Virgile lisant l’Énéide à Auguste, Octavie et Livie

C’est en septembre 19 avant notre ère qu’est mort Virgile, auteur des Géorgiques, des Bucoliques et de l’Énéide. Et c’est en septembre aussi qu’est né (en 63 avant notre ère) l’empereur Auguste. Pour commémorer ces anniversaires en ce mois de septembre, je propose l’analyse d’un tableau sur lequel tous deux sont représentés — tableau que j’ai vu dans un musée de Chicago.

Le peintre : Jean-Baptiste WICAR, dit “Le Chevalier Wicar”. Peintre et dessinateur français, né en 1762 à Lille et mort en 1834 à Rome, après avoir effectué de nombreux voyages et séjours en Italie. Élève de Jacques-Louis DAVID et, comme lui, admirateur de l’Antiquité gréco-romaine — revenue à la mode sous la Révolution Française et pendant le 1er Empire. J’avais peu de renseignements sur cet artiste. Mais je suggère un site qui lui est consacré : http://www.universalis.fr/encyclopédie/jean-baptiste-wicar

L’œuvre : Virgile lisant l’Énéide à Auguste, Octavie et Livie, huile sur toile, 1790/93, Art Institute Museum, Chicago, États-Unis. 

Virgile lisant l'Énéide-Chicago

De même que le Français Ingres a peint plusieurs fois la rencontre d’Oedipe et du Sphinx — un sujet qui l’inspirait — de même J.-B. Wicar a réalisé un autre tableau sur le thème de l’Énéide, intitulé Virgile lisant l’Énéide devant Auguste et Livie (fin XVIIIè-début XIXè siècle), qui est exposé au Palais des Beaux-Arts de Lille, sa ville natale.

Ci-dessous, les deux toiles (à gauche, celle de Lille ; à droite, celle de Chicago).

 

Mouvement : Néo-Classicisme. Nouveau classicisme … qui s’étend de la seconde moitié du XVIIIè siècle à la seconde moitié du XIXè siècle. Se traduit par la redécouverte de l’Antiquité érigée en modèle idéal pour l’art (L’Histoire de la peinture pour les Nuls, p. 486).

Jacques-Louis David est le chef de file de ce Mouvement. Ses élèves et lui traitent de sujets antiques pour enseigner des valeurs morales à leurs contemporains. L’exaltation de la vertu romaine, au sens de courage et de patriotisme, … devient le manifeste du courant néoclassique qui va triompher partout en Europe (Ibid. p. 215).

On comprend pourquoi l’Énéide, dont le héros éponyme, Énée, incarne ces vertus (courage et patriotisme), inspire J.-B. Wicar, qui peint ce tableau au début de la Révolution Française.

Catégorie : Scène de genre. Et, en quelque sorte, allégorie de l’Énéide. Une allégorie est une forme picturale où le personnage peint représente une entité abstraite ou une idée générale (L’Histoire de la peinture pour les Nuls, p. 474). Ici, l’Énéide de Virgile est mise en valeur par les réactions de plusieurs personnages à la lecture de l’œuvre par son auteur.

Thème : Historique et littéraire.

Virgile composa l’Énéide durant les dix dernières années de sa vie, de 29 à 19 avant J.-C., après que la bataille d’Actium eut définitivement établi le pouvoir d’Octave (le futur empereur Auguste). Le poème a pour fin de célébrer l’origine et le développement de l’Empire romain, ainsi que les exploits d’Auguste et de Rome. Son fondement en est la légende d’Énée, le héros troyen qui survécut à la chute de Troie et qui, après de longues pérégrinations, fonda une colonie troyenne dans le Latium en Italie, et devint, par l’intermédiaire de son fils troyen Iule, l’ancêtre de la ‘gens’ Julia et le fondateur d’Albe la Longue (et ultérieurement de Rome) — selon le Dictionnaire de l’Antiquité (p. 358 sq.).

C’est sans doute sous la pression de Mécène, leur ami commun, que Virgile avait accédé à la demande d’Auguste d’écrire une épopée sur lui et sur Rome. Cependant Auguste attendait impatiemment son achèvement et, en 23 av. J.-C., il obtint que le poète lût les livres II, IV et VI devant la famille impériale (ibid.). 

C’est cette scène de la lecture de l’Énéide qu’imagine et que représente J.-B. Wicar dans ses deux tableaux.

Mais L’Énéide demeura inachevée, à cause de la mort de Virgile, à Brindes, lors de son retour d’un voyage en Grèce. Or, il avait chargé son ami Varron de brûler son épopée qu’il jugeait imparfaite, s’il venait à mourir. Sa volonté ne fut pas respectée puisqu’Auguste ordonna la publication de l’Énéide, ce qui fut fait après quelques remaniements de Varius et Tucca (ibid. p. 1045).

