour certains amateurs, la fin de la cueillette des champignons dans les bois !
Parce que les champignons poussent de manière spontanée, Porphyre (philosophe néo-platonicien du IIIè siècle de notre ère) les appelait “fils de dieux”. Des siècles plus tard, à l’inverse, cette caractéristique et la propriété vénéneuse de certaines espèces ont entraîné une grande méfiance ; les champignons furent parfois même associés à la sorcellerie, révèle Le Livre des Superstitions (coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 328).
Dans l’Antiquité gréco-latine, les champignons étaient un mets de choix … qui fut parfois fatal à certains membres de la dynastie impériale dans la Rome du Ier siècle.
En d’autres époques et pays, les champignons ont été — et sont encore — l’objet de croyances, usages et symbolisme aussi divers que leurs catégories : comestibles, vénéneux, hallucinogènes, parasites, moisissures etc.
Le mot “champignon” est dérivé de l’expression fungus campaniolus, en latin populaire. Comme il est arrivé pour le nom “fromage” (caseum formaticum), qui vient de l’adjectif formaticum, en ce qui concerne le nom “champignon” seul a été gardé en français l’adjectif campaniolus, dérivé de campaneus. Cet adjectif signifie littéralement “de la campagne”, “des champs” (de même que le “campagnol” est le nom du “rat des champs”).
Les champignons sont donc d’abord des produits “campagnards”. Mais les champignonnistes en cultivent aussi dans des champignonnières, qui se situent souvent sous les villes. Paris et ses fameux “champignons de Paris” en sont une illustration réputée.
En latin classique, on désignait le champignon par le nom fungus. Ce nom a donné en français les adjectifs : “fongiforme” (qui a la forme d’un champignon), “fongique” (de la nature des champignons), “antifongique” (qui détruit les champignons), “fongicide” (qui détruit les champignons parasites, comme le mildiou de la vigne ou les mycoses de l’être humain). Le nom “fongus”, désignant : 1-un champignon, 2-une tumeur fongiforme, vient également de fungus.
Le latin fungus se partage avec le nom grec μυκης (mukès) l’origine des noms scientifiques employés en botanique et en médecine. Une “mycose” (pouvant affecter les ongles, la bouche ou d’autres parties du corps humain) ou un “mycoderme” (affection de la peau) sont traités avec un “anti-mycosique” (qui détruit les champignons). La “mycologie”, que pratiquent les “mycologues” (botanistes spécialisés), est l’étude des champignons.
Au Ier siècle de notre ère — période marquant à Rome le début de l’Empire — le naturaliste Pline l’Ancien consacre aux champignons quelques paragraphes du Livre XXII de son Histoire Naturelle. Voici quelques extraits de sa description : Les champignons sont d’une nature humide. Il y en a beaucoup d’espèces, toutes produites par l’humeur glaireuse des arbres. Les plus sûrs sont ceux dont la chair est rouge ; au second rang sont les blancs ; au troisième rang sont les champignons dits de pourceau, avec lesquels on s’empoisonne souvent : récemment ils ont fait périr des familles entières, tous les convives d’un festin. Quel plaisir si grand à user d’un mets si suspect ? (§ XLVII, traduction d’Émile Littré, Paris, 1848).
Juste avant ce paragraphe, Pline mentionne les précautions à observer avec les bolets, qui, écrit-il, sont un aliment sans doute fort agréable, mais décrié depuis que, par un attentat éclatant, Agrippine s’en est servie pour donner du poison à l’empereur Claude, son mari, donnant du même coup, dans la personne de son fils Néron, un autre poison funeste au monde, funeste à elle-même (op. cit. § XLVI).
Parce qu’elle inaugure une série de morts causées par des champignons vénéneux ou des poisons, la mort de l’empereur Claude mérite qu’on la replace dans son contexte historique.
Claude, qui régna de 41 à 54, avait épousé en troisièmes noces (à 48 ans) sa petite-cousine Messaline, alors âgée de 14 ans. Ils eurent deux enfants : Octavie et Britannicus. Mais l’inconduite scandaleuse de Messaline lui valut d’être finalement assassinée avec son amant du moment. En quatrièmes noces, il épousa sa nièce Agrippine, veuve de Domitius Ahenobarbus (“à la barbe de bronze”), dont elle avait eu un fils, Néron, qu’elle fit adopter par Claude. On dit qu’Agrippine empoisonna Claude pour faire accéder au trône son fils Néron (Dictionnaire de l’Antiquité, Bouquins, p. 877).
Ce “on dit“ n’est pas à négliger. Il provient des ouvrages d’auteurs presque contemporains des événements de ce Ier siècle, non seulement le savant Pline l’Ancien, mais aussi les historiens Tacite, auteur des Annales (retraçant les règnes impériaux pendant les années 14 à 68), et Suétone, auteur des Vies des douze Césars.