Bibliographie : L’Histoire de la peinture pour les Nuls, édition First ; Dictionnaire de l’Antiquité, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont ; Dictionnaire des Symboles, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont.

Analyse iconographique :

La scène, théâtrale, se passe dans un intérieur ouvert sur un décor-paysage extérieur.

Au premier plan, à droite quand on regarde la toile, est assis un homme, vêtu d’une tunique jaune et d’une toge blanc ivoire, qui tient de sa main gauche un volumen (rouleau de papyrus ou de parchemin) déroulé, et lève sa main droite pour accompagner sa lecture déclamatoire : c’est Virgile, le poète qui a composé l’Énéide. Son geste correspond à ce qu’on appelle l’actio (ou action) dans la rhétorique de Cicéron, c’est-à-dire l’ensemble des gestes et intonations qui dramatisent le discours de tout orateur voulant émouvoir (movere) ou plaire (delectare). Dans cette scène, Virgile “acte” son texte et remue son auditoire.

Au second plan, légèrement décalés vers la gauche, sont assis trois personnages qui forment un “bloc”, tant ils sont rapprochés. C’est la famille impériale. Situé presque au centre de la toile, se trouve Auguste, portant une couronne et revêtu d’une tunique jaune et d’une ample toge pourpre. Il fait un geste de la main vers Virgile. À côté de lui, on voit son épouse Livie en stola (robe) blanche et palla (manteau) mauve ou violet, et sa sœur Octavie (stola jaune et palla verte). Livie, terrassée par ses émotions et affaissée sur elle-même, comme évanouie, les yeux fermés, est soutenue par Octavie debout derrière elle. 

Écoutant l'Énéide

L’arrière-plan est formé d’abord, à gauche, d’un mur sur lequel est accrochée une draperie noire. À droite, quelques marches et des colonnes mènent à un balcon d’où l’on peut voir, en silhouettes grises, des monuments de Rome : deux temples, un amphithéâtre et une sorte d’obélisque (ou autre colonne).

Aucun personnage ne regarde vers le spectateur du tableau ; c’est une scène intime, à laquelle personne n’est invité à participer. Mais le spectateur peut exercer son jugement.

Analyse symbolique :

Virgile et l'Énéide, détail du décor
Colonnes et monuments

Le décor est “à la romaine”, avec les dalles, les draperies, les meubles (chaise curule, lit, table aux pieds sculptés), les monuments, les colonnes austères.

Le néoclassicisme n’est pas seulement un retour à l’antique. La découverte des vestiges antiques d’Herculanum et de Pompéi a révélé en effet une Antiquité au quotidien conservée sous la cendre. La diffusion des gravures, notamment celles de l’Italien Piranèse (1720-1778), devient source multiple d’inspiration : par exemple, les arts décoratifs copient le mobilier retrouvé. La naissance de l’archéologie scientifique permet d’autres découvertes, comme celle des temples grecs d’Italie, où la colonne de l’ordre dorique, sans base, est la révélation d’une beauté simple et primitive (Peinture pour les Nuls, p. 211).

 

Les canons de la beauté grecque en peinture se retrouvent dans cette toile : le nez “grec”, droit et en prolongement du front ; les pieds “grecs”, dont le deuxième orteil dépasse le premier ; les cheveux tressés (pour les femmes mariées) et blonds (couleur de la chevelure des dieux), ou bien bouclés et foncés (ici, pour les hommes). Les personnages sont jeunes et idéalisés, comme il est habituel dans la représentation picturale des puissants (dieux ou souverains). En réalité, la scène étant censée se passer en 23 avant notre ère, Virgile avait alors 47 ans et Auguste 40 ans — ce qui, dans l’Antiquité était à la limite de l’âge dit senior (46 ans).

Table, couronne et rouleaux

La statuette de Minerve, sur la petite table à gauche, symbolise le travail du poète et les exploits narrés dans son épopée. Virgile présente Minerve à la fois comme la déesse de l’Artisanat et celle de la Guerre (Dictionnaire de l’Antiquité, p. 643). De plus, Minerve, également déesse de la Sagesse, faisait partie de la triade capitoline (avec Jupiter et Junon) et comptait au nombre des divinités protectrices de Rome.

La couronne de lauriers (aussi sur la table) est liée au symbolisme de l’immortalité ; symbolisme qui n’était sans doute pas perdu de vue par les Romains lorsqu’ils en firent l’emblème de la gloire, aussi bien des armes que de l’esprit. Arbuste consacré à Apollon, il symbolise l’immortalité acquise par la victoire. C’est pourquoi son feuillage sert à couronner les héros, les génies et les sages. Arbre apollinien, il signifie aussi les conditions spirituelles de la victoire, la sagesse unie à l’héroïsme (Dictionnaire des Symboles, p. 563). Sur ce tableau, la couronne de lauriers est une possession d’Auguste imperator (général en chef victorieux) qui sera sans doute décernée à Virgile, nouvel Orphée.