Dans la Vie de Néron, Suétone écrit : Ce fut par Claude que Néron commença ses meurtres et ses parricides. S’il ne fut pas l’auteur de sa mort, il en fut du moins le complice. Il s’en cachait si peu qu’il affectait de répéter un proverbe grec en appelant “mets des dieux” les champignons qui avaient servi à empoisonner Claude (ch. XXXIII, traduction adaptée par J. Poucet, Louvain, 2001).
À la mort de Claude, Néron évince l’héritier légitime, Britannicus, et accède au trône impérial en octobre 54 ; il a 17 ans. Il est déjà en froid avec sa mère dont l’omniprésence le gêne. En 55, Britannicus ayant presque 15 ans, Néron commandite en secret l’élimination de son “frère”.
Les récits de Tacite et de Suétone diffèrent légèrement, mais ont en commun de décrire la mort de Britannicus pendant un banquet comme l’effet d’un poison préparé par la célèbre empoisonneuse Locuste. Tacite raconte qu’un breuvage encore innocent, et goûté par l’esclave goûteur, fut servi à Britannicus ; mais la liqueur était trop chaude, et il ne put la boire. Avec l’eau dont on la rafraîchit, on y versa le poison, qui circula si rapidement dans ses veines qu’il lui ravit en même temps la parole et la vie. La même nuit vit périr Britannicus et allumer son bûcher funèbre (Annales, Livre XIII, ch. 16-17, traduction de J-L Burnouf, Paris, 1859).
Après ce crime, laissé sans traces avec l’incinération de la victime, Néron fait tuer sa mère, sa vieille tante, ses femmes successives (Octavie et Poppée), ses anciens précepteurs (dont le philosophe Sénèque, qu’il contraint à se suicider), les chrétiens dans l’arène etc. Morts brutales, sanguinaires, et pas dues à des poisons !
Tout cela nous a quelque peu éloignés des champignons !
Pline l’Ancien nous y ramène en indiquant comment cuisiner les champignons (avec de la viande ou avec des queues de poire … ou du vinaigre) et comment en user pour remédier à des problèmes de santé (en cas de taches du visage chez les femmes, excroissances à l’anus, maladies des yeux, éruptions de la tête et morsures des chiens). Véritable panacée, ils étaient donc d’emploi fréquent chez les Romains.
Il rapporte également quelques croyances, notamment au sujet des bolets : Il faut se les interdire, car si par hasard ils naissent près d’un clou de bottine militaire, d’un morceau de fer rouillé, ou d’une étoffe pourrie, aussitôt ils transforment en poisons tous les sucs étrangers qu’ils pompent. D’autres choses encore les rendent vénéneux : par exemple, croître auprès du trou d’un serpent, et être frappés de son haleine lorsqu’ils commencent à s’ouvrir, disposés à prendre le venin des reptiles par leur puissante affinité pour les poisons (op. cit. § XLVI).
Le Livre des Superstitions semble confirmer ces superstitions antiques : Selon une croyance de certaines régions d’Europe, tout champignon qui pousse à proximité d’un métal, fer, cuivre etc., devient vénéneux. Dans le même ordre d’idées, le cèpe qui se développe sur une guenille ou un morceau de cuir devient dangereux pour la consommation, dit-on en Gironde (ibid.).
Mais pour les Indiens d’Amérique centrale, les champignons vénéneux sont des symboles phalliques : ils en répartissent de plusieurs sortes sur les autels dressés en plein air, ou bien ils en entourent la natte où couchent les femmes. Ces rites visent un double but : accroître la fertilité des champs, et augmenter la fécondité de la tribu (ibid.).
Dans certains pays africains, on croit que les champignons sont un symbole de la vie, régénérée par la fermentation, la décomposition organique, c’est-à-dire la mort (Dictionnaire des Symboles, Bouquins, p. 204-205).
Et en Chine, le champignon est un symbole de longévité, car, après séchage, il se conserve très longtemps (ibid.).
En Occident, cèpes, chanterelles et girolles, pieds-de-mouton, trompettes-de-la-mort, lactaires délicieux, pieds bleus, pleurotes, shiitake — tous ces champignons comestibles, sauvages ou cultivés, font les délices des gourmets modernes. À l’approche des festivités de fin d’année, même en petit comité, on appréciera aussi, avec ou sans foie gras, la truffe, ce “produit miraculeux”, selon Pline, qui passe pour être un puissant aphrodisiaque. Qui sait ?
Merci à mon ami Olivier pour ses photos de champignons !