Les rouleaux (volumina au pluriel) : il y en a trois, peut-être parce que Virgile a lu trois chapitres ou “chants” (II, IV et VI) de son épopée en vers devant la famille impériale. Deux sont posés sur la table à gauche, et un apparaît très visiblement dans la main de Virgile. Ils symbolisent l’Énéide, bien sûr, mais aussi, plus largement, la Connaissance.

Analyse chromatique :

Plusieurs des couleurs employées par J.-B. Wicar peuvent avoir une valeur symbolique dans ce contexte.

Le rouge de la toge d’Auguste : couleur qui a une symbolique guerrière, car elle est associée au dieu Mars. L’Imperator (général en chef) portait une cape rouge (Jules César mentionne qu’il en porte une lors du siège d’Alésia). Un rouge somptueux, plus mûr et légèrement violacé, devient l’emblème du pouvoir, qui bien vite s’en réserve l’exclusif usage. C’est la pourpre : cette variété de rouge était à Rome la couleur des généraux, de la noblesse, des patriciens : elle devint par conséquent celle des Empereurs. Elle est devenue le symbole même du pouvoir suprême (Dictionnaire des Symboles , p.832). 

Le jaune des tuniques de Virgile et d’Octavie est ici l’attribut de puissance des princes, des rois, des empereurs, pour proclamer l’origine divine de leur pouvoir (Symboles, p. 535). En ce qui concerne Virgile, ami de l’empereur, cette teinte lui confère un pouvoir de démiurge : par la poésie, il a (re)créé l’histoire de la famille impériale en faisant revivre les exploits des ancêtres de cette famille, Énée et Iule.

Le blanc était la couleur des tuniques et des toges romaines. Son symbolisme est multiple, mais ici le blanc des vêtements de Virgile et de Livie pourrait être le symbole de l’intelligence (Ibid., p. 128).

Le vert de la palla d’Octavie. Le vert est souvent associé au rouge (couleurs complémentaires), avec lequel il entre dans un jeu symbolique d’alternance. Le peintre a attribué à Octavie, sœur d’Octave-Auguste, un vêtement partiellement vert, par complémentarité avec son frère, vêtu de pourpre. D’autre part, le vert était le symbole de la raison : Minerve avait les yeux pers, couleur vert d’eau (Ibid., p. 1002 sq.).

Le mauve/violet semble bien convenir à Livie, d’après ce que les historiens antiques (notamment Suétone) ont rapporté à son sujet, car c’est la couleur de la tempérance … de lucidité et d’action réfléchie, d’équilibre entre la terre et le ciel, les sens et l’esprit, la passion et l’intelligence, l’amour et la sagesse (Ibid., p. 1020). Mais sur cette représentation, elle est dominée par les émotions qu’elle a ressenties en entendant le récit de Virgile.

Le noir sert de repoussoir, c’est-à-dire de moyen de mettre en valeur ici, par contraste de couleurs, les membres de la famille impériale.

Composition :

Virgile lisant l'Énéide
Lignes de composition

Ligne bleue : le partage vertical deux tiers/un tiers place Virgile seul à droite et la famille d’Auguste à gauche. Cette ligne de construction permet aussi de séparer visuellement l’intérieur du palais impérial et l’extérieur, la ville de Rome. Virgile se situe à droite (côté progressif) et Auguste regarde vers la droite (vers l’avenir).

Quant aux diagonales, elles se coupent sur la manche d’Auguste, mettant en valeur le geste de sa main. Veut-il apaiser le ton de Virgile (peut-être emporté par son élan oratoire), ou ralentir son discours, ou même le stopper (car Livie s’est trouvée mal) ? On remarque avec intérêt la proximité des mains des deux hommes et leur complémentarité : l’une verticale, l’autre horizontale. C’est un moment de tension dramatique.

Style :

J.-B. Wicar a une approche classique simple et austère, à la manière de David, peintre de La Mort de Socrate et du Serment des Horaces, à qui il doit beaucoup. Comme David, il est aussi un bon dessinateur.

Synthèse :

Le tableau adhère à la narration, puisque tous les éléments de son titre s’y retrouvent : les quatre personnages (Virgile, Auguste, Octavie et Livie) et l’œuvre lue (matérialisée par plusieurs volumina, rouleaux). Le peintre rend sensible l’impact de l’Énéide sur Auguste et sa famille, dont les réactions sont spectaculaires. C’est dire le pouvoir de l’œuvre littéraire !

 

